Les laboratoires communs en SHS : une opportunité mieux connue des chercheurs et entrepreneurs

Innovation La Lettre

#VALORISATION

Quand une unité de recherche et une entreprise co-construisent un projet de Recherche & Développement et apportent chacune une contribution scientifique et technologique, une collaboration stable sur une durée pluriannuelle se met en place et aboutit souvent à la création d’un laboratoire commun, une plateforme collaborative, une forge, un outil de la « science en société ». Rares en sciences humaines et sociales, les laboratoires communs sont de plus en plus recherchés par les entreprises, pas en réponse à un besoin spécifique, mais pour réfléchir aux réponses à une thématique plus générale et sur une plus longue durée. Les laboratoires communs financés par l’Agence nationale pour la recherche (ANR) ont l’avantage de pouvoir doter en ressources humaines un laboratoire de recherche et de permettre à des jeunes chercheurs et chercheuses d’entreprendre un parcours doctoral en lien étroit avec une structure socio-économique, grâce à la thèse CIFRE.

Séries TV : que vais-je regarder ce soir ?

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Les séries du genre « sécuritaire », qui décrivent et fictionnalisent la lutte des institutions du renseignement contre le terrorisme, se sont multipliées depuis 2001 (Montage réalisé par DEMOSERIES)

Walter Benjamin avait réfléchi en 1939 aux effets induits par l’apparition des nouvelles possibilités techniques de reproduction des œuvres d’art. Moins d’un siècle plus tard, les séries télévisées sont au cœur du développement des industries culturelles, qui sont en train de transformer la définition et les fonctions même de l’art. C’est bien une mutation du champ culturel, de ses hiérarchies et de ses fonctions qui est en train de s’opérer. Or faute d’études transversales, d’outils théoriques adéquats et renouvelés, la recherche n’a pas encore suffisamment observé ou analysé cette mutation à l’ère des médias numériques, la constitution d’un nouvel ensemble de valeurs à travers la création et la distribution des séries télévisées, les transformations des formes de vie suscités au niveau global par la circulation des séries, et enfin leur pouvoir pour affronter collectivement les bouleversements culturels et sociaux en cours.

Un genre mineur ?

Les séries, qui ont pris le relais des films populaires en termes d’impact culturel global, n’ont pas fait l’objet d’une attention aussi importante que le cinéma de la part des chercheurs, bien que leur ambition morale et politique soit explicite et qu’un corpus de grandes séries — « classiques » ait émergé depuis les années 19901 .

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Un nombre de séries télévisées en croissance fulgurante avec la plateformisation des médias, un paysage en profonde restructuration (source : BetaSeries)

Or tout comme la recherche et la critique ont longtemps sous-évalué les œuvres de fiction sérielle à quelques exceptions près, les systèmes de diffusion sous-estiment les spectateurs. Leur réception s’est construite non dans les salles obscures et publiques, mais d’abord dans l’univers domestique, où la TV est un meuble, les œuvres des supports de publicité (le « soap ») et le public souvent des spectatrices. La série est un médium mineur, qui met en scène l’univers familial ou de la sociabilité proche. C’est en passant à la description d’univers professionnels (médicaux, juridiques, policiers, espionnage…) que les séries ont acquis une place nouvelle, devenant une ressource pour l’information et l’éducation du public à travers une expérience « augmentée ».

Les séries, genre mineur, ont une capacité de mise en compétence morale de chacun. Ce qui fait leur force est leur mode de consommation ; l’intégration dans la vie quotidienne sur la longue durée, la fréquentation ordinaire des personnages qui deviennent des proches, non plus sur le modèle classique de l’identification, mais de la fréquentation voire de l’affection. Leur forme leur confère leur valeur morale et leur expressivité : la régularité et la durée de leur fréquentation, l’intégration des personnages dans la vie ordinaire et familiale, l’initiation à des métiers et à des lexiques nouveaux et initialement opaques. Les personnages des fictions télévisées sont si bien ancrés, clairs dans leurs expressions morales, qu’ils peuvent être « libérés » et ouverts à l’imagination et à l’usage de tous les spectateurs.

