Les régimes de santé au Moyen Âge : une éducation alimentaire avant la lettre ?

Lettre de l'InSHS Archéologie

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Professeur d’histoire médiévale à l’université d’Avignon, Marilyn Nicoud dirige le laboratoire Histoire, Archéologie, Littérature des mondes chrétiens et musulmans médiévaux (CIHAM, UMR5648, CNRS / Université Lumière Lyon 2 / ENS de Lyon / Université Jean Moulin Lyon 3 / Avignon Université). Ses recherches portent sur l’histoire de la médecine et de la santé, dans une approche croisée ; elles s’inscrivent à la fois dans une histoire des textes et des doctrines médicales, construites sur une approche philologique, codicologique et intellectuelle, et dans une histoire des pratiques sociales et culturelles, fondée sur des fonds archivistiques.

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Oxford, Bodleian Library, ms Douce 2, fol. 113r, xive siècle. Arnaud de Villeneuve, Regimen sanitatis ad inclitem regem Aragonum © Marilyn Nicoud

Alors que depuis 2001, le ministère de l’Éducation nationale, de la Jeunesse et des Sports promeut l’éducation à l’alimentation dans le cadre du Programme national nutrition santé (PNNS) pour améliorer la santé de l’ensemble de la population, il n’est peut-être pas inutile de rappeler l’importance qu’a revêtu la nutrition pour la prévention des maladies dans la médecine antique et médiévale. Dans De l’ancienne médecine, un ouvrage de la collection hippocratique (ve siècle avant notre ère), l’origine de la discipline est même expliquée par la distinction entre l’alimentation des malades et celle des bien portants.

En raison de l’incertitude des procédés thérapeutiques alors en vigueur et, plus largement, de la faillibilité du savoir médical1 , les praticiens de l’Antiquité et du Moyen Âge ont fait du maintien du corps en bonne santé une priorité. Dans son Canon, une encyclopédie traduite en latin au xiie siècle et devenue l’une des sources de l’enseignement universitaire occidental, le savant persan Avicenne (m. 1037) définit ainsi la médecine comme la connaissance des dispositions du corps humain afin de conserver la santé ou de la récupérer.

Selon les théories héritées de l’Antiquité grecque, la santé est caractérisée par un mélange équilibré de qualités premières de chaud, de froid, de sec et d’humide, dont les composantes fluides constituent les humeurs et définissent la complexion de chaque individu : sanguine, colérique, flegmatique ou mélancolique, en fonction du mélange. La maladie, quant à elle, résulte du déséquilibre excessif d’une ou plusieurs de ces qualités. Différente en fonction de l’âge et du sexe, susceptible de changer selon les conditions de vie, le climat ou encore les saisons, la complexion naturelle nécessite une étroite surveillance afin de conserver cet équilibre.

Dans le cadre d’une pensée holistique tenant compte de la nature spécifique de l’homme et de son environnement, un ensemble de facteurs qualifiés de « choses non naturelles » joue un rôle primordial dans le maintien du corps en bonne santé. Ils constituent la diététique qui, avec la pharmacopée et la chirurgie, composent la médecine pratique. Aux côtés de l’air, du sommeil et de la veille, de l’exercice et du repos, du fait de manger et d’évacuer ce qui est superflu, des émotions, mais aussi du bain, de l’activité sexuelle ou encore de la saignée préventive, les aliments et les boissons occupent une place fondamentale2 . Ils servent à nourrir et à régénérer le corps. La digestion, entendue comme une succession de cuissons opérées dans l’estomac, le foie et les veines, permet de transformer les nourritures en sang et en matière corporelle3 . Plus ce qui est absorbé est d’une complexion proche de celle du consommateur, plus l’assimilation sera facile et les résidus de la digestion peu nombreux à expulser. En revanche, les aliments de qualités contraires, difficilement digérés, peuvent se putréfier dans le corps et être cause de maladies. Bienfait indispensable à la santé, l’alimentation est donc susceptible de constituer un risque4 . Nombre de fruits frais se voient ainsi déconseillés, car froids et humides, ils sont peu nourrissants. Aptes à altérer la complexion naturelle, ils agissent comme des médicaments. Leur consommation est plutôt proposée à des fins thérapeutiques pour resserrer, du fait de qualités astringentes, ou pour relâcher le ventre, à moins de les corriger par une préparation adaptée, comme le melon accompagné d’un vin pour le réchauffer.

