L’expert-comptable, révélateur de l’intelligence collective sur les plateformes de crowdlending

Economie/gestion

Quel rôle l’expert-comptable peut-il jouer dans l’exploitation de l’intelligence collective par le crowdlending1 , et à quelles conditions ? C’est la question à laquelle tentent de répondre Héloïse Berkowitz, chargée de recherche CNRS à la Toulouse School of Management Research (TSM-Research, UMR5303, CNRS / Université Toulouse Capitole), et Antoine Souchaud, professeur assistant au sein du département comptabilité, contrôle et affaires juridiques de NEOMA Business School. Dans l’étude publiée dans la revue Comptabilité Contrôle Audit, ils proposent un modèle élargi de co-dépendance entre plateforme de crowdlending, porteurs de projet, foule et experts-comptables qui permet une « ingénierie » de l’intelligence collective, c’est-à-dire son expression, sa transformation et son exploitation dans les processus d’obtention et de contrôle des prêts participatifs.

  • 1Le crowdlending est une sous-catégorie du concept plus large de financement participatif ou crowdfunding. Il s’agit d’opérations de prêt à des PME souscrites par la « foule » (« crowd » en anglais). Cette foule peut également être accompagnée par des institutionnels tels que des banques ou des mutuelles, qui co-investissent sur certaines plateformes sélectionnées. Un nombre important d’investisseurs prend ainsi part au financement de chaque projet.

L’article explore sous quelles conditions, notamment organisationnelles, l’intelligence collective peut être activée et utilisée comme ressource fiable sur les plateformes de crowdlending, c’est-à-dire de prêt rémunéré entre pairs. L’intelligence collective appliquée au crédit implique qu’un groupe serait plus à même de prendre des décisions d’investissement intelligentes que des individus isolés. Si cette hypothèse reste largement débattue, l’économie de plateformes repose, d’une manière plus générale, sur l’idée selon laquelle la foule est une source pertinente d’évaluations (sur les restaurants, les hôtels, les conducteurs).

Dans le crowdlending, la question de la place de cette foule se pose de manière encore plus aigüe car il existe un expert, l’expert-comptable de l’emprunteur, qui est le premier détenteur d’informations sur la solvabilité de son client. Or, le crowdlending implique de nouvelles formes d’intermédiation directe entre foule (« crowd ») et porteurs de projets. Certains travaux théoriques ont conceptualisé un modèle s’appuyant sur le principe de co-dépendance entre plateforme de crowdfunding, foule et porteurs de projet. Ce modèle a trouvé une expression concrète sur des plateformes qui ont fait le pari de l’intelligence collective.

La plateforme étudiée par les auteurs de l’article, nommée « PeerUnion », a développé un modèle d’intelligence collective s’appuyant également sur la figure de l’expert-comptable. Pour ce faire, elle a lancé un partenariat avec l’Ordre des experts-comptables. Mais ce partenariat a été abandonné au bout d’un an et demi. Les auteurs ont alors cherché à comprendre les causes de cet échec et à proposer un modèle d’ingénierie de l’intelligence collective en s’inspirant de la littérature sur la co-dépendance et la théorie des organisations. Ils ont ainsi mené une étude sur plus de trois ans et ont collecté un riche matériau combinant entretiens avec les différents types d’acteurs etéchanges entre foules et porteurs de projets sur les forums de la plateforme, là où s’exprime directement l’intelligence collective.

Les chercheurs montrent tout d’abord que si la logique de partenariat a échoué entre la plateforme et l’ordre des experts-comptables, c’est parce que la plateforme a introduit un nouvel acteur à part entière dans son business model, l’expert-comptable, sans pour autant respecter le principe de co-dépendance entre parties prenantes.

Dans le modèle revisité proposé, l’intelligence collective appliquée au crowdlending possède une variété de fonctions en amont et en aval des collectes de fonds, à la condition d’une co-dépendance qui se traduit par un pouvoir de décision partagé entre les différents acteurs (plateforme, foule, porteurs de projet et experts-comptables). En amont et grâce à l’expert-comptable, l’intelligence de la foule sert à évaluer un projet, comprendre son business model, anticiper un risque de défaut et prendre ainsi des décisions d’investissement (en stoppant ou en autorisant une collecte). En aval, l’intelligence collective permet non seulement de mutualiser la prise de risque mais aussi de constituer un réseau « d'adjuvants », qui vont se saisir du projet et aider à sa diffusion, sur les réseaux sociaux par exemple.

L’étude montre l’importance de l’expertise-comptable dans ce que les chercheurs ont nommé l’« ingénierie » de l’intelligence collective. Elle offre ainsi des pistes intéressantes pour repenser la profession et son articulation avec l’économie collaborative ou de plateformes.

Proposition de fonctionnement revisité du crowdlending (Berkowitz & Souchaud, 2019, p. 57). « P » pour plateforme ; « EC » pour expert-comptable ; « F » pour foule ; « PP » pour porteur de projet.

Référence :

Berkowitz H., Souchaud A. 2019, Intelligence collective et organisation co-dépendante : le rôle de l’expert-comptable dans le crowdlending, Comptabilité Contrôle Audit, 25 (3) : 41-67.

Contact

Héloïse Berkowitz
Chercheuse CNRS, TSM-Research
Antoine Souchaud
Professeur assistant, Neoma Business School