Des séries qui forment des vies

Les formes de vie des spectateurs se sont profondément modifiées ces deux dernières décennies avec l’introduction des chaînes câblées, puis le numérique et le développement des plateformes. Ces dernières ont sans doute renforcé la place des productions anglophones, mais ont aussi suscité la circulation des séries turques, coréennes, israéliennes, ou africaines, qui ont leurs fans dans tous les pays. Mais aujourd’hui, face à une offre massive et démultipliée, les spectateurs ont de plus en plus de mal à choisir les séries qu’ils souhaitent regarder de façon autonome. Plus de 30 % des spectateurs prennent ainsi plus de trente minutes à trouver leur prochaine série à voir après en avoir terminé une ! Et si l’on tient compte du fait qu’ils utilisent différentes offres (2,2 offres de SVOD [Subscription Video On Demand] en moyenne), cela rend la recommandation incomplète et frustrante. Or, les outils de recommandation automatique ont un impact majeur sur l’utilisation des plateformes de streaming vidéo. Ils ne parviennent donc pas à recommander des séries que l’utilisateur pourrait apprécier ; ou comme on le sait, ils peuvent recommander des séries similaires à celles que l’usager a déjà vues ou à ce que d’autres usagers qui aiment la série aiment également, mais pas nécessairement ce que l’usager aimerait regarder ou découvrir.

Les séries en effet ne se contentent plus de refléter ou de décrire la société, elles l’impactent à travers ces modes de consommation. Le projet européen DEMOSERIES — ERC Advanced Grant coordonné par Sandra Laugier —, et l’Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne (ISJPS, UMR8103, CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) ont déjà obtenu des résultats visibles et internationalement diffusés, en analysant limpact des séries sécuritaires sur les catégories morales et les croyances politiques en démocratie. Le projet a développé une expertise unique dans plusieurs domaines, notamment sur la manière dont les séries influencent les genres établis, façonnent la perception de l’espace public et des menaces pour la démocratie, et éduquent le public à des enjeux moraux et politiques complexes. L’idée dimpliquer le public et de lui donner davantage de contrôle dans le processus de recommandation sappuie sur ces travaux antérieurs et s’enrichit des sultats d’une enquête menée par les chercheurs Clément Combes et Hervé Glevarec sur la réception des ries sécuritaires. La nouvelle étape de la recherche est la collaboration avec le site BetaSeries, média indépendant spécialidans les séries télévisées, qui a bien identifié la demande croissante pour des recommandations améliorées.

Comment « mieux visionner/consommer » les séries TV ?

Dans ce contexte et avec ces résultats, il est urgent est de mettre en lumière des critères spécifiques pour offrir des recommandations précises et adaptées aux utilisateurs. L’équipe DEMOSERIES et l’ISJPS ont ainsi construit avec le Japanese-French Laboratory for Informatics (JFLI, IRL 3527, CNRS / Sorbonne Université / Institut national d’informatique / Université de Tokyo / Université de Keio) dirigé par Philippe Codognet, et en partenariat avec la plateforme de recommandation BetaSeries, un projet interdisciplinaire de prématuration CNRS, intitulé RECO+.

Ce projet vise la création d’un système d’intelligence artificielle capable de traiter de gros volumes de données textuelles et vidéo afin d’identifier de nouvelles catégories, telles que les types de scènes, la présence d’objets particuliers, les styles de dialogues, l’ambiance et les émotions. Ces catégories seraient plus riches et pertinentes que celles actuellement disponibles dans les bases de données existantes, comme Internet Movie Database (IMDb). Elles permettraient de révolutionner la recommandation en respectant la compétence des publics, et en se basant sur le contenu des séries et la qualité du corpus au lieu du comportement des usagers.

L’innovation se situe à trois niveaux, articulant le culturel, l’industriel et l’IA :

  • sur le plan culturel, en mettant en valeur la richesse du contenu de la culturelle sérielle populaire et ses évolutions récentes ;
  • sur le plan éthique et social, en donnant plus de poids au jugement du spectateur ordinaire et en lui permettant d’évaluer les séries en fonction de son expérience et de ses préférences ;
  • sur le plan technologique, grâce à un moteur de recherche basé sur l’IA pour analyser le contenu des séries, plutôt que sur les similitudes entre les profils d’utilisateurs ou leur historique de visionnage.

