Définir le patrimoine des sociétés : un projet participatif à Timor-Est

Lettre de l'InSHS Anthropologie

De 2019 à 2024, une équipe de chercheurs et chercheuses issus de plusieurs institutions a enquêté sur une petite île de la République Démocratique de Timor-Est. Financé par l’Agence nationale de la recherche (ANR), porté par le laboratoire Patrimoines locaux, environnement et globalisation (PALOC, UMR8087, CNRS / IRD / MNHN) et le Centre Asie du Sud-Est (CASE, UMR8170, CNRS / EHESS / Inalco), ce projet s’intitule « Patrimoines locaux, politiques patrimoniales et approches collaboratives dans l’Est insulindien » (POPEI-Coll).

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Rituel chanté autour des statues sa’et, avec tambours tihak, Makili, île d’Atauro (Timor-Est), octobre 2022 © Bluemilk Studio

Dans le monde entier, les politiques patrimoniales sont généralement « descendantes ». Elles se fondent sur des éléments inspirés par l’approche occidentale, en particulier sur la typologie UNESCO, sans prendre en compte la vision des populations locales. A contrario, dans le projet POPEI-Coll, il s’est agi d’intégrer les perspectives locales aux politiques patrimoniales du pays. En accord avec l’administration nationale et le Secrétariat d’État à l’Art et à la Culture timorais, les chercheurs et chercheuses ont travaillé avec les populations de l’île d’Atauro pour définir ensemble « les objets, savoirs et pratiques importants à transmettre aux générations suivantes » — une des définitions possibles de la notion de  patrimoine qui convoque les critères d'ancestralité et  de continuité intergénérationnelle. Sur l'île d'Atauro, les catégories émiques dépassent les faits culturels pour inclure des lignées de semences, des savoirs, des savoir-faire ; elles incluent l’oralité — les récits et les chants, autant d’éléments rarement pris en compte dans les politiques nationales du patrimoine. De manière plus originale encore, ces catégories, inextricablement mêlées, ne font pas de distinction entre les dimensions matérielles et immatérielles, naturelles et culturelles. Tout cela a amené les chercheurs et chercheuses du projet à renforcer la dimension transdisciplinaire de leurs approches.

Le projet a créé les conditions d’un dialogue autour de l’identification, de la caractérisation et de la valorisation de ces pratiques et savoirs locaux. L’approche participative a bénéficié de l’expérience de membres de l’équipe ayant déjà travaillé dans cette optique au Brésil, où ces approches par les populations sont désormais imposées par les sociétés locales. En outre, ce choix de l’approche participative est aussi lié à l’histoire de la recherche à Timor-Est. Plusieurs décennies de colonisation, d’occupation et d’imposition d’un modèle de développement exogène ont conduit à forger une image particulière des chercheurs, souvent assimilés à des experts venus prendre des informations sur le terrain, sans retours ni retombées pour les populations locales. Face à cette quête de données, les populations s’interrogent souvent sur le bénéfice, supposé lucratif, que ces chercheurs peuvent en tirer. Par conséquent, la recherche participative est apparue comme la condition nécessaire pour créer à la fois un dialogue et un échange : dans cette co-construction, quel type d’objets les populations souhaitent-elles voir étudiées ? Comment travailler avec elles à la caractérisation des patrimoines ? Quelle valorisation attendent-elles ? Cette démarche a conduit à l’organisation d’ateliers réunissant chercheurs et populations locales, afin d’aboutir à une validation collective de la démarche et des résultats attendus.

Une équipe de sciences humaines lancée dans le participatif

L’équipe a regroupé des chercheurs et chercheuses de plusieurs institutions (IRD / CNRS / MNHN) et de plusieurs disciplines des sciences humaines et des ethno-sciences : ethnologie, ethnomusicologie, archéologie, géographie, ethno-entomologie, ethno-malacologie, ethno-botanique. L’approche participative a transformé les pratiques de recherche qui a commencé par  une modification de posture. Le participatif a impliqué de travailler non plus seulement avec un ou plusieurs informateurs mais avec un collectif, qu’il a fallu déterminer, puis engager dans une collaboration active vers un dialogue. L’idée de la constitution d’un collectif fut émise par les habitants eux-mêmes. Beaucoup d’informateurs, ne se jugeant pas légitimes de parler au nom des autres pour préciser des catégories ou des données concernant tout leur groupe, ont demandé une grande réunion publique. Ce collectif fut alors constitué par des représentants de toute la population de l’île, divisée en trois groupes ethnolinguistiques et répartie en unités administratives. Les obédiences religieuses constituent aussi une catégorie que l’on eût pu prendre en compte mais qui avaient, par rapport à l’approche de la culture locale, une attitude contrastée, les évangélistes pentecôtistes, qui représentent 70 % de la population de l’île et qui prônent l’éradication des savoirs et des lieux liés à l’ancestralité, n’étant pas des partenaires optimaux dans cette exploration.

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Réunion publique 26 avril 2022, Vila-Maumeta, île d’Atauro (Timor-Est) © Dana Rappoport

En amont d’une grande réunion collective avec l’île entière, des discussions ont été menées avec les habitants de chacun des groupes, autour des  types de productions souhaitées, ce qui constitue une autre singularité du participatif. Beaucoup d’idées ont émergé notamment grâce aux échanges avec le corps enseignant qui manifestait le regret de ne pas disposer de livres sur la culture locale. En avril 2022, une grande consultation participative a réuni les représentants de tous les clans des trois groupes ethnolinguistiques, les enseignants, les chefs administratifs, les chercheurs et les partenaires institutionnels du projet. Le Secrétariat d’État à l’Art et la Culture (lié par accord à l’IRD) et l’administration locale du district d’Atauro ont accompagné l’événement. Cette consultation a conduit à un accord sur la fabrication d’un livre rédigé en langues locales et en langue nationale (tetun). Puis, les ateliers suivants ont été consacrés à la validation du livre auprès de l’ensemble des populations de l’île.

