Critique Internationale

Figures du patriotisme dans le monde contemporain, n°58 2013/1

Créée en 1998 par Jean-François Leguil-Bayart et adossée au Centre d'études et de recherches internationales, Critique internationale est une revue pluridisciplinaire qui a pour vocation de contribuer à l'analyse des relations internationales et des dynamiques politiques, économiques et sociales à l'œuvre dans les pays autres que la France. La revue donne la priorité aux articles qui restituent les réalités complexes et dérangeantes du terrain, y compris sous forme de témoignages, d'enquêtes, de documents, d'entretiens.

Le dossier thématique de cette première livraison de l'année 2013 est consacré à quelques « figures du patriotisme dans le monde contemporain ». C'est un regard comparatif qui est porté sur les réalités contemporaines du patriotisme dans différentes aires géographiques et politiques. Le résultat est une réflexion sur l'articulation entre le patriotisme tel qu'il est élaboré par les acteurs sociaux et les logiques étatiques de construction de la loyauté. Au Canada, enTurquie, en Russie et en Chine, le patriotisme constitue aujourd'hui une référence légitime pour les gouvernants comme pour la société. Dès lors, quelles sont les pratiques sociales qui l'accompagnent ? Et que signifie être patriote dans chacun de ces pays ? Une sociologie du « patriotisme par le bas » permet de répondre à ces questions et de montrer que ce phénomène est compris et vécu de façons tellement différentes selon les situations qu'il conviendrait plutôt de parler de « patriotismes » pour rendre compte de la pluralité des références qui alimentent autant de rapports à l'État et au politique.

Tracey Raney se penche sur la reconstruction de l'identité nationale autour du phénomène de « l'Autoroute des héros » au Canada. Ici, l'expression du patriotisme est construite par les citoyens en réponse à la participation du Canada à la guerre en Afghanistan. En rendant hommage aux soldats morts à la guerre lors du passage sur l'autoroute des convois mortuaires, les citoyens remettent en question les représentations de la nation canadienne, une nation attachée au consensus d'après-guerre reposant sur le multiculturalisme et le maintien de la paix. Cette mise en scène d'un « patriotisme par le bas » bat en brèche les discours étatiques sur le patriotisme qui ont prédominé au Canada hors Québec ces cinquante dernières années. Récemment, l'État canadien a adopté cette version du patriotisme par divers actes symboliques qui démontrent que le « patriotisme par le bas » peut influencer les discours étatiques officiels en la matière.

Sümbül Kaya analyse ensuite le lien entre conscription et sentiment patriotique au sein de l'armée turque. La socialisation patriotique des conscrits au sein de l'armée s'effectue selon deux modalités conjointes : théorique et pratique. La « formation à l'amour de la patrie » se réalise en douceur et par effet de répétition des normes patriotiques. Elle définit par le haut les contours d'une identité collective, qu'elle soit patriotique, nationale ou étatique, qui doit être conforme au nationalisme d'Atatürk et possède une composante sécuritaire s'articulant autour des dangers et des menaces. Toutefois, si cette formation théorique à l'amour de la patrie vise à fédérer la population, la formation pratique par la guerre intérieure fait éclater ce consensus en créant des solidarités de groupe, donc en divisant la population. En Turquie, l'apprentissage du patriotisme comporte donc deux volets, qui, tout en se renforçant mutuellement, ont des effets contradictoires.

Puis Myriam Désert explique ce qu'est être patriote dans la Russie postsoviétique. Les attachements patriotiques qui s'expriment dans la blogosphère russe sont pluriels. Observatoire privilégié de l'évolution du rapport entre gouvernants et gouvernés dans la Russie actuelle, où coexiste un amour de la patrie tantôt impossible, tantôt impératif, ce qui amène à poser deux questions centrales : à quoi s'adossent les résistances au « patriotisme par le haut » et autour de quoi se reconstituent les « patriotismes par le bas » ? Une attention particulière est portée ici aux traits qui vont à rebours du cliché d'une fusion entre l'État et la société : la déclinaison domestique-intimiste des sentiments patriotiques et leur dimension égocentrée, qui témoignent d'une inflexion de la culture politique. Celle-ci se manifeste notamment par l'émergence d'un patriotisme critique comme en témoignent les mobilisations contre les fraudes électorales de l'hiver 2011-2012.

Enfin, He Xuebing et Jean-Louis Rocca relatent une tortueuse trajectoire entre patriotisme et fêtes traditionnelles en Chine. Le 7 décembre 2007, le gouvernement chinois décidait d'inscrire des fêtes traditionnelles dans le calendrier national. Cet événement, qui peut être considéré comme un cas d'école « d'invention de la tradition », vient renforcer la position de ceux qui considèrent que le Parti communiste utilise le passé au service d'une politique extérieure agressive et pour renforcer l'unité nationale mise à mal par la disparition de l'idéologie socialiste. C'est la bourgeoisie urbaine en plein essor qui, dans un premier temps, a réclamé à l'État un retour aux traditions via la restauration des fêtes traditionnelles, désormais fériées. La « fièvre patriotique » qui saisit aujourd'hui la société chinoise se combine ainsi avec le développement d'une économie des vacances et le nouveau patriotisme chinois s'articule plus avec les exigences de la société de consommation qu'avec celles d'une « Chine conquérante ».

 

La Revue Critique Internationale