De la recherche SHS sur les séries vers l’ouverture à l’industrie. Deux projets SHS innovants, RECO+ et SERILAB 

Le projet RECO+, soutenu par CNRS Innovation dans le cadre du programme Prématuration pour l’année 2024, vise ainsi à mettre en place un prototype avancé de recommandation de séries ainsi qu’un ensemble d’outils répondant tout autant aux exigences croissantes de l’industrie des séries qu’aux besoins et intérêts des téléspectateurs. Il permettra à BetaSeries de bénéficier de la recherche avancée en IA pour enrichir ses méthodes de recommandation. BetaSeries pourra tester et fournir un retour d’information solide par l’intermédiaire de ses communautés.

RECO+ se prolongera dans un dépôt de candidature à l'appel LabCom2 , avec le projet SERILAB où les chercheurs de l'équipe RECO+ et BetaSeries vont proposer à plus long terme (cinq ans) de révolutionner l’approche de la recommandation en la fondant de façon croisée sur l’analyse des contenus et sur la réception effective des séries par les spectateurs. Intégrant de nouvelles approches méthodologiques, de nouvelles technologies à base d’IA pour l’analyse textuelle et vidéo et reposant sur un traitement avancé des usages et commentaires des spectateurs, cette offre s’adressera aux spectateurs et aux professionnels qui gagneront chacun à pouvoir mieux cerner leurs intérêts et leurs attentes.

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Temps nécessaire pour trouver une nouvelle série, après en avoir fini une autre (1000 votes - 28 février 2022, source BetaSeries)

Le LabCom en construction unira les compétences reconnues en innovation de l’ISJPS, les compétences numérique et d’analyse vidéo du JFLI Tokyo, et l’accès à la donnée d’usage de la plateforme BetaSeries et ses six millions de fans mensuels.

L’objectif est :

  • de créer un algorithme B2C [Business To Consumer] avancé de recommandation de séries, et des interfaces B2B [Business To Business] d’analyse pour les professionnels, à travers l’analyse multimodale du contenu textuel, sonore et vidéo des séries et un traitement avancé sur les usages et attentes des utilisateurs ; 
  • d’améliorer ainsi le niveau de recommandations des séries, en changeant de paradigme pour l’élargir à des critères d’ordre sociétal et éthique (inclusivité, diversité, durabilité, neutralité face aux plateformes) ;
  • d’analyser en profondeur l’impact des séries (images, narratifs, personnages) sur la vie collective et les valeurs démocratiques partagées, afin de rendre compte des transformations sociales apportées par les séries (soft power), y compris dans les configurations nouvelles apportées par l’explosion du nombre de plateformes et du visionnage non linéaire des contenus (80 % sur les 18/24 ans et 50 % sur les 18-64 en janvier 2023) ;
  • d’élargir l’innovation et la réflexion sur la recommandation et la critique à d’autres contenus audiovisuels et à d’autres secteurs culturels.

Mis en orbite par l’ERC DEMOSERIES, puis par le projet prématuration RECO+ en 2024, le LabCom SERILAB sera un moyen nouveau de développement de la stratégie scientifique de CNRS Sciences humaines & sociales dans des directions nouvelles, et une démonstration des capacités du CNRS à développer une réflexion et une expertise interdisciplinaires sur les industries culturelles et créatives (ICC)3 .

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  • 1Shuster M. 2017, New Television. The Aesthetics and Politics of a Genre, The University of Chicago Press ; Laugier S. 2019, Nos vies en séries, Flammarion.
  • 2L’appel LabCom encourage la création commune de connaissances ou de savoir-faire entre des laboratoires de recherche CNRS et des entreprises de petite taille.
  • 3Voir à ce sujet le PEPR Iccare.

Contact

Sandra Laugier
Professeure des universités, Institut des sciences juridique et philosophique de la Sorbonne