L’apiculture traditionnelle en Méditerranée. Un exemple de partenariat CNRS-Mucem
#ZOOM SUR...
Directeur de recherche CNRS au Centre Camille Jullian (UMR7299, CNRS / Aix Marseille Université) et chercheur résident au Mucem sur le support « Chargé de mission Culture au sein du Mucem » (2024-2025), Emmanuel Botte mène notamment des travaux sur l’économie et l’occupation du territoire à l’époque romaine, en Italie et dans les provinces de l’Empire. Aude Fanlo est responsable du département de la recherche et de l’enseignement au Mucem. Elle pilote les équipes de chercheurs et chercheuses au Mucem, les partenariats avec le monde académique et la programmation du MucemLab, le centre de recherche et de formations du Mucem, qui relie les domaines du patrimoine, de muséologie, de la création artistique et de la recherche en sciences humaines.
L’apiculture, par les différents dangers auxquels elle doit faire face (réchauffement climatique, forte mortalité des abeilles à cause des pesticides ou du frelon asiatique pour n’en citer que quelques-uns), est au cœur des inquiétudes actuelles. Elle constitue un savoir pratiqué dès la Préhistoire et qui se développe fortement au cœur du bassin méditerranéen durant l’Antiquité. Grâce à de récentes découvertes archéologiques et aux progrès réalisés notamment en chimie organique, il est possible d’aller plus loin dans l’analyse de cette discipline qui a encore bien des secrets à livrer. L’enjeu d’une collaboration avec le Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (Mucem) tient à une convergence entre plusieurs disciplines (histoire, archéologie, ethnographie, anthropologie, muséographie) pour offrir une vision renouvelée de l’apiculture traditionnelle antique.
Un nouveau regard sur l’apiculture antique en Méditerranée
Durant les fouilles menées sur les villas romaines de Dalmatie centrale (actuelle Croatie)1, l’archéologue Emmanuel Botte a découvert plusieurs dizaines de fragments de céramique qui portaient sur leur face interne des stries réalisées avant cuisson, mais placées de manière suffisamment irrégulière pour qu’elles se démarquent clairement de simples traces de tournage. Le chercheur a alors procédé à des analyses de chimie organique (laboratoire Nicolas Garnier) qui ont révélé la présence majoritaire de cire d’abeille, nous indiquant que ces objets étaient des ruches de l’époque romaine ; cette découverte a donné lieu à un article préliminaire2. (Figure 1)


En réalisant un examen approfondi de la bibliographie existante, Emmanuel Botte a pu constater que la majorité des travaux portait sur la Grèce et en particulier l’Attique aux époques classique et hellénistique, et sur la péninsule Ibérique. Il a alors consacré une partie de son habilitation à diriger des recherches (HDR) à une synthèse sur l’apiculture en Méditerranée antique3. Il y a démontré que des ruches en céramique sont attestées durant toute l’Antiquité et surtout dans l’ensemble du bassin méditerranéen, à rebours des conseils prodigués par les agronomes antiques (Varron et Columelle notamment) dans les traités qui nous sont parvenus, préconisant de les éviter car trop froides en hiver et trop chaudes en été. L’enquête archéologique a démontré une réalité bien différente.
En 2024, le chercheur a obtenu un financement auprès de l’Institut d’archéologie méditerranéenne ARKAIA pour le projet « Action interdisciplinaire » intitulé APIMED4. Ce projet regroupe des historiens et archéologues antiquisants et médiévistes, associés à des chimistes et palynologues, dans le but de restituer les environnements dans lesquels se pratiquait l’apiculture durant l’Antiquité et le Moyen Âge dans trois zones d’étude ciblées : la Croatie, la Crète et le Maghreb. L’objectif est d’abord d’attirer l’attention sur d’autres régions de production que celles habituellement traitées et sur une période couvrant l’Antiquité et le Moyen Âge, afin de mettre en lumière des techniques apicoles traditionnelles sur la longue durée, comme cela a notamment pu être réalisé en Égypte5. Il s’agit également de mettre en lumière les sources médiévales arabes, qui sont riches d’enseignements sur l’apiculture et son rôle à cette époque6. En effet, durant la période islamique, l’apiculture est une activité largement pratiquée et implantée dans le paysage agraire, en particulier dans les régions occidentales. Au Maghreb, l’orientation de l’économie de cette région à la fin du Moyen Âge vers le pastoralisme et l’intensification des activités d’élevage a renforcé l’apiculture, qui offre un complément alimentaire précieux aux populations rurales. Cette prospérité a contribué à mettre sur les marchés une importante production de miel et de cire, destinée aux marchés urbains et surtout acheminée vers les rivages méditerranéens, pour être exportée par la suite vers les grandes métropoles occidentales, dont les besoins en cire étaient importants.
