Recherches sur l’Europe ou une « autre » Europe de la recherche ? L’anthropologie au Centre français de recherche en sciences sociales à Prague

Lettre de l'InSHS Anthropologie

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Michèle Baussant est anthropologue, directrice de recherche CNRS au Centre français de recherche en sciences sociales à Prague (Cefres, UAR3138, CNRS / MEAE ; Umifre13). Son parcours croise, depuis ses débuts, une perspective anthropologique articulée à d’autres approches disciplinaires (histoire, sociologie politique, géographie, digital humanities…) et une vision comparative et connectée de ses différents terrains qui lui permettent de penser sa thématique principale de recherche : le rôle de la mémoire comme ressource pour, d’un côté, créer des solidarités fondées sur un passé vécu et/ou transmis et, de l’autre, produire des mécanismes de rejet, d’exclusion et de désaffiliation.

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Synagogue de Nový Jičín, en Moravie-Silésie (République Tchèque). Entre fin 1938 et début 1939, la communauté juive doit dans les huit jours quitter la ville qui est rattachée au Reich
à la suite des accords de Munich. Elle n'a jamais été reconstituée depuis © Michèle Baussant, novembre 2021

Comment se (co)construit l’anthropologie en et de l’Europe, dans une région, l’Europe Centrale et orientale, tantôt définie comme « sismémographe » de l’histoire européenne1 et espace au cœur de la globalisation2 , tantôt comme un espace périphérique, un lieu où se « déferait » l’Europe, voire des « terres de sang »3 , mondes de l’entre-deux aux identités fragmentées et aux trajectoires violentes et incertaines ?

Ce questionnement a émergé en amont de mes premiers contacts avec le Centre français de recherche en sciences sociales à Prague, véritable plateforme de recherche et de coopération franco-tchèque en sciences humaines et sociales. Là, anthropologues français, tchèques et de diverses nationalités contribuent depuis longtemps, dans une approche comparative, à l’anthropologie européenne et à une anthropologie de l’Europe. C’est là que j’ai renoué avec mes premiers intérêts de recherche pour les Allemands d’Europe centrale et les « vaincus » de l’histoire. Cet intérêt a évolué vers d’autres « défaits », avec une thèse en ethnologie et sociologie comparative sur les Européens d’Algérie, et d’autres espaces, au Maghreb puis au Moyen-Orient. J’ai cependant toujours maintenu un dialogue avec l’Europe centrale et orientale, notamment grâce à Marie-Claire Lavabre4 et à Bogumil Jewsiewicki, pionniers dans l’analyse comparée des usages des passés coloniaux et communistes, et le séminaire conjoint « Mémoires et usages du passé en Europe » (EHESS, Sciences Po).

J’ai renforcé cette perspective comparée en travaillant au Cefres, centre à la croisée de différents espaces, disciplines, institutions de recherche et d’un réseau d’Umifre couvrant les territoires situés entre Allemagne et Russie, d’où peuvent se « décentrer » le regard et les savoirs, démarche chère à l’anthropologie. Ce décentrement, dans une région qui n’est pas centrale que par le nom, donne des outils pour saisir les espaces de relations qui « font » l’Europe d’aujourd’hui et la nature polymorphe de ses paysages idéologiques, enchevêtrant profondément les histoires et les conflits passés et actuels.

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Restaurant Nostalgie à Osoblaha, petite ville de Moravie-Silésie à la frontière polonaise, théâtre de multiples dépopulations et repopulations au XXe siècle,
notamment durant la seconde guerre mondiale © Michèle Baussant, novembre 2021

Ce sont ces paysages qui sont au centre du projet collaboratif Tandem, Europe: a resentful confederation of loser’s peoples? Raw and lapsed memories of post-imperial (European) minorities (CNRS, Académie tchèque des sciences et Université Charles), que je développe avec des collègues tchèques, slovènes, français, israéliens et italiens. Il explore, à partir d’une approche ethnographique et multidisciplinaire, un héritage persistant, complexe et partagé, celui des empires intra- et extra-européens, esquissant la carte invisible d’une autre Europe, continent de personnes déplacées et de vaincus. Il construit un réseau international de recherche impliquant différentes universités en République Tchèque, en Autriche, en Slovénie, en Italie, en Israël, en Allemagne et en Grande-Bretagne, avec l’organisation de séminaires conjoints, de publications (codirection d’un numéro spécial de la revue Condition Humaine / Conditions Politiques, avec Giacomo Mantovan, CRIA, Lisbonne) et de projets internationaux et bilatéraux (notamment le partenariat Hubert Curien Proteus, « Displaced histories without traces and traces of past without history », avec Katja Hrobat Virloget, Primorska University). Dans la suite des travaux de Nathan Wachtel, il questionne la défaite comme un concept anthropologique heuristique pour comprendre les silences, les « gains de connaissance historique » venant des vaincus5 , la déterritorialisation et reterritorialisation des conflits et leurs cycles, notamment à partir des expériences et des représentations « ordinaires » d’acteurs sociaux divers. 

