Des contrats post-doctoraux en sciences humaines et sociales

Lettre de l'InSHS Arts et littérature Sociologie

#NOUVELLES DE L'INSTITUT

CNRS Sciences humaines & sociales met en place chaque année un volant de six contrats post-doctoraux qui ont pour objectif à la fois de servir une priorité scientifique du CNRS et d’initier ou de développer un partenariat spécifique avec un de nos partenaires universitaires, au-delà du copilotage habituel de nos unités mixtes de recherche (UMR) communes. Il peut s’agir d’environner une chaire de professeur junior (CPJ) universitaire portant sur une thématique que l'institut souhaite pousser, ou encore d’accompagner un programme de recherche niché dans une UMR. Pour la Lettre, Baptiste Pilo et Juliette Ruaud, respectivement postdoctorant au Centre d'études supérieures de la Renaissance et postdoctorante au Centre Maurice Halbwachs, présentent leur projet.

Musique et « jeune public » : à qui s’adresse-t-on ?

1
Julien Lemonier (à gauche) et Ghislan Fracapane (à droite) du groupe Mermontine lors d'une représentation de La plume lourde, 2019 © Yoan Buffeteau

Dédié au secteur de la musique s’adressant au jeune public, le projet de recherche de Baptiste Pilo, postdoctorant au Centre d'études supérieures de la Renaissance (CESR, UMR7323, CNRS / Université de Tours), a été construit en amont de la mise en place du Programme et équipement prioritaire de recherche (PEPR) ICCARE, consacré aux industries culturelles et créatives (ICC), dont la direction est assurée par Solveig Serre, directrice de recherche CNRS au CESR et David Cœurjolly, directeur de recherche CNRS au Laboratoire d'informatique en image et systèmes d'information (LIRIS, UMR5205, CNRS / INSA Lyon / Université Claude Bernard Lyon 1). En dépit de sa position périphérique par rapport au reste du secteur musical — essentiellement pensé pour les adolescents et les adultes —, le jeune public gagne en importance en France depuis une dizaine d’années. Dans le discours des acteurs, l’expression « jeune public » se réfère à la tranche d’âge allant de 0 à 12 ans, soit celle correspondant à l’enfance.

L’étude de Baptiste Pilo s’intéresse plus particulièrement aux spectacles musicaux car il s’agit du cœur économique du secteur du « jeune public » et de son principal medium. Dans cette perspective, elle adopte une approche musicologique, tout en intégrant des techniques d’enquête bien établies en sciences sociales, et cherche à comprendre ce que le fait de s’adresser au jeune public change (ou non) à la musique. Cette interrogation part du constat de l’absence d’un style musical spécifique associable à la production musicale du secteur : une diversité de styles musicaux y est présente, de la chanson française à la pop, du rock au rap en passant par les musiques électroniques, le jazz ou la musique classique. Ainsi, plutôt que d'être définie par des caractéristiques stylistiques spécifiques, cette production musicale l’est davantage par le fait s’adresser à ce public spécifique.

Afin d’étudier justement cette adresse au jeune public, la recherche de Baptiste Pilo ne se limite pas à la seule analyse des œuvres. Il s’agit également de rencontrer les acteurs qui créent ce monde, au sens que lui donne Howard Becker, à travers des entretiens et des observations. Si les artistes représentent les figures centrales du secteur, il est tout aussi crucial d'analyser l'ensemble de la chaîne de collaboration. Chacun des acteurs de cette chaîne, tels que les artistes, les éclairagistes, les programmateurs de salles ou les chargés d'actions culturelles, joue un rôle essentiel dans la création, la promotion et la diffusion des œuvres destinées au jeune public. Leur contribution collective façonne non seulement l’œuvre finale, mais aussi l'expérience globale offerte au public cible. Par conséquent, une compréhension approfondie du monde professionnel qui soutient ces artistes est indispensable pour saisir pleinement les dynamiques et les enjeux du secteur de la musique jeune public. De fait, la production musicale est toujours une action collective. Il s’agit donc d’articuler l’analyse interne des œuvres à celle de leur contexte de production — ici celui de l’industrie de la musique et du spectacle vivant.

L'adresse au jeune public entraîne plusieurs adaptations des œuvres musicales. Tout d'abord, il est nécessaire d'ajuster la durée des œuvres en fonction de l'âge et du niveau d'attention des enfants, généralement entre trente minutes et une heure. Ensuite, les thèmes abordés dans les spectacles sont souvent en adéquation avec ce que les adultes estiment adapté ou non aux enfants (par exemple, le deuil ne sera pas abordé avant l’âge de quatre ans) et ce qui leur apparaît essentiel de transmettre en termes de valeurs (par exemple la tolérance ou l'écologie). Ces thèmes ont souvent une intention pédagogique plus ou moins explicite. Par ailleurs, ce sont davantage les sujets et thèmes abordés pendant un spectacle, plutôt que la musique elle-même, qui déterminent la tranche d'âge visée (« à partir de »). Enfin, l'importance de la narration et de l'image est à souligner. La plupart des productions de spectacle vivant destinées au jeune public sont des spectacles ou des ciné-concerts, et non des concerts traditionnels. Selon les acteurs, l'intégration de ces deux éléments est nécessaire pour capter l'attention des enfants et éviter l'ennui. Ainsi, lors du processus de création, les acteurs anticipent en permanence la réception des œuvres par les enfants, ainsi que par les adultes, souvent désignés comme « accompagnants ».

En effet, le public du « jeune public » (et donc son adresse) est en réalité toujours double : d’un côté, les enfants ; de l’autre, les adultes accompagnants. Ce double public amène les artistes à vouloir créer de possibles doubles lectures dans leurs spectacles. En pratique, ce sont les adultes qui sélectionnent et achètent les biens culturels destinés aux enfants ; ils agissent en tant que prescripteurs. Par conséquent, il est crucial de les convaincre en proposant des œuvres qui correspondent à leur perception d'un bien culturel adapté aux enfants. Ainsi, la création artistique doit prendre en compte cette double audience et s'efforcer de répondre aux attentes et aux critères des adultes tout en gardant à l'esprit l'expérience et les besoins des enfants.

Les spectateurs du « jeune public » ne se limitent pas aux particuliers. Les écoles et les centres de loisirs fournissent également une part importante du public, qui lui est dit « captif ». Il est ainsi fréquent qu’un spectacle proposé dans un lieu soit présenté à deux moments de la journée et à deux types de public : le matin (généralement vers 10 heures) pour les groupes scolaires et l'après-midi ou en début de soirée (entre 17 et 18 heures) pour les familles. Le secteur musical du « jeune public » est ainsi profondément lié aux politiques publiques de démocratisation culturelle (notamment l’éducation artistique et culturelle) ainsi qu’aux différentes manières dont l’enfance, en tant qu’âge de la vie, est socialement considérée.

Au sein du PEPR ICCARE, ces premiers travaux et résultats ne constituent qu’une première étape. Ils ont pour ambition, in fine, de s’intégrer dans le projet ciblé THÉMIS (Toucher les publics), porté par Volny Fages, maître de conférence à l’ENS Paris-Saclay et membre du laboratoire Institutions et Dynamiques historiques de l'économie et de la société (IDHES, UMR8533, CNRS / ENS Paris Saclay / Université d'Évry / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Université Paris Nanterre / Université Paris 8 Vincennes - Saint-Denis). Ils visent aussi à associer d’autres chercheurs/chercheuses et acteurs culturels et créatifs, conformément à la logique du programme qui cherche à promouvoir une « science avec et pour les ICC ».

Sociogenèse et revisite d’une science électorale coloniale

Histoire coloniale de la sociologie électorale et revisite d’enquête

Si la sociologie électorale a ses commencements plus ou moins mythifiés et ses œuvres fondatrices, son pendant africain demeure relativement méconnu. De fait, les travaux menés en Afrique à la même époque sont aujourd’hui peu lus tant ils sont marqués par les projets modernisateurs d’après-guerre et les schèmes coloniaux, et les chercheurs des générations suivantes ont rapidement appelé à leur dépassement.

La recherche en cours, menée par Juliette Ruaud, post-doctorante au Centre Maurice Halbwachs (CMH, UMR8097, CNRS / EHESS / ENS-PSL), consiste à explorer la genèse de ce domaine de recherche au moment des décolonisations à travers la revisite de trois enquêtes menées au Ruanda-Urundi (alors sous domination belge) dans la décennie 1950, dans un contexte d’ouverture du suffrage. Ces travaux, entrepris à la demande des autorités belges, comptent parmi les premières études apparentées à de la sociologie électorale menées sur le continent, et sont les plus importants par leur ampleur. Comme pour d’autres domaines de recherche, travailler sur l’histoire coloniale des savoirs électoraux permet d’interroger une série « d’amnésies disciplinaires ». Revenir sur ces enquêtes belges et leur contexte historique de production représente aussi l'occasion de reconsidérer une période charnière de l'histoire des sciences sociales d’après 1945, marquée d’une part par les décolonisations, le déclin des sciences coloniales et les reconfigurations disciplinaires outre-mer, et d’autre part par l'émergence de la science politique en Europe et le renouveau des outils de la sociologie électorale, notamment en Amérique du Nord. Au-delà, ce projet de recherche est aussi motivé par une interrogation sur les liens entre institution électorale et pratiques savantes, sur l’histoire des dispositifs d’enquête, mais aussi plus largement,  par la question des archives de la recherche.

Premiers résultats

Juliette Ruaud travaille à rassembler non seulement les matériaux des enquêtes étudiées, mais aussi les documents qui se rapportent à leur commande, leur organisation et leur réception. À ce stade, elle a principalement travaillé à partir des Archives générales du Royaume à Bruxelles, de celles du Service public fédéral Affaires étrangères de Belgique et de celles de la bibliothèque de l’AfricaMuseum à Tervuren.

L’un des intérêts de ces enquêtes provient du fait que, dans leur souci de complétude empreint de positivisme, leurs commanditaires ont multiplié les stratégies d’observation et enrôlé de nombreux acteurs dans leurs projets d’enregistrement des premiers scrutins. Les premiers votes ont ainsi donné lieu à des « élections-pilotes » à visée expérimentale, à la rédaction de plusieurs centaines de comptes rendus d’observation par des enquêteurs amateurs, à une utilisation massive du film et de la photographie, à une enquête d’opinion par sondage, etc. Par la suite, l’anthropologue belge Marcel d’Hertefelt obtint du gouvernement la création de registres destinés à consigner « l’inscription, pour chacun des 500 000 électeurs du Rwanda, d’informations relatives à la composition de sa famille nucléaire, à sa caste, à son clan, sa religion, sa profession, son employeur, son âge et sa scolarité » (Rapport annuel de 1961, C7/35, Archives de la bibliothèque de l’AfricaMuseum, Tervuren). Au fur et à mesure de l’avancée de cette enquête, l’interrogation de Juliette Ruaud s’est donc en partie déplacée vers ce qui s’apparente à une sorte de ferveur empirique dans l’étude de ces scrutins, dont elle cherche à restituer les logiques. En complément, la chercheuse travaille à analyser le travail des intermédiaires de ces recherches, en particulier rwandais et burundais. Elle cherche notamment à saisir selon quelles logiques ils ont adopté le rôle d’enquêteur auquel ils étaient alors invités à se conformer.

Une fois mené le travail d’objectivation des enquêtes étudiées, Juliette Ruaud espère enfin qu’il deviendra possible de les transformer en sources qu’il s’agira de faire parler dans une démarche de revisite d’enquête. Ce faisant, elle espère pouvoir questionner certains matériaux et résultats issus de ces travaux et, en les lisant against the grain, montrer en quoi ils peuvent nourrir les débats au cœur de la socio-histoire du vote et de la politisation.

Une recherche intégrée dans le cadre du Programme Suds de l’ENS

Ce projet de recherche bénéficie d’un accueil au sein du Centre Maurice Halbwachs où il est intégré à l’Axe Sciences sociales du politique et du droit. Il est financé par le CNRS SHS dans le cadre du Programme Suds de l’ENS, lancé en 2022 et dirigé par Leïla Vignal. Ce programme a pour objectif de développer la formation et la recherche sur les pays dits du Suds à l’ENS, et aussi de renforcer et de construire des partenariats de recherche et de formation avec des institutions et des chercheurs et chercheuses de ces espaces. Par ailleurs, cette recherche bénéficie d’une bourse de mobilité du programme Atlas financée par la Fondation Maison des Sciences de l’Homme (FMSH) et l’Institut français de recherche en Afrique (IFRA) de Nairobi1 qui doit permettre à la chercheuse de mener un terrain d’archives au Rwanda et au Burundi à l’été 2024.

  • 1L’IFRA-Nairobi (Umifre 24) est une composante de l’unité Afrique au Sud du Sahara (UAR3336, CNRS / MEAE).

Contact

Baptiste Pilo
Postdoctorant, Centre d'études supérieures de la Renaissance
Juliette Ruaud
Post-doctorante, Centre Maurice Halbwachs