Les enjeux de la collaboration avec le Mucem
Pour que ces connaissances soient enrichies de manière pertinente, il est nécessaire d’intégrer à ce type de projet un fort volet ethnographique, comme l’avait fait en son temps Eva Crane7. Ce n’est en effet qu’en allant à la rencontre des apiculteurs qui travaillent encore aujourd’hui de manière traditionnelle que les chercheurs seront en mesure d’obtenir un éclairage sur les pratiques des anciens.
Le Mucem, par l’histoire de ses collections apicoles, avec plusieurs centaines d’entrées concernant les objets liés aux ruches, au miel ou encore à l’apiculture8, constitue un partenaire privilégié. Les scientifiques ont ainsi pu réaliser des missions de terrain en Crète (Figure 2), près de Narbonne (Figure 3) et prochainement au Maroc auprès d’apiculteurs ayant travaillé avec des ruches en terre cuite9. En Crète, ils ont rencontré des apiculteurs ayant travaillé jusque dans les années 1980 avec des ruches en terre cuite, encore préservées aujourd’hui, et dans lesquelles des prélèvements ont été réalisés afin de mener des analyses chimiques (Laboratoire Nicolas Garnier) et palynologiques (Morteza Djamali, Aix Marseille Université), ces dernières visant à reconstituer l’environnement dans lequel les abeilles ont évolué.
Si une partie du fonds sur l’apiculture française a bien été étudiée, il y a de cela plus de 40 ans10, certaines collections sont encore inédites, telle la collection Nino Masetti, acquise en 2002, composée d’une trentaine de ruches provenant principalement d’Italie mais aussi d’Espagne, qui n’avait pas encore fait l’objet d’une étude approfondie11. (Figure 4)
Cette année passée au Mucem a donc permis de renforcer les collaborations en permettant à chacun de bénéficier de l’expérience de l’autre, en apportant le regard de l’archéologue sur les collections, et en donnant aux enquêtes de terrain le volet ethnographique indispensable.
Le partenariat CNRS-Mucem vu du Mucem
Ce projet de recherche illustre la démarche entreprise par le Mucem pour impulser une relecture originale des collections ethnographiques dont il a la charge. Les réserves du musée héritées du fonds français du Musée national des arts et traditions populaires et du dépôt européen du Musée de l’Homme, majoritairement concentrés sur les xixe et xxe siècles, se sont enrichies depuis les années 2000 dans une triple perspective : associer le regard de plusieurs disciplines sur les sujets qu’il aborde, élargir son domaine à l’échelle de la Méditerranée, et confronter ces collections aux enjeux sociétaux contemporains. Ainsi, l’investigation qui a été menée dans les collections d’apiculture traditionnelle du Mucem permet de réinscrire celles-ci dans le temps long, tout en montrant comment cette culture traditionnelle peut être considérée non seulement comme un patrimoine qui perdure mais aussi comme une source d’inspiration aujourd’hui pour de nouvelles pratiques artisanales, sociales et environnementales. La « Mission culture », dispositif pionnier mis en place par le Mucem et le CNRS, vise ainsi à susciter une recherche appliquée, ou pour mieux dire « embarquée » au musée. Il s’agit bien sûr de faciliter l’accès aux collections qui font l’objet de l’étude, mais surtout de développer, dans la relation quotidienne qui s’instaure avec les équipes du musée — conservation, régie des collections, pôle documentaire — une collaboration au long cours entre recherche académique et pratiques muséales. Les exercices professionnels se rencontrent et se renforcent mutuellement : les terrains menés en binôme chercheur/conservateur conjuguent des démarches complémentaires. Le chercheur est confronté à la réflexion concrète qui anime le quotidien du musée : comment documenter des collections a posteriori ? Comment les faire vivre dans le temps, les valoriser auprès d’un large public ? Comment réfléchir à des priorités d’acquisition pour les enrichir ? Quelles contraintes de conservation, de traçabilité sont posées aux collections ? Enfin, dans le cadre du projet et au-delà, l’immersion crée les conditions favorables d’une relation pérenne qui se développe entre le laboratoire partenaire, les programmes de recherche, les formations universitaires. C’est tout l’enjeu du MucemLab, centre de recherche et de formations du Mucem, conçu comme un laboratoire hors les murs, sorte de tiers-lieu de la recherche où s’éprouve de manière expérimentale une réflexion critique et prospective sur le musée, dans son articulation à la recherche académique et aux attentes que la société porte à l’institution muséale.
Contact
Notes
- Ce programme de recherches sur les villas romaines bénéficie du soutien du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (programme VLADO, depuis 2016) et de l’École française de Rome (programme VILLAEADRI, depuis 2017) et est mené en codirection avec Kristina Jelinčić (Institut archéologique de Zagreb).
- Jelinčić K., Ozanić I., Botte E., Garnier N. 2022, Dalmatian Evidence of Beekeeping in Roman Antiquity, in D. Wallace-Hare (éd.), New Approaches to the Archaeology of Beekeeping, Archaeopress : 130-145.
- Botte E., De l’Italie à la Dalmatie, des amphores aux villae. Recherches sur l’économie de la Méditerranée antique, Habilitation à diriger des recherches soutenue le 3 juillet 2023 à Aix-Marseille Université, 3 volumes.
- Apiculture traditionnelle en Méditerranée antique et médiévale : projet déposé avec Morteza Djamali, chargé de recherche CNRS à l’Institut méditerranéen de biodiversité et d'écologie marine et continentale (IMBE, UMR7263, CNRS / AMU / Avignon Université / IRD) et Mohamed Ouerfelli, maître de conférence, membre de l’Institut de recherches et d'études sur les mondes arabes et musulmans (Iremam, UMR7310, CNRS / AMU).
- Voir à ce sujet la thèse de Julie Lafont intitulée « Le miel en Égypte ancienne » soutenue en 2018 à l’université de Montpellier 3.
- Voir notamment l’article : Ouerfelli M. 2021, Des abeilles et des hommes. Production, commercialisation et usages du miel et de la cire au Maghreb médiéval, dans V. Blanc-Bijon, J.-P. Bracco, M.-B. Carre, S. Chaker, X. Lafon, M. Ouerfelli (éds.), L’Homme et l’Animal au Maghreb, de la Préhistoire au Moyen Âge, Presses universitaires de Provence, 253-261.
- Crane E. 1983, The archaeology of beekeeping, Gerald Duckworth & Co Ltd ; Crane E. 1999, The world history of beekeeping and honey hunting, Routledge.
- Cette collection est gérée par Edouard de Laubrie, chargé de collections et de recherches, et responsable du Pôle Agriculture et alimentation au Mucem.
- L’auteur remercie ici Dimitra Mylona pour l’aide apportée dans l’organisation des rencontres avec plusieurs apiculteurs crétois, et Jean Courrent pour avoir accepté de partager son immense savoir sur l’apiculture traditionnelle dans le Narbonnais et bien au-delà.
- Cette étude a fait l’objet d’une exposition et d’un catalogue : Collomb G. (dir.) 1981, L’abeille, l’homme, le miel et la cire, Catalogue de l’exposition organisée au Musée des arts et traditions populaires, Paris (23 octobre 1981-19 avril 1982), RMN.
- Cette collection Nino Masetti fait l’objet d’un mémoire de Master 2 à l’université d’Aix Marseille mené par Anne Bujadinovic.