L'aumônerie musulmane des prisons par-delà la radicalisation
Chargée de recherche CNRS à l’Institut des sciences sociales du politique (ISP, UMR7220, CNRS / ENS Paris Saclay / Université Paris Nanterre), Claire de Galembert travaille sur la gestion publique du fait religieux en croisant sociologie de l’action publique, sociologie du droit et de la justice et sociologie des religions. Directrice d'études EHESS, membre du Centre d'études en sciences sociales du religieux (CéSor, UMR8216, CNRS / EHESS), Céline Béraud s’intéresse notamment aux questions de genre et de sexualité dans le catholicisme, à la religion dans les institutions publiques et à la sociologie de l’autorité religieuse. Toutes deux ont coordonné le projet L’aumônerie musulmane des prisons : Comment promouvoir le développement d’une institution fragile ?, dans le cadre du programme Attentats-Recherche. Elles publient, aux éditions de l’EHESS, l’ouvrage Au-delà de la radicalisation carcérale. L’aumônerie musulmane entre sécurité et État de droit.
Par quel biais l’aumônier, une figure aux origines chrétiennes, s’est-il fait une place au sein de la population carcérale musulmane ? Cet acteur hybride qui opère à l’intersection du champ religieux et du champ pénitentiaire peut-il être à la fois au service de la République et des âmes ? L’ouvrage Au-delà de la radicalisation carcérale. L’aumônerie musulmane entre sécurité et État de droit explore un angle mort du gouvernement de l’islam. Nous y livrons les résultats d’une enquête de longue haleine nourrie de témoignages de première main qui, sans s’y limiter, resitue les rapports entre l’aumônerie musulmane et la lutte contre la radicalisation.
Contexte de la recherche
Ce livre est le fruit de plus d’une douzaine d’années de recherche que nous avons consacrées à l’aumônerie musulmane des prisons françaises. Son origine remonte à 2009, lorsque nous avons répondu, avec Corinne Rostaing, membre du Centre Max Weber (CMW, (UMR5283, CNRS / ENS de Lyon / Université de Jean Monnet Saint-Etienne), à un appel à projets de la direction de l’administration pénitentiaire qui invitait à examiner la régulation des pratiques religieuses en prison. Trois axes étaient alors proposés : le rapport des détenus au religieux, la gestion de l’exercice du culte par l’administration et le profil des aumôniers. Si l’islam n’était pas encore placé au centre de l’analyse, il est très vite devenu incontournable, tant la présence musulmane en détention posait des questions spécifiques liées à un encadrement religieux très insuffisant et aux craintes déjà présentes par rapport à ce que l’on appelle alors du prosélytisme.
L’intérêt pour ce champ de recherche a connu une très forte intensification avec les attentats de 2015, qui ont projeté la prison au cœur du débat public comme lieu supposé privilégié d’embrigadement djihadiste. Les aumôniers musulmans ont alors été mis en avant — certainement par défaut — par les pouvoirs publics comme des outils au service des politiques pénitentiaires de lutte contre la radicalisation. Dans ce contexte, le programme Attentats Recherche du CNRS, auquel se sont ensuite ajoutés des financements de la Direction de l’administration pénitentiaire et de la Mission Droit et Justice, nous a permis de poursuivre la recherche en plaçant la focale sur l’institutionnalisation de l’aumônerie musulmane et sur ses dilemmes : comment conjuguer assistance spirituelle et attentes sécuritaires de l’État ?
Enfin, une dernière enquête, réponse à un appel à projets du Bureau central des cultes, sur les géométries variables de l’aumônerie musulmane, nous a permis d’élargir la perspective en conduisant entre 2019 et 2022 une comparaison inter-institutionnelle (prison, hôpital, armée), qui a donné à voir la spécificité de l’espace pénitentiaire marqué, comme l’institution militaire, par une conception inclusive du fait religieux et une forme d’instrumentalisation de la ressource religieuse, partant des aumôniers. Au-delà des événements tragiques de 2015, notre trajectoire de recherche reflète ainsi l’intérêt — intermittent — des pouvoirs publics pour l’aumônerie musulmane et pour les recherches qui ont été conduites à son propos.
Méthodologie
Durant les trois enquêtes, la démarche adoptée a été résolument ethnographique, méthodologie qui nous a permis d’appréhender les discours, représentations et pratiques au plus près du quotidien carcéral. Dans l’ouvrage, il s’est agi de donner voix aux actrices et acteurs souvent invisibilisés dans le débat public : détenus musulmans en quête de soutien, femmes aumônières encore souvent objet de vexations et de discriminations, personnels pénitentiaires confrontés à des injonctions contradictoires.
Les entretiens conduits et les observations réalisées nous ont permis de saisir les dilemmes concrets, les malentendus persistants et les ajustements permanents qui caractérisent l’aumônerie musulmane.
Principaux résultats de recherche
Les principaux résultats de la recherche s’organisent autour des axes suivants.