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Florence, Biblioteca Medicea Laurenziana, ms Plut. 20.53, fol. 1r, daté de 1490.
Bernardo Torni, De quadragesimalibus cibis © Marilyn Nicoud

Fondées sur un ensemble de textes antiques et issus du monde arabo-islamique, traduits en latin à partir des xie-xiiesiècles5 , ces connaissances enseignées à l’université ont donné naissance, à partir du xiiie siècle, à une littérature riche de plus d’une centaine d’œuvres, rédigées non seulement en latin (la langue savante), mais aussi en vernaculaires. Tandis qu’au sein d’un marché médical en expansion s’affirme, aux côtés d’une grande variété de soignants, une élite diplômée, les classes les plus riches de la société médiévale expriment un souci de santé et de bien-être qui se manifeste aussi bien par l’emploi régulier de praticiens que par un besoin de conseils. Ainsi, nombre de « régimes de santé », principalement destinés à un public étranger à la discipline savante, obéissent à un double impératif : d’un côté, une nécessité médicale, qui rend l’information des lecteurs en matière d’hygiène de vie indispensable pour espérer prévenir les maladies ; de l’autre, une nécessaire réponse à cette demande sociale de soin6 . Souvent adressés à des rois, à des évêques, à des membres de l’aristocratie ou écrits sur commande, ces livres fournissent des règles à suivre afin de vivre jusqu’au terme naturel, lorsque sont totalement consumées la chaleur et l’humidité naturelles indispensables à l’existence. Adaptés à la complexion naturelle du destinataire, à son âge ou encore à ses habitudes et à ses goûts, ils proposent une sorte de diététique personnalisée et une forme de « médicalisation » du quotidien.

Dans l’économie des régimes, la part dédiée aux nourritures devient prépondérante au cours des siècles, au point parfois de donner lieu à de véritables catalogues alimentaires. Au milieu du xiiie siècle, Aldebrandin, un médecin d’origine siennoise installé en Champagne, compose la première encyclopédie médicale en langue vulgaire en consacrant une vaste partie de l’ouvrage aux différentes nourritures ; moins d’un siècle plus tard, en 1338, un praticien de Reggio d’Émilie, Barnaba Riatini, propose le premier dictionnaire alimentaire médiéval, rangé par ordre alphabétique ; en 1451, Michel Savonarole, célèbre professeur de Padoue, adresse au marquis de Ferrare, Borso d’Este, son Libretto de tutte le cosse che se magnano, un livre sur tout ce qui se mange. Vers 1490, le florentin Bernardo Torni destine son traité sur l’alimentation de Carême au cardinal Giovanni de’ Medici, futur pape Léon X, alors que le piémontais Pantaleone da Confienza, quelques décennies plus tôt, rédige un ouvrage sur les fromages européens ; mêlant le savoir des autorités aux observations issues de ses voyages, il détaille les procédés de fabrication et fournit des recommandations médicales.