Ce travail entre en résonance avec les recherches de Ronan Hervouet, professeur de sociologie à l’Université de Bordeaux, membre du Centre Émile Durkheim (UMR5116, CNRS / Sciences Po Bordeaux / Université de Bordeaux) et chercheur en délégation au Cefres en 2021-2022, sur les exilés biélorusses en Europe centrale. Celui-ci met en évidence les apports de l’approche anthropologique pour saisir ces représentations « ordinaires » qui jouent dans les formes de rapport au politique, dans le cadre de régimes autoritaires. Ses travaux sur les datchas et jardins potagers des citadins, élément central du quotidien dans la Biélorussie postsoviétique et sur le quotidien dans la campagne collectivisée lui permettent de dévoiler les formes d’économies morales qui animent les mondes ruraux et les raisons pour lesquelles le régime de Loukachenko y est en partie soutenu et défendu. Le mouvement de contestation en Biélorussie en 2020 a poussé quelques 200 000 Biélorusses à s’exiler en Lituanie, Pologne et République tchèque, trois pays particulièrement mobilisés à propos de la « question biélorusse ». Ronan Hervouet les suit, interrogeant les formes de leur politisation et les conditions de leur exil (dimensions matérielles, réseaux de solidarité, liens avec la parenté résidant sur le territoire biélorusse, formes de mobilisation transnationales).

Dans un cadre aujourd’hui traversé par des flux de personnes et de biens, d'idéologies, d'images et de discours, seule une vision connectée des savoirs, des connaissances, des acteurs et de leurs interactions permet d’appréhender ces paysages interdépendants, dans les pays de l’Europe centrale et orientale et à une échelle plus globale, et les phénomènes qui les traversent : des plus aigus et disruptifs comme la pandémie de Covid-19, l’actuelle acmé du conflit russo-ukrainien et ses impacts humains ; en passant par les liens transnationaux des réfugiés Grecs en Europe centrale (Maria Kokkinou, postdoctorante Cefres) et les phénomènes de transition et de transformations politiques, économiques et urbaines après l’effondrement du communisme ; aux plus quotidiens — renouveaux religieux, formes de ritualisation des transgressions et des normes — abordées lors d’une journée d’études au Cefres, coorganisée avec Alessandro Testa (Université Charles) et Yoann Morvan (chercheur CNRS au Centre méditerranée de sociologie, de science politique et d'histoire - MESOPOLHIS, UMR7064, CNRS / AMU / Sciences Po Aix) —, réseaux marchands, circuits de la mondialisation (Felipe Kaiser Fernandes, doctorant Cefres) et logiques de la globalisation, mobilités et rapport aux morts (Véronique Gruca, doctorante Cefres), ou enfin formes de l’habiter, relations à l’environnement et/ou aux animaux.

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Carnaval (masopust) de Mělník, République Tchèque, 27 février 2022 © Michèle Baussant

La nouvelle équipe Tandem (2022-2024), avec Chloé Mondémé, anthropologue CNRS au laboratoire Triangle : Actions, discours, pensée politique et économique (UMR5206, CNRS / ENS Lyon / Sciences Po Lyon / Université Lumière Lyon 2), et Petr Gibas, chercheur à l’Institut de sociologie (Académie des sciences tchèque), couvre cette dernière thématique. À l’intersection de l’anthropologie, de la sociologie, des sciences de la vie et des sciences cognitives, leur projet « Un espace domestique multi-espèces : comment humains et non-humains cohabitent à l’ère des crises » est centré sur l'interrelation entre acteurs humains et non-humains (animaux, plantes, champignons, bactéries, virus, artefacts technologiques, agents chimiques), dont la crise du Covid-19, en un sens, a été une manifestation évidente. Les humains cohabitent avec différentes espèces et technologies, si bien que les sciences sociales ne peuvent plus se contenter de porter leur focale analytique uniquement sur l'humain, ses comportements et son organisation sociale. Partant de ce constat, leur projet propose, dans une perspective interdisciplinaire et à partir de terrains comparatifs en France et en République Tchèque, de s'intéresser à la manière dont les non-humains animés contribuent, participent, transforment et modifient notre habitat et notre domesticité. Il interroge la notion de « foyer » (home), prenant en considération les enjeux (géo)politiques qu'elle soulève, son extension à différentes échelles, et l'idée de ce que veut dire « habiter » à l'échelle de la planète.

Ancrées sur le terrain, ces recherches, en partage avec d’autres disciplines, institutions locales et chercheurs et chercheuses, riches des travaux déployés depuis plus de trente ans au Cefres et soucieuses de créer des ponts avec les mondes politiques et sociaux, attestent qu’il n’est pas possible de penser l’Europe centrale et orientale comme des espaces en marge et de marges, notamment par rapport à l’Europe et à son histoire. Elles analysent les points de bascules et de redistribution des intérêts macro-régionaux, comment les guerres et exodes actuels font resurgir les mémoires les plus intimes et les usages les plus politiques des violences du passé, des frontières perdues et recomposées et des lieux ravagés du xxe siècle européen où les hommes « tremblaient » au seul « écho de la voix humaine »6 . Elles nous apportent un savoir précieux pour comprendre les mystifications idéologiques, les théories politiques manichéennes, les effets crus du libéralisme et les transformations de nos relations à nos environnements. Depuis ces territoires féconds pour réfléchir les équilibres et déséquilibres du monde contemporain, elles nous rappellent que ces espaces ne sont pas une « autre Europe ».

  • 1Marès A. (dir.) 2009, La Tchécoslovaquie, sismographe de l’Europe, Institut d’Études Slaves.
  • 2Hock B. and Allas A. (ed.) 2020, Globalizing East European Art Histories Past and Present, Routlegde.
  • 3Snyder T. 2012, Terres de sang. L’Europe entre Hitler et taline, Gallimard.
  • 4Chercheuse CNRS au Centre d'Études Européennes et de Politique Comparée (CEE, UMR8239, CNRS / Sciences Po Paris).
  • 5Koselleck R. 2005, L’expérience de l’histoire, Points.
  • 6Milosz C. 2001, To Begin Where I Am. Selected Essays, Farrar, Straus and Giroux, p.203.

Contact

Michèle Baussant
Directrice de recherche CNRS, Centre français de recherche en sciences sociales à Prague