L’aumônerie musulmane est une institution récente, qui ne s’est véritablement développée qu’à partir des années 1990 et demeure encore aujourd’hui fragile. L’impact des inquiétudes sécuritaires sur le développement de l’aumônerie musulmane a été majeur aussi bien sur le plan quantitatif (de 40 aumôniers au début des années 2000, on est passé à près de 300 aumôniers musulmans aujourd’hui) que qualitatif (exigences nouvelles de professionnalisation des aumôniers, dont l’obligation pour les aumôniers rémunérés d’être détenteurs d’un diplôme de formation civile et civique, contrôle accru de leur présence). Cependant, les indemnités sont faibles, le statut précaire, et le recrutement difficile. Absentéisme et turn-over témoignent en outre d’une difficulté de fidélisation des aumôniers. Le relèvement des indemnités versées aux aumôniers est jugé insuffisant et contribue à la faible attractivité de la fonction pour des petites classes moyennes ou classes populaires dont une partie importante occupe un emploi par ailleurs (55 % selon l’enquête par questionnaires réalisées entre 2010 et 2012). Le recrutement des aumôniers est doublement captif du Conseil français du culte musulman et d’un bassin étroit de recrutement. D’où le fait que la plupart des aumôniers sont des primo-migrants, la plupart marocains ou algériens, relativement diplômés, venus dans le cadre d’une migration d’étude, cherchant à résister au déclassement en convertissant leur capital scolaire et religieux dans cette activité.
Ce bilan en demi-teinte ne doit pas empêcher de constater une forme de routinisation de l’aumônerie musulmane. L’aumônier musulman — comme, dans une certaine mesure, l’aumônière musulmane — est devenu une figure presque banale en détention et au-delà. En témoignent les rapports de coopération existant entre les aumôniers et les mosquées ou associations islamiques, l’émergence de l’aumônier musulman dans l’espace public et médiatique ainsi que sa présence normalisée en détention. Les femmes, quant à elles, investissent discrètement cette fonction et contribuent à l’émergence d’un leadership religieux au féminin.
L’aumônier musulman n’en demeure pas moins un outil de la domestication et de gouvernement de l’islam. On attend de lui qu’il diffuse un « islam modéré » conforme aux « valeurs républicaines ». Cumulé à la peur du « fichage » qui a suivi les attentats, un tel positionnement génère une défiance qui éloigne de l’offre d’islam institutionnalisée une partie de la population musulmane incarcérée. Les aumôniers se révèlent d’autant plus perméables à l’injonction que leur adressent les pouvoirs publics de constituer « un rempart contre l’extrémisme » que cette attente leur permet de valoriser leur utilité publique et d’escompter renégocier leur statut. La plongée en établissement montre une ambivalence entre une mise à l’écart des dispositifs officiels de lutte contre la radicalisation et des coopérations officieuses avec les directions et les personnels pénitentiaires.
Un retour de l’aumônier musulman à sa fonction traditionnelle d’assistance spirituelle a été observé. Ainsi, depuis 2018, l’aumônier n’est plus invoqué comme une solution contre la radicalisation par les plans gouvernementaux de lutte contre le terrorisme islamiste. En creux de cette évolution se lit, d’une part, l’échec d’un outil sur lequel l’administration pénitentiaire a misé pour endiguer la radicalisation en prison : le discours public sur l’aumônerie musulmane a contribué à susciter la méfiance des détenus musulmans et à démonétiser cet outil. D’autre part, la professionnalisation des personnels en matière de lutte contre la radicalisation a rendu l’administration pénitentiaire moins dépendante de ces acteurs.
Quel avenir ?
Finalement, l’ouvrage met en évidence les contradictions d’une institution à la fois valorisée et fragilisée, reconnue et surveillée. L’aumônerie musulmane apparaît ainsi non seulement comme un espace de tension entre sécurité et liberté religieuse, mais aussi comme une voie possible de reconnaissance de l’islam dans cette institution publique qu’est la prison et, au-delà, dans la société française. Le constat qui s’impose au terme de notre enquête est que l’aumônerie musulmane est assez largement sortie de l’actualité. Son avenir demeure suspendu aujourd’hui à trois facteurs.
Tout d’abord, se pose la question de la professionnalisation des aumôniers musulmans : sans création d’un débouché professionnel garanti par une salarisation, celle-ci paraît compromise. L’État a, jusqu’à présent, hésité à consentir à celle-ci ; peut-être parce qu’il rechigne à passer outre les résistances des aumôneries chrétiennes très attachées au bénévolat perçu par ces dernières comme un gage de leur indépendance par rapport à l’administration. Au-delà du diplôme de formation civile et civique, se pose aussi la question de la formation des aumôniers sur le plan théologique : certaines filières de formations sont apparues, entre autres à l’Institut Al-Ghazali de la grande mosquée de Paris ou dans d’autres lieux en province. Mais certains de ces lieux ont fait l’objet d’une fermeture administrative, ce qui a été le cas de l’institut européen des sciences humaines (IESH) de Saint-Léger-de-Fougeret à Château-Chinon. Le projet d’instituer une faculté de théologie musulmane, promu par Francis Messner, n’a quant à lui jamais vu le jour. La seule ressource à ce jour consiste dans l’Institut français d’islamologie institutionnalisé en 2022. Ses missions consistent à dispenser des cours d’islamologie fondamentale mais aussi, en principe, à assurer la formation des cadres religieux. À ce jour, le contenu et les modalités de cette formation sont encore imprécis. L’avenir de l’aumônerie musulmane est enfin tributaire de la structuration nationale de l’islam dans un contexte où le Forum de l’islam de France (FORIF) a supplanté en 2022 le Conseil Français du culte musulman (CFCM). Certes, quelques avancées ont été enregistrées dans ce nouveau format de dialogue avec l’islam : création d’un Conseil national de l’aumônerie musulmane, élaboration d’un décret reconnaissant à l’aumônier un statut de collaborateur occasionnel de la fonction publique ouvrant un droit à la protection sociale, élaboration d’un guide des aumôneries musulmanes. Il n’en demeure pas moins que sans réforme du statut professionnel des aumôniers, l’avenir de l’aumônerie musulmane apparaît compromis.
