Droit et Cultures

"De la traduction dans le droit des idées d'égalité/inégalité", n°69, 2015/1 

Sous la direction de Chantal Kourilsky-Augeven

Droit et Cultures est une revue interdisciplinaire dont la réflexion est centrée sur les phénomènes juridiques. Le défi de Droit et Cultures est de s’affranchir de la réduction du phénomène juridique à une version unique et de promouvoir une lecture plurielle des faits culturels ; il implique d’appréhender les représentations, les discours et les pratiques des acteurs. Droit et Cultures accueille ainsi toute réflexion relative à ces processus. Dans cette perspective, l’idée de droit, des droits, du droit n’a de sens qu’en référence à un système de valeurs, de normes et de cultures qui révèlent des formes dynamiques d’agencement social ou sociétal. Les cultures, les organisations sociales et politiques, les ordonnancements juridiques, dans leur diversité, invitent à repenser les modèles, catégories et classifications je suggère cette inversion pour clarifier l’intention générale de la revue. 

Cette vision du droit est illustrée de façon exemplaire par le dossier qu’elle consacre aux idées d’égalité et d’inégalité. Toute politique législative, en Orient comme en Occident, est en effet révélatrice selon les époques, d’une idéologie culturelle et politique donnée, concernant la valeur d’égalité, dans la société concernée. La principale question est de savoir si cette idéologie accepte les inégalités comme un donné ou si elle s’efforce d’y remédier, qu’il s’agisse de l’égalité entre sexes, entre catégories sociales ou entre castes. Les sociétés anciennes affirment souvent le principe d’égalité entre les membres de la Cité. Mais ce principe ne s’applique en règle générale qu’à une partie des habitants de cette cité. Certaines catégories de population demeurent en effet exclues : les esclaves, en premier lieu, et les femmes, dans une certaine mesure. 

Ainsi coexistent, au sein d’une même société, différentes catégories d’êtres humains au statut inégal, cette situation entraînant l’exclusion de certains d’entre eux du système de droits et de devoirs des citoyens. Les justifications idéologiques de telles différences n’étaient articulées que par l’élite dominante sur une base religieuse ou philosophique. Elles se reflétaient pourtant dans une structuration spécifique de la vie de la société et, de ce fait, étaient intériorisées par les différents groupes de population qui les ressentaient comme une « évidence implicite ». 
Le droit constitue, à toutes les époques, un poste d'observation privilégié du traitement idéologique de la valeur d'égalité dans une société. Certes, les normes juridiques ne règlent pas à elles seules le comportement des individus. Elles peuvent en effet avoir emprunté le contenu de normes sociales préexistantes qui perdurent. Elles sont à la fois des modèles « de » la réalité sociale et des modèles « pour » la réalité sociale.

On peut suivre, au long de ce numéro thématique, dans un temps et un espace qui varient de l'Égypte ancienne à la Mésopotamie, de la France à la Russie actuelles, l'évolution de ces idées légitimées par le droit et progressivement désacralisées et réappropriées par les individus pour créer de nouveaux modèles.

Jean-Pierre Poly cherche chez les peuples nord iraniens, Scythes et Sarmates, les traces de la division de la société en « trois états » qui dominera l’Ancien régime en France. Au Ve siècle avant notre ère il s’agit plus de grands ensembles tribaux plurifonctionnelles, liées aux magies chamaniques et dont la structure tripartite maintient entre eux « un équilibre et une égalité collective ». Egalité d’autant plus forte que dans cette société les femmes pouvaient être chamanes ou guerrières, assumant des fonctions considérées ailleurs comme supérieures et masculines.

Bernadette Menu nous parle du symbolisme du maât, ce principe structurant de l’Egypte ancienne, cet « ordre juste du monde » qui implique une harmonie à la fois sociale et cosmique, un équilibre des forces et une équité en matière de justice. Il est à l’origine de la division de la notion de justice en justice générale, universelle et de la notion de justice particulière qui marque la justice judiciaire. Enseigné par des prêtres considérés comme des philosophes, la maât a influencé les conceptions de la justice et du droit des grecs d’abord, puis d’Aristote et de Cicéron.

En Mésopotamie, Sophie Démare-Lafont travaille sur le code du roi de Babylone qui expose les principes d’un droit urbain construit sur une société inégalitaire et hiérarchisée. Classiquement, les lois distinguent les libres des esclaves mais une troisième catégorie est parfois ajoutée. Appelé Mušk?num, qui a donné l’adjectif français mesquin, on l’a souvent compris comme une classe intermédiaire de semi-libres, mais cette interprétation a récemment été corrigée et a conduit a abandonné l’hypothèse d’une société tripartite en Mésopotamie.

C’est au Moyen-Age que se réfère la contribution d’Elisabeth Schneider à propos de la différence, en droit savant, des termes de persona et d’homo. L’interprétation des expressions d’homme et de personne entraine l’application de droits différents. En l’absence d’adjectifs ajoutés à persona, les juristes médiévaux sont amenés à interpréter les termes persona, homo, quis et à se demander s’ils doivent les comprendre comme des synonymes d’homme, de femme, d’homme libre ou d’esclaves.

Isabelle Carles Berkowitz décrit la place faite aux femmes migrantes dans la législation européenne. Si les femmes migrantes sont de plus en plus visibles en tant que catégorie, le droit européen peine à appréhender la diversité de la migration féminine et la singularité de leurs besoins. La perception dominante reste celle de femmes peu ou pas qualifiées vues comme dépendantes et victimes à protéger. Le droit européen se construit donc sur une vision idéologique implicite des femmes migrantes, qui va avoir de l’influence sur l’égalité de traitement.

Chantal Kourilsky-Augeven expose l'ambiguïté des modèles d'égalité des genres en Russie, entre famille, droit et idéologie. Le pouvoir soviétique avait créé un « modèle matricentré » qui proclamait une égalité tout en la niant dans le droit et les faits. Le code de la famille de la période eltsinienne a rétabli les conditions d’une égalité entre les genres dans la sphère familiale. Aujourd’hui, on assiste à un nouveau combat entre droit et idéologie. En 2013, l’objectif fixé est celui d’un « retour » aux valeurs familiales traditionnelles de l’Eglise orthodoxe ; puis, en 2014, le Ministère du Travail russe supprime ce qui relève de l’idéologie religieuse de sa politique démographique.

Olga Zdravomyslova analyse les deux tendances politiques principales qui caractérisent la Russie actuelle. En premier lieu, ce que Poutine appelle la « dictature des lois » remplace la stratégie de construction d’un Etat de droit définie à la fin des années 1980. La seconde tendance, une idéologie du retour à des valeurs traditionnelles s’exprimant dans des normes de comportement dictées par l’Eglise orthodoxe, est incarnée par des textes adoptés en 2013 comme la loi sur l’interdiction de la propagande auprès de mineurs des relations sexuelles non traditionnelles. 

Daniel Borrillo, enfin, retrace la longue évolution, à la fois juridique et politique, qui a mené à la création de la loi ouvrant le mariage et l’adoption aux couples de même sexe. La loi s’inscrit dans une logique de lutte contre les discriminations et d’affirmation du principe d’égalité. Pourtant, cette logique égalitaire semble imprimer les relations du couple mais ne résout pas la question de l’égalité des filiations. L’auteur étudie « les stratégies aussi bien savantes que militantes permettant d’esquiver l’égalité et justifiant, par conséquent, les traitements différenciés des couples homosexuels et des familles monoparentales ».

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