Gouverner la folie en Afrique de l'Ouest. Perspectives historiques

Lettre de l'InSHS International Histoire

Chargé de recherche au CNRS à l‘Institut des mondes africains (IMAf, UMR8171, CNRS / AMU / EHESS / IRD / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne), Romain Tiquet a obtenu, en 2019, un financement ERC Starting Grant pour le projet MaDAf - Une histoire de la folie en Afrique de l’Ouest. Gouverner le désordre mental au temps des décolonisations (Sénégal, Burkina Faso, Ghana, années 1940-1970). MaDAf retrace l'histoire de la folie en Afrique de l'Ouest, pendant la période de décolonisation et après les indépendances. Le projet se concentre sur trois domaines principaux liés à l'histoire de l'Afrique, de la décolonisation et de l'histoire de la folie.

Pourquoi avez-vous postulé à l’ERC ?

Un élément de contexte important tout d’abord : lors de ma candidature à l’ERC, je n’avais pas encore été recruté au CNRS. Fin 2018, alors que mon contrat postdoctoral au département d’histoire de l’Université de Genève touchait à sa fin, j’ai commencé à envisager toutes les possibilités de financements pour pouvoir continuer à travailler. Dans un milieu académique très compétitif et précaire, postuler à un projet ERC s’inscrivait alors dans une campagne de candidatures multiples pour proposer et développer un nouveau projet de recherche.

Par ailleurs, j’avais effectué ma thèse dans un projet ERC à l’Université Humboldt de Berlin entre 2011 et 2016 et j’avais pu expérimenter de l’intérieur le fonctionnement d’un tel projet, tant dans ses contraintes administratives que dans la grande liberté de recherche qui m’avait été offerte. L’expérience très positive de travail collectif lors de mon doctorat a joué un rôle important pour envisager de « sauter le pas » et me lancer dans le montage d’un projet ERC.  

Enfin, un dernier aspect, et non des moindres, est bien entendu le montant accordé pour ce type de projet. Le budget général des ERC Starting Grant (1 500 000 euros) permet tout d’abord de pouvoir recruter une équipe de recherche complètement dédiée au projet. Dans le projet MaDAf, trois postdoctorant(e)s ont été recrutés sur des contrats de deux ans (renouvelables un an si le budget le permet) : Gina Aït Mehdi, Camille Evrard et Paul Marquis. L’idée de ces contrats « longