Socio-anthropologie

« Bruits et chuchotements », n°41 – juin 2020

Sous la direction de Christophe Granger et Anne Monjaret

La revue Socio-anthropologie a été fondée en 1997 par Pierre Bouvier. Après quelques années d’interruption, elle change d’équipe éditoriale et de rattachement institutionnel en 2013. Gérard Dubey et Caroline Moricot en prennent la direction ; ce sont les éditions de la Sorbonne qui la publient désormais avec le soutien de l'InSHS. Elle est accessible en libre accès Freemium sur OpenEdition Journals.

Cette revue s’affiche à la croisée de disciplines et de champs d’étude pour mieux saisir la complexité de nos sociétés, les continuités et les changements qui les marquent qu’elle entend aborder à partir des travaux sur les représentations et les pratiques sociales. Soucieuse de l’actualité, elle souhaite s’inscrire dans les débats contemporains. Son originalité tient en outre à la structure de chacun de ses numéros qui se compose d’un dossier thématique, d’un entretien, d’un texte classique (Écho) et d’un commentaire d’image (Image). La revue ouvre ses pages à des recensions généralement en lien avec la thématique du dossier et des Varia. Parmi les thématiques traitées, l’on compte notamment : « Sécuriser l’alimentation », « Éclats de fêtes », « Mémoires coloniales », « Matières à former », « Des collectifs éphémères », « Mortels » « Le retournement des choses », etc.

L’ambition du numéro « Bruits et chuchotements », dirigé par Christophe Granger et Anne Monjaret, est de proposer une réflexion sur les bruits de l’intimité et leurs répercussions sociales. Ces bruits renvoient à des expériences intérieures, dans le repli notamment des espaces publics et des relations qu'ils orchestrent, c’est-à-dire aux manifestations sensorielles du corps se déployant dans des mondes clos ; c’est en cela qu’ils peuvent être considérés comme « intimes ». Cet univers des pratiques sonores est aujourd’hui au cœur de l’un des plus vifs renouvellements des sciences sociales. Le contexte de la pandémie a, de plus, exacerbé ce qu’il pouvait recouvrir : ébats amoureux ou disputes des voisins, cris des enfants, aboiement d’un chien, chants des oiseaux ou encore silence troublant. En bouleversant le cadre ordinaire de nos vies, cet événement a eu pour effet de donner une acuité particulière à la question des bruits et des chuchotements dans l’organisation sociale de nos existences.

Il faut aussi compter sur l’entre-soi du ragot ou de la médisance, le « parler bas » au travail ou encore les troubles sonores dans les espaces publics, etc. Autant de situations qui invitent à considérer sous un angle nouveau les expressions des rapports sociaux. C’est donc à cet ordre ordinaire du bruit, parfois difficile à saisir, que se sont attachés les auteurs de ce numéro. Que peut-on savoir de la façon dont s’organise, en privé, différemment selon les temps, les cultures et les classes, la longue disqualification sociale des bruits ? Poser le problème du sonore revient à vouloir prendre au sérieux non seulement les raisons d’être du bruit en société, mais aussi les mécanismes sociaux suivant lesquels le sonore devient à la fois une ressource « pratique » pour les acteurs et un mode de production « sensible » de la société où ils sont pris.

Pour y parvenir, nous avons privilégié une approche pluridisciplinaire. Ainsi, les onze articles et l’entretien qui composent ce numéro relèvent aussi bien de l’histoire, de la sociologie et de l’ethnologie que du droit ou de la science politique. Pour autant, le numéro dans son ensemble a pour propriété première d’excéder les découpes disciplinaires usuelles. Comme le précise l’introduction, la variété des approches et des ancrages intellectuels permet de comprendre la quotidienneté sonore dans sa pluralité de sens autant qu’à travers des logiques sociales communes. Il n’a pas été question, dans ce numéro, de dresser un relevé de tous les bruits et chuchotements ordinaires qui composent notre intimité sonore mais bien d’appréhender leur dynamique sociale. Malgré la diversité des situations étudiées, chaque texte apporte les éléments nécessaires pour répondre aux questions qui nous habitent sur un tel sujet : que sait-on véritablement des usages associés à ces bruits, chuchotements et silences ? Peu finalement.

Les auteurs de ce numéro se sont attelés à y répondre. S’ils nous font voyager dans le temps (du xixe siècle à nos jours), ils le font également dans l’espace (la France, la Belgique ou encore la Chine), dans les sphères (privés, professionnelles et publiques). Nous passons des intérieurs domestiques (Manuel Charpy, Sophie Panziera, Victoria Vanneau) aux espaces professionnels (Fabien Clouette, Grégory Giraudo-Baujeu), des centres socio-médicaux (Ariane d’Hoop, Gabriel Uribelarrea) à des lieux d’incarcération (Anna Le Pennec). Des lieux qui ont pour caractéristique d’être délimités spatialement et propices au confinement quand ce n’est pas à l’enfermement. Selon les périodes de la journée, les bruits de l’intime peuvent alors prendre plus ou moins d’ampleur, puis, ils peuvent être mis en sourdine ou être source de maux et de conflit. Même la rue la nuit semble se couvrir d’un halo qui amplifie le moindre timbre (Clément Fabre).

Ce que nous apprennent tous ces textes, c’est que les manifestations des bruits ordinaires dérangent les frontières spatio-temporelles communément admises, leur font perdent leur étanchéité sonore. Parler des bruits quotidiens de l’intime revient donc à parler des bruits du corps (roter, péter, siffler, etc.), à parler des relations humaines et plus encore de la relation à l’« autre ». Par exemple, au xixe siècle, les voyageurs occidentaux supportent mal les pratiques des Chinois (Clément Fabre). Cet « autre » est aussi ce voisin qui ronfle (Sophie Panziera), cet époux qui bat sa femme (Victoria Vanneau), ce co-résident qui écoute la radio trop fort (Gabriel Uribelarrea), etc. Cet « autre » est celui qui vient perturber une « quiétude ». Face aux nuisances sonores, les réactions vont du simple agacement au dépôt de plainte, elles peuvent se faire vives.

Mais ces bruits de l’intime peuvent parfois être sourds et leurs effets n’en sont pas moins ravageurs, comme ces messes-basses à l’encontre de collègues d’origine étrangère, traduction d’une expression raciste envers l’« autre » (Grégory Giraudo-Baujeu). Les bruits signifient les distances culturelles et sociales, comme nous le rappelons dans l’introduction du numéro.

Les bruits font écho au silence, un silence de bienséance, un silence contraint. Le contraste en ces deux temps est parfois saisissant. Le vacarme des machines rompt avec le mutisme des travailleurs dont les résistances peuvent apparaître « chuchotantes » (Fabien Clouette). Dans des situations d’incarcération, les cris ou les chants deviennent expression de la souffrance et acte de résistance (Anna Le Pennec).

Chaque contexte renvoie à des manières d’être vis-à-vis du désordre sonore, un désordre qui contribue parfois à mieux faire entendre un ordre social comme c’est le cas pour les charivaris (voir à ce sujet l’extrait du texte classique « Rough Music » d’Edward P. Thompson dans la rubrique Échos). Ce que nous apprennent également les textes, ce sont les manières de faire avec les principes de hiérarchie et de domination, avec les normes, en les imposant, en y adhérant ou en les contournant. Le cas des domestiques appelés par leur maitre ou maitresse à l’aide de sonnettes, de cordons, de tubes acoustiques est en cela exemplaire. Il nous dit de la place de la technique dans la gestion du social (Manuel Charpy).

À travers le traitement des bruits de l’intime, nous comprenons également que l’ordre social est un ordre moral, conduisant parfois à des formes d’« auto-contrôle » corporel, comme le ronfleur qui cherche à maitriser le rythme de sa respiration (Sophie Panziera). Quand la discipline personnelle n’est pas suffisante, elle est prise en charge par le collectif. Les représentants de l’ordre institutionnel « prêtent l’oreille » (Ariane d’Hoop) pour mieux réguler les écarts individuels (Gabriel Uribelarrea), comme cela se pratique dans les centres sociaux et médicaux. Le contrôle peut être policier et conduire devant la justice, comme c’est le cas des affaires de violences conjugales (Victoria Vanneau).

Toutes ces atmosphères font l’objet de captations sonores. Dans certaines émissions de radio, les bruits ordinaires appartiennent au fond sonore (Cécile Morin). Alors qu’au moment du tournage d’un film, c’est la neutralisation des sons parasites qui est recherchée (Gwenaële Rot). Dans les deux cas, il s’agit d’une narration auditive, comme le sont les balades sonores « Gens de la Seine » qui œuvrent à restituer l’ambiance ordinaire des bords de Seine à Paris au xviiie siècle grâce à un dispositif audio (Isabelle Backouche et Sarah Gensburger).

Ce numéro consacré aux bruits et aux chuchotements a permis de poser les jalons pour une approche des sonorités ordinaires de l’intimité et d’ouvrir ainsi un nouveau chantier.

Socio-anthropologie

 

Christophe Granger et Anne Monjaret