Conserveries mémorielles

Utopie, nostalgie : approches croisées, n°22/2018

Sous la direction de Karine Basset et de Michèle Baussant

Fondée en 2006 à l’initiative de Bogumil Jewsiewicki, dans le cadre de la Chaire de recherche du Canada en histoire comparée de la mémoire, Conserveries mémorielles est, depuis 2010, accueillie par le Centre interuniversitaire d’études sur les lettres, les arts et les traditions (CELAT) à Québec et par l’Institut d’histoire du temps présent (IHTP, UMR8244, CNRS / Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis) à Paris. C’est une revue transdisciplinaire à comité de lecture, qui publie des travaux empiriques et théoriques de divers horizons touchant aux problématiques de la mémoire, du temps et de l’historicité. Elle est animée par une équipe internationale de jeunes chercheurs.

Si l'acception péjorative de l'utopie et de la nostalgie l'emporte souvent, dans le sens commun, sur leur prise en considération comme catégories analytiques et/ou comme objets historiques, dans le même temps, les modalités et les processus par lesquelles elles émergent et « s'incarnent », notamment dans des lieux, ont récemment suscité un intérêt croissant dans les recherches en sciences humaines et sociales : la première est repensée notamment à la lumière du projet analytique d'un des principaux penseur de l'utopie, le philosophe Ernst Bloch; tandis que la seconde est devenue, à la suite de la notion de mémoire, l'un des nouveaux paradigmes pour saisir les formes de réflexivité qui accompagnent la conscience d'une histoire, dans le cadre de fortes mutations sociales, politiques et idéologiques.

C’est à l’articulation entre l’utopie et la nostalgie, souvent perçues comme antinomiques et qui renvoient à des clivages a priori bien établis (progrès/réaction, modernisme/passéisme, etc.), que ce numéro est consacré. Comment penser le lien entre ces deux notions et les phénomènes sociaux auxquelles elles renvoient ? La nostalgie est souvent définie de manière relativement étroite, relevant le plus souvent de l’expérience individuelle. L’utopie, quant à elle, est polysémique, inscrite au registre du collectif et du social. Pourtant, elles se rejoignent l’une et l’autre, à travers leur référence centrale à un ailleurs qui n’existe pas ou plus, s’ancrant dans une dimension soit contestataire soit d’échappatoire à la société actuelle. Les textes présentés ici explorent les conditions et les processus historiques par lesquels se rencontrent et s’articulent, dans des contextes précis, l’utopie et la nostalgie.

Différents spécialistes ont affirmé l’inadéquation de l’utopie et de l’histoire. À partir des utopies littéraires françaises des XVIIe et XVIIIe siècles, Caroline Saal questionne la présence du passé dans une production culturelle décrivant une société idéale fictive. Pourquoi, dans une île qui se veut la gardienne de la prospérité et dans un récit qui fait l’apologie de l’idéal, des vibrations historiques sont-elles nécessaires ? Donnant de l’épaisseur au récit, le passé constitue dans ces narrations un vecteur d’opinion qui permet de critiquer le présent et de réécrire l’histoire. Les récits historiques insérés dans les récits utopiques représentent des formes de contre-histoire où s’exprime une forme nostalgique pour le passé.

L’analyse de Peter Murvai, consacrée à une partie du même corpus littéraire, les utopies louis-quatorziennes, complète ce propos. Il met l’accent sur la « convergence entre l’imaginaire utopique, celui du Nouveau Monde et celui de l’Antiquité », et montre que ces références nostalgiques construisent des états imaginaires dont la temporalité se situe en dehors de l’Histoire proprement dite. Dans les utopies narratives de cette période, l’hypothèse d’une corrélation entre l’imaginaire utopique et l’idée de progrès ne tient pas, vu que ces œuvres semblent davantage rejeter les prémisses du libéralisme naissant au nom d’un idéal nostalgique inspiré des vertus du républicanisme antique et de la simplicité amérindienne.

