Travail, genre et sociétés

« Sales boulots », n°43/2020

La revue Travail, genre et sociétés a été créée en 1999, dans la dynamique lancée par la création en 1995, au CNRS, du groupement de recherche « Marché du travail et genre » (Mage). La revue, publiée par les éditions La Découverte, s’inscrit dans une double volonté : poser la question de la différence des sexes dans les sciences sociales du travail et inviter à la réflexion sur le travail dans le champ des recherches sur le genre ; décrypter les hiérarchies, divisions et segmentations qui parcourent le monde du travail et poser la question de l’égalité entre hommes et femmes.

Les trois mots du titre de la revue résument son approche :

  • Le travail, qui n’est pas un domaine spécialisé de recherche mais notre fil rouge pour lire le statut des femmes et des hommes dans la société.
  • Le genre, toujours présent quelle que soit son appellation (différence des sexes, masculin/féminin, rapports sociaux de sexe, domination masculine, intersectionnalité) car la revue n’est pas celle d’une école et chaque auteur(e) choisit le concept qui lui convient.
  • Les questions de sociétés qui sont cruciales au regard du genre, même sans lien direct avec le travail (la prostitution, l’avortement, la parité en politique, la gestation pour autrui, les allocations familiales, le revenu universel, etc.).

La revue est un lieu qui vise à valoriser la recherche en suscitant des confrontations entre chercheurs et chercheuses qui ont des options théoriques différentes, voire opposées, mais qui partagent la conviction qu’une lecture sexuée du monde social — et, en particulier, des mondes du travail — a des vertus heuristiques. Cette confrontation repose sur une constante volonté de pluridisciplinarité, comme l’atteste la diversité des appartenances disciplinaires des auteurs ayant publié dans la revue (sociologues, économistes, historiens et historiennes, juristes, philosophes, politologues, psychologues, anthropologues, chercheurs et chercheuses en sciences de l’éducation, musicologues) et sur le recours systématique aux ouvertures internationales. La comparaison internationale permet de resituer les inégalités de sexe dans des configurations sociétales diverses et de repérer des récurrences et des clivages qui réinterrogent les concepts et problématiques. L’Europe occupe une place centrale dans les sommaires de la revue mais, au-delà, des chercheurs et chercheuses de la Chine, de l’Inde, du Brésil, des pays de l’Est, des États-Unis, de Turquie et d’Argentine sont présent. Depuis 2014, une sélection d’articles de la revue est d’ailleurs traduite en anglais et accessible sur le site de Cairn international.

Outre les rubriques habituelles (mutations, critiques, ouvrages reçus, présentation des auteurs, résumés en français, anglais, chinois, allemand, espagnol et portugais), le dernier numéro paru présente le parcours de Mirabelle, une artiste d’un cabaret de travestis, une controverse sur le Féminicide et un dossier sur les Sales boulots.

Ce dossier, sous la responsabilité de Pauline Seiller et Rachel Silvera, porte sur le sale boulot et les boulots sales. Le concept de « sale boulot », tel qu’il est décrit par le sociologue américain E. C. Hughes, désigne à la fois des activités professionnelles jugées dégradantes, dégoûtantes ou humiliantes, souvent en bas de l’échelle de la division du travail (par exemple,  le traitement des déchets, la prise en charge de la mort, des corps malades, le nettoyage…) et certaines dimensions moins valorisantes que l’on trouve dans toutes les activités professionnelles et qui sont généralement déléguées au personnel subalterne et/ou aux salarié(e)s récemment arrivé(e)s ou moins intégré(e)s — précaires, sous-traitants, non titulaires. Dans les deux sens, le sale boulot est au cœur de la division du travail et, en particulier, de la division sexuelle du travail. Le dossier propose de revenir sur cette question classique de sociologie du travail dans le cadre d’une réflexion sur les inégalités de genre en s’intéressant spécifiquement aux boulots sales, ceux « dont on devrait avoir un peu honte »1 .

Si, dans le champ des boulots sales, l’exposition à la saleté des hommes peut parfois être source de reconnaissance au travail, les femmes garantissent la propreté de manière invisible — et pourtant indispensable. Le rapport au sale boulot produit et reproduit des inégalités de genre au travail. Il confère en effet une reconnaissance des métiers inégale et un rapport au travail différencié, dans ces métiers souvent perçus uniformément comme dégradés et dévalorisés. Le dossier propose donc d’analyser comment le sale boulot dans ces métiers confère des gratifications matérielles et symboliques différentes aux salarié(e)s, ce qui contribue à façonner un rapport au travail différencié du fait de la division sexuelle du travail. On sait par exemple que les dimensions les moins valorisées du travail du care sont peu reconnues dans ce secteur très féminisé. Les sales boulots où sont regroupés majoritairement des ouvriers masculins parviennent-ils mieux à faire reconnaître des formes de technicité spécifiques au sale boulot ? Comment les salarié(e)s se saisissent-ils/elles de dimensions peu valorisées du travail pour favoriser la reconnaissance des boulots sales ? « Métiers féminins » et « métiers masculins » sont-ils infériorisés de la même manière ?

Cette question de la reconnaissance peut s’aborder non seulement du point de vue des conditions d’emploi et de travail (aménagements des postes de travail, primes pour exposition à la saleté, etc.), mais aussi du point de vue symbolique, à partir du regard porté sur les différents boulots sales (saisi du point de vue de celles et ceux qui l’exercent). Le dossier explore aussi la manière dont la saleté et les dimensions les plus dégradantes du travail ont des effets sur les normes de genre dans certains groupes professionnels du salariat d’exécution. En s’intéressant aux chiffonniers et aux chiffonnières au xixe siècle (Caroline Ibos), aux éboueurs et balayeurs aujourd’hui (Hugo Bret), au secteur du tri des déchets ménagers (Leïla Boudra) ou encore aux aides à domicile, aux aides-soignantes et infirmières, aux secrétaires médicales (Christelle Avril et Irene Ramos Vacca), le dossier étudie le rapport au sale boulot dans les boulots sales et montre comment se configurent les masculinités et féminités dans ces univers professionnels des mondes populaires2 .

Les prochains dossiers de la revue aborderont des thématiques variées : l’intersectionnalité au travail, les agricultrices, les reconfigurations du travail domestique et le genre face aux armées.

La revue est en ligne sur le portail de Cairn avec accès ouvert au texte intégral des articles après un délai d’un an en français et partiellement en anglais.

Travail, genre et sociétés

 

Hyacinthe Ravet, directrice, et Clotilde Lemarchant, directrice adjointe de Travail, genre et sociétés

  • 1Hughes E. С. 1996, Le regard sociologique. Essais choisis. Textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie, Éditions de l'École des Hautes Études en Sciences Sociales.
  • 2Sur les chiffonniers, voir aussi : Compagnon A. 2016, Baudelaire et l’économie circulaire, Lettre de l’InSHS n°39 : 17-18. https://www.inshs.cnrs.fr/sites/institut_inshs/files/download-file/lettre_infoinshs39hd-min.pdf