Déviance et Société

Déviance et Société est une revue de sciences sociales fondée en 1977, attachée à la connaissance du crime et de la « déviance », ainsi qu’à leur traitement. La revue s’affirme à sa naissance comme un manifeste, produit d’une longue décennie de discrètes conquêtes menées par des juristes, cliniciennes et sociologues hostiles à ce qu’ils appelaient alors la « criminologie administrative ».

Soutenue par l’InSHS et, de manière plus marginale, par le Centre national du livre, la revue a pour trait majeur son caractère international. Éditée depuis le début par une société suisse, Médecine & Hygiène, elle est animée par un comité francophone, dans lequel les dix voix françaises (qualifiées comme telles par leur lieu d’activité professionnelle) ne sont pas majoritaires : à égalité de représentation avec les Belges, elles représentent seulement un petit tiers du comité. Les deux tiers du comité sont formés des pays francophones du Nord (France, Belgique, Suisse, Canada — la revue peine à publier et recruter des collègues africains), les autres pays ne comptant que deux (Espagne, Italie) ou un membre (Angleterre, Allemagne, Turquie, Brésil, États-Unis). Ce caractère international de la revue se retrouve encore aujourd’hui du point de vue des aires couvertes par les 101 articles publiés ces cinq dernières années : 37 concernent seulement la France, 5 seulement la Belgique — tous les autres sont soit des articles comparés, soit des articles sur d’autres aires géographiques.

Cette approche internationale prolonge les origines intellectuelles et politiques de la revue qui procéda de réseaux européens d’enseignants et de chercheurs (le masculin est alors exclusif) soucieux d’émanciper la connaissance des phénomènes criminels d’une approche alors encore fondée sur la démarcation positiviste entre «  la grande légion des honnêtes gens et le petit bataillon des criminels  », pour reprendre une expression de Gabriel Tarde (1843-1904), rappelée en 1979 dans un article de la revue. La revue s’affirme dès son premier éditorial comme celle de la réaction sociale. Selon cette approche, le crime — et plus généralement la déviance — procède d’abord non pas de causes objectives qu’il s’agit d’élucider pour percer le mystère du passage à l’acte, mais de constructions sociales qu’il faut mettre en lumière pour comprendre ce qui, dans une société, est crime et ce qui ne l’est pas. Cette ambition est portée par une vision holiste des phénomènes de déviance.

À ce titre, deux traits caractérisent la revue : d’une part, son souci de fonder son propos sur une connaissance empirique de la déviance et des institutions de contrôle, tournant volontiers le dos aux approches très théorisantes alors en vogue ; d’autre part, son ambition d’associer aux sciences sociales les sciences du psychisme et l’approche clinique du comportement criminel. Cette seconde ambition a vite été déçue, comme l’indique le départ des cliniciennes au milieu des années 1980. La première ambition s’est affirmée de manière toujours plus ferme dans la revue, comme le souligne a contrario la raréfaction des articles à vocation épistémologique et la quasi-disparition de la rubrique « débat » qui opposait les points de vue théoriques de tels et telles auteurs et autrices.

Cette importance donnée aux approches empiriques ne s’est pas faite sans remords, ainsi que le montre déjà un «  propos d’étape  » publié en 1983. Également portée dans des textes ultérieurs, une certaine crainte s’exprime à l’égard de la dissolution de l’ambition théorique dans les raffinements de l’examen de détail et dans l’exploitation des données du crime et de la délinquance offertes par les services de police ou de justice, une exploitation trop oublieuse de leurs conditions de production. Cette inquiétude sera vivement débattue au mitan de la décennie 1990, lorsque des sociologues et politistes, principalement françaises, prendront au sérieux des notions telles que «  insécurité  », «  incivilité  » ou même «  sécurité  », alors que les approches des premiers temps tendaient plutôt à considérer que les opinions communes sur le crime et la déviance étaient trop marquées par les instances étatiques ou dominantes pour former des catégories d’analyse. Dans un article publié en 1984, la notion de «  sécurité  » était ainsi considérée comme « l ’emblème […] d’un révisionnisme inconscient de lui-même  ».

Qu’en est-il aujourd’hui ? Une analyse menée à l’occasion du vingtième anniversaire de la revue (21/1) montrait que dans ses dix premières années d’existence, le système pénal (y compris la prison) occupait le quart des publications, la justice pénale (de son organisation à la politique pénale) 15 % des publications, tout comme l’épistémologie ou l’histoire de la criminologie d’une part et les phénomènes criminels (drogue, délinquance politique, avortement, prostitution, viol, délinquance en col blanc) d’autre part. Le thème «  police et sécurité  » occupait une place marginale (6 à 7 % des articles publiés). Si l’on s’en tient à un recensement des 101 articles publiés ces cinq dernières années (sans dépouillement de leur contenu), la revue semble être restée fidèle à ce qu’elle était durant sa première décennie : justice pénale et justice des mineures sont le thème principal de 26 articles, prison, probation et prévention de 21 articles, si bien que le thème «  justice pénale, politique pénale et institutions pénales (hors police)  » occupe toujours presque la moitié de l’ensemble des articles publiés. 

À l’inverse, ces cinq dernières années, les articles consacrés aux réflexions épistémologiques ou historiques sur la criminologie occupent une place désormais marginale (5 articles, issus d’un dossier sur Aaron Cicourel) et les phénomènes criminels et la violence, une place bien plus grande (25 articles). Mais, contrairement à ce que l’on aurait pu déduire des évolutions de la décennie 1990, la perception de la criminalité et de la déviance, conjuguée à la victimation (la délinquance subie), occupe une place comparable à ce qu’elle était durant la première décennie (9 articles). Police et sécurité n’occupent toujours qu’une place assez marginale (6 articles).

Un regard plus attentif au contenu des articles, au-delà de leur rubricage, permet de constater l’émergence de sous-thèmes nouveaux, comme en témoignent les dossiers que la revue a publiés ces cinq dernières années : le traitement de la radicalisation en prison  ; prison et politiques pénitentiaires dans les Suds  ; le harcèlement de rue  ; la criminalité environnementale  ; l’humiliation sur Internet  ; la patrimonialisation des lieux de privation de liberté  ; Cicourel et la sociologie de la déviance. Au-delà de ces dossiers thématiques, certains objets semblent durablement inscrits dans les préoccupations scientifiques de la revue, qui témoignent des évolutions de nos sociétés, comme le terrorisme, la surveillance électronique, la criminalité en ligne, mais aussi, à titre plus incident, les déviances commises dans le sport.

Déviance et Société est donc une aujourd’hui une revue qui perpétue un engagement international et thématique fidèle à ses débuts, il y a près d’un demi-siècle de cela, tout en portant sur le crime, la déviance et leurs institutions et outils de contrôle un regard renouvelé.

Déviance et Société

Coprésident du comité de rédaction : Fabien Jobard, directeur de recherche CNRS, Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDIP, UMR 8183, CNRS / ministère de la Justice/université de Versailles–Saint-Quentin/Cergy-Paris-université).

Corédacteur en chef : André Kuhn, professeur de criminologie et de droit pénal au Centre romand de recherche en criminologie, Université de Neuchâtel (Suisse).