Le Fou d’Elsa, poème de Louis Aragon publié en 1963, relate la fin de l’émirat de Grenade, en 1492. Une Andalousie rêvée permet à l’écrivain, qui est aussi communiste, de tenir un discours sur l’histoire, en particulier sur la guerre d’Algérie. Stephane Baquey s’attache à saisir ce rapport à l’histoire que le croisement entre utopie et nostalgie instaure : comment le recours nostalgique au passé autorise t-il à projeter un élan utopique. Une Grenade où religions et cultures se mélangent, devient l’expression figurée, nostalgique, d’une Algérie non advenue, sorte d’utopie rétrospective qu’avaient rêvée les communistes. Ce rêve andalou est non seulement une célébration d’un passé idéalisé, mais aussi l’une des conditions de la reconstitution d’un front utopique, donnant naissance à d’autres combats, comme ceux du tiers-mondisme.

Les montages d’Harun Farocki autour des images des victimes des camps nazis sont un moyen plastique et mémoriel à même d'écrire l'histoire et de faire surgir à l’écran le destin des victimes. Amélie Bussy, dans son texte sur le cinéaste propose d'analyser le montage farockien à l'aune de la notion de nostalgie afin d'observer la poétique mise au point dans ses films. Elle met en évidence l’impossibilité d’une rencontre entre utopie et nostalgie. Questionnant l'archive cinématographique ou photographique, comme trace d'un passé, dans la création d’un passage vers le présent d’événements destructeurs, elle montre que le passé ne peut ici servir ni de cadre pour le futur, sinon en négatif, ni de mouvement vers l’avenir.

L’article de Thomas Dodman retrace le moment où, en pleine colonisation de l'Algérie au milieu du XIXe siècle, se croisent les trajectoires de l'utopie et de la nostalgie. L’Algérie devient un lieu d’expérimentation utopique et de réorganisation sociale, investi par des saint-simoniens et des fouriéristes. Cette Algérie est aussi le lieu où « échouent » des soldats, en mal du pays, frappés d’une nostalgie alors perçue comme le mal spécifique de cette Algérie militarisée et sans « corps social ». Faire de l’Algérie une partie et une copie imaginée de la France, avec ses villages structurés autour de l’église, de la mairie, du monument aux morts et du kiosque à musique était perçu sans doute comme un remède.

En s’intéressant aux collectifs de jeunes paysans récemment installés dans les campagnes du Sud de la France, Madeleine Sallustio montre que la référence au passé, dans sa forme idéalisée et nostalgique, peut être une source de créativité. Nostalgie du passé paysan et « nostalgie de l’avenir » sont ici les moteurs indissociables de l’élan utopique contenu dans l’image conservatrice ancienne, mais à la signification politique réactualisée par l’impératif écologique du « retour à la terre ». L'imaginaire utopique et l'imaginaire nostalgique s'alimentent l'un et l'autre, oscillant entre la réaction face à un présent que l'on rejette et le souhait d'une alternative radicale englobant tous les registres de l'existence.

Dans les vingt années qui ont suivi la chute du mur, de 1989 à 2009, l’Ostalgie, la nostalgie de l’ex-RDA, arevêtu des formes singulières, de l’engouement pour des objets désormais obsolètes au regret d'un modèle social jugé plus égalitaire. Marina Chauliac montre comment l’utopie communiste est devenue une « utopie rétrogressive », se fondant sur le ferment utopique du passé de la RDA comme valeur d’une société idéale dans le futur et alternative à l’ordre social existant. Cependant, face à un présent où le rêve de l’Ouest ne s’est pas réalisé et où une vision idéalisée et nostalgique du passé s’est substituée à l’utopie d’un monde meilleur, l'Ostalgie des jeunes générations prend alors une autre forme qui, gardant son potentiel critique à l’égard du présent, s'éloigne de la vision utopiste d’une nouvelle société allemande communiste.

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