La recherche face à une histoire trouée de la Renaissance : vies des juifs, portraits urbains

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Une femme qui refusait de suivre la conversion de son mari et gérait un point de distribution de livres dans le ghetto de Venise, un avocat à la cour du parlement de Bordeaux qui possédait une bibliothèque à prépondérance espagnole et portugaise, mais avec des livres de prières uniquement en hébreux. Ces vies de la Renaissance oubliées par l’histoire, ou bien souvent réduites à un rôle social interprété à l’aune des normes contemporaines, sont maintenant mises en lumière grâce au projet SION-Digit1 (Signifying Objects, Texts and Networks, 1500-1700. Digitising Transactions in Jewish European Culture), coordonné par l’historienne Evelien Chayes, ingénieure de recherche CNRS à l’Institut de recherche et d'histoire des textes (IRHT, UPR841, CNRS). Ces recherches ont permis la découverte d’un autographe inédit de Montaigne.

  • 1Projet lauréat d’un financement Biblissima+ 2023 pour SION Digit Sfarim en partenariat avec les Archives départementales de la Gironde et l’Archivio di Stato di Venezia.

Le projet SION-Digit s’attaque au problème du manque de visibilité de la vie des juifs à l’époque de Michel de Montaigne, provoquant ainsi une absence dans le récit national. Parlant de la région Aquitaine et du philosophe lui-même, l’historiographie souffre d’une carence de traces de la culture juive dans les sources du siècle postérieur aux expulsions ibériques.

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Des archives notariales rescapées de la traversée des siècles. Ici des liasses des Archives départementales de la Gironde (XVIe siècle). Photo: Evelien Chayes.

Cette « histoire d’absence », surtout française, de ce siècle oublié dans l’histoire des juifs se marie avec la conjecture qui a proposé une perte d’identité juive de ceux qui avaient dû la renier sous la menace de persécution, revenant à un abandon du rapport avec les textes, les rites et les coutumes. Si les références aux traditions juives disparaissent du monde de l’écrit du XVIesiècle, ne serait-ce que pour les renvoyer à un autre monde ou au monde de l’autre, comment s’expliquerait alors leur réapparition graduelle dans les sources autour de 1650 ? Serait-elle due tout simplement et uniquement au flux intensif de mobilité des personnes ? Comment la recherche peut-elle faire face au défaut de traces vérifiables ?

Le projet SION-Digit est fondé sur l’identification d’un corpus important de sources archivistiques abandonnées, de leur exploitation et de l’analyse de leur contenu. Il s’agit d’archives notariales des villes de Bordeaux, Venise et Amsterdam, pour la période 1500-1700. Reliées entre elles par une forte circulation de personnes et d’objets, ces trois cités portuaires ont joué un rôle clé dans le commerce et dans le mouvement des textes et des idées en Europe prémoderne. Bien que les spécialistes aient reconnu l’existence de réseaux interconnectés de leurs communautés juives respectives, nous restons mal informés quant aux nombreux détails de la vie quotidienne.

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Des archives notariales rescapées de la traversée des siècles. Ici des liasses de l'Archivio di Stato di Venezia (XVIIe siècle). Photo: Evelien Chayes.

L’entreprise n’est pas sans défis. Les actes notariés sont dispersés car indifférenciés dans la masse des archives produites par les études notariales. L’exploitation de ce type de documents est intensive, elle exige des connaissances diverses, archivistiques, linguistiques, historiques, juridiques, religieuses, locales, transnationales… Elle requiert aussi de la main d’œuvre et l’usage de l’intelligence artificielle pour résoudre les complications matérielles liées au traitement de grandes quantités d’écritures anciennes et à l’analyse sérielle et statistique des réseaux.

Nonobstant, le projet moissonne sans déception dans les archives notariales : riches d’éléments de la vie quotidienne, celles-ci contribuent à la reconstitution des villes, et l’exhumation en papier des vies effacées par les séquelles de l’histoire peut mener à des découvertes totalement inattendues, y compris pour des acteurs dont les portraits semblaient ne pouvoir être enrichis. Ainsi, la découverte d’un ensemble d’actes notariés concernant Michel de Montaigne accompagné d’un texte autographe du philosophe, qu’Evelien Chayes a exhumé pour la première fois depuis 1584. Archivés dans un paquet fermé par une couture en fil de l’époque —lui-même relié dans une liasse — ces actes faisaient partie des archives du notaire sollicité ; après le décès de ses successeurs, elles ont été transmises au dépôt général des notaires de Bordeaux (administration appelée la « Garde-Note »), puis versés aux Archives départementales de la Gironde.

Cette découverte permet aux chercheurs et chercheuses de situer Montaigne dans son rapport avec ses contemporains, non seulement les grands acteurs politiques, princes et seigneurs, mais aussi les figures totalement inconnues, artisans, notaires, clercs et témoins émergeant dans ces actes. Ils constituent le réseau des micro-histoires de la ville de Bordeaux que l’historienne peut reconstituer à partir de sources dispersées mais liées entre elles dans une constellation invisible et complexe. L’analyse archéologique précise de ce paquet de documents et de leur reliure, la datation de chaque pièce et les données qu’elles contiennent, ont été essentielles dans la reconstitution du contexte et de la mise en situation de la rédaction de l’autographe, un brouillon de lettre que Montaigne, alors réélu maire de Bordeaux, rédigea début juin 1584 (pour plus d’informations, voir ici). Le support de rédaction de ce brouillon allait devenir le verso de la feuille sur laquelle le notaire allait dresser un acte, dans le cabinet du maire. Le brouillon concerne le passage d’un homme politique à Bordeaux ; l’acte, la construction controversée d’un chai sur un terrain en ville dont l’écrivain était propriétaire. Le contexte de ces deux documents était teinté par les guerres de religion. Une conjonction hasardeuse de sources disjointes qui n’en représente pas moins une convergence de références aux différents sites de la ville et à ses carrefours de cultures. 

Ainsi, les vieux papiers des notaires, souvent sollicités par les hommes de la Renaissance, nous permettent de réparer les vies trouées par les temps et les mœurs.

Contact

Evelien Chayes
Ingénieure de recherche CNRS, Institut de recherche et d'histoire des textes (IRHT)