Parce qu’ils visent à faire des lecteurs des acteurs de leur propre santé, ces régimes ont très tôt eu le souci de divulguer un savoir ouvert aux habitudes des contemporains. Ils font souvent état de nouveaux aliments, de variétés récoltées localement ou de produits d’importation comme les vins de Grèce ou de Chypre. Sont aussi évoquées, dans des chapitres spécifiques, les préparations culinaires utiles pour faciliter la digestion7 . On y mentionne les différents procédés de cuisson, les tourtes, pâtés et gélatines pour viandes et poissons ainsi que les sauces destinées à les accompagner, utilisant tantôt, comme le recommande Aldebrandin de Sienne, poivre et verjus à l’image de la cuisine française, ou bien oranges amères et citrons, caractéristiques des régions méridionales adeptes du goût aigre-doux à la fin du Moyen Âge. Les pâtes alimentaires, déjà présentes dans les ouvrages de langue arabe, font aussi leur apparition dans les textes du xive siècle ; le catalan Arnaud de Villeneuve (m. 1311) les nomme alatria dans son régime pour le roi d’Aragon, tandis que Barnaba Riatini parle des tria d’Ancône, des vermicelles de Toscane, des oreti de Bologne, des minutelli de Venise, des formentinide Reggio ou encore des pancardelle de Mantoue. Dans ce souci du détail, on peut lire la volonté du médecin de guider son lecteur, un condottiere italien, dans la profusion des variétés qui s’offrent à lui.

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Oxford, Bodleian Library, ms Bodl. 381, f. 20r, xve siècle. Etienne Arlandi, Dietarium.
Table des matières des chapitres sur les aliments © Marilyn Nicoud

Les régimes dessinent aussi une sorte de diète sociale où les conseils s’adaptent aux habitudes de consommation et de classe de leurs lecteurs. Ceci pour deux raisons principales : d’abord parce que l’habitude, entendue comme une seconde nature, ne doit pas être modifiée trop brutalement ; ensuite, parce que les produits considérés comme les plus digestes, les plus délicats (volailles, oiseaux, veau, froment…) et les plus conformes aux estomacs des élites, sont aussi les plus chers. En revanche, les viandes rouges et les céréales secondaires (avoine, orge, seigle…) s’accordent aux travailleurs manuels. Au fait des usages, les médecins s’efforcent aussi de personnaliser leurs conseils, en tenant compte des goûts de leurs destinataires.

Soucieux de promouvoir une hygiène de vie indispensable pour prévenir les maladies, les auteurs de régimes s’appliquent à convaincre les destinataires des livres du bien-fondé de leurs recommandations, car il n’est pas toujours simple d’imposer des règles à qui est en bonne santé. En divulguant un savoir facile à comprendre, ils proposent les principes d’une sorte d’éducation alimentaire avant la lettre, où les lecteurs, pleinement acteurs d’un gouvernement de soi, doivent s’efforcer d’adhérer à ces formes d’autocontrainte.

  • 1Jacquart D. 2012, « De la faillibilité de l’art médical aux erreurs du praticiens au début du XIVe siècle : une imperceptible marge », in Gadebusch Biondo M., Paravicini Bagliani A. (eds), Errors and Mistakes: A Cultural History of Fallibility, Sismel, pp. 129-146.
  • 2Gil Sotrès P. 1995, « Les régimes de santé », in Grmek M.D. (dir.), Histoire de la pensée médicale en Occident, vol. 1 : Antiquité et Moyen Âge, Seuil, pp. 257-281.
  • 3Jacquart D. 2006, « La nourriture et le corps au Moyen Âge », Cahiers de recherches médiévales (xiie-xve siècles), 13 : 259-266
  • 4Nicoud M. 2015, « L’alimentation, un risque pour la santé ? Discours médical et pratiques alimentaires au Moyen Âge », Médiévales, 69 : 149-170.
  • 5Jacquart D., Micheau F. 1981, La médecine arabe et l’Occident médiéval, Maisonneuve & Larose.
  • 6Nicoud M. 2007, Les régimes de santé. Naissance et diffusion d’une écriture médicale, 2 vol., École française de Rome.
  • 7Laurioux B. 2002, Manger au Moyen Âge. Pratiques et discours alimentaires en Europe aux xive et xve siècles, Hachette ; Capatti A., Montanari M. 1999, La cucina italiana. Storia di una cultura, Laterza.

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Marilyn Nicoud
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