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Préparation du livre avec les assistants des trois groupes ethno-linguistiques, Vila-Maumeta, île d’Atauro (Timor-Est), 22 avril 2023 © Dominique Guillaud

Si la production et la diffusion scientifique restent toujours une priorité dans un programme de recherche, l’approche participative entraîne également une modification des productions obtenues. S’engager dans cette voie suppose le partage et la restitution des données en langues locales : cela implique donc une co-construction de la démarche et des objets. Les retours sur le terrain ont consisté à recueillir différents savoirs et pratiques en voie d’extinction. Après leur consignation et leur description, il s’est agi de faire valider les résultats de la recherche par les populations, afin d’intégrer les corrections souhaitées et de répondre à de nouvelles demandes ; de plus, ces rencontres ont visé à inciter les populations à s’emparer de la  possibilité d’être pilotes de cette recherche. Les ateliers de validation du livre ont conduit, à la demande des participants, à élaguer, censurer ou transformer certains éléments des mythes d’origine, dans plusieurs buts clairement exprimés : maintenir la paix entre les clans afin qu’aucun d’eux n’apparaisse survalorisé ou rabaissé ; édulcorer certains passages trop crus des récits pour les rendre lisibles par des écoliers ; lisser les éléments ardus ou incohérents de la tradition.

Pour finir, forts d’expériences préalables de restitution en ligne en Indonésie, nous leur avons proposé la création d’une chaîne YouTube, afin d’accéder à leur patrimoine musical et à certains résultats du projet. Les exemples postés sur cette chaîne, synchronisés avec le livre lui-même, favorisent la transmission grâce à la mise à disposition d’une bibliothèque audio-visuelle de leurs pratiques à enrichir.

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Séance de validation avec les habitants et Dominique Guillaud (IRD) et Dana Rappoport (CNRS), Makadade, île d’Atauro (Timor-Est) © Romeo Silva

Le participatif est-il à l’origine de nouvelles façons de faire de la recherche ?

À travers ce type de recherche participative, la définition de ce qui fait patrimoine et sa valorisation est construite en commun. Outre un décentrement des approches classiques en sciences humaines et sociales, cette perspective modifie le rôle des acteurs dans l’arène de la recherche. Les sociétés locales se retrouvent dans une position plus centrale par rapport aux choix et aux résultats. Un des objectifs vise à donner plus de responsabilités aux populations dans la documentation de leurs patrimoines. Les intermédiaires les plus impliqués dans cette recherche — les traducteurs et éditeurs des langues locales — souhaiteraient poursuivre cette ambition ; reste à vérifier qu’un tel élan se poursuivra dans la durée. Il est néanmoins déjà visible que, grâce à cette approche,  le patrimoine ou ses enjeux peuvent se redéfinir localement. La dimension publique de l’approche a, notamment, relancé l’intérêt pour les savoirs ancestraux et la tradition orale, y compris au sein des évangélistes pentecôtistes.

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Remise du livre au Président Timorais, José Ramos Horta, lors de sa visite à Paris, 26 janvier 2024 © Carlos Semedo

Dans un autre registre, quelques acteurs locaux ont compris que certaines données, produites dans le cadre d’un ouvrage mettant en évidence leur culture et leur territoire, pouvaient être utilisées comme outils de négociation au moment où débute le développement de l’île, en particulier dans le domaine de l’éco-tourisme et de l’aquaculture. Ces données offrent une possibilité aux habitants d’avoir une visibilité face aux politiques publiques, voire ont permis à certains de nos collaborateurs de s’impliquer dans le jeu politique à l’échelle locale.

De leur côté, les pouvoirs publics ont reçu avec intérêt et surprise l’ouvrage collaboratif rédigé dans les langues locales. Le Président de la République de Timor-Est, José Ramos Horta, à qui nous avons remis un exemplaire du livre en janvier 2024 a salué l’entreprise l’ouvrage,  qui pourrait servir de modèle pour l’ensemble des groupes du pays. Les ministères les plus concernés (Éducation, Culture) ont demandé et obtenu les droits de reproduction et d’amendement de l’ouvrage, placé sous une licence Creative Commons (CC-BY-NC) et envisagent ce livre comme un modèle pour les programmes scolaires du pays. Il reste évidemment à espérer que les versatilités du champ politique à Timor-Est ne viendront pas oblitérer l’enthousiasme initial provoqué par la restitution de ces résultats.

Dana Rappoport, directrice de recherche CNRS, Centre Asie du Sud-Est, et Dominique Guillaud, directrice de recherche IRD, Patrimoines locaux, environnement et globalisation, co-responsables de l’ANR POPEI-Coll

Aller plus loin

  • Guillaud D., Rappoport D., Koli K., Comacose L., Sahé K. (Ed.) 2023, Lian Rama hana Istória lian no knananuk Ataúro. Hong Kong: IRD, Secretariat Estado Arte e cultura, 232 p.

[traduction anglaise en préparation : Voices of the Hunting Bows. Narratives and songs from Atauro island, East Timor, Cambridge Scholar Publishing]

Contact

Dana Rappoport
Directrice de recherche CNRS, Centre Asie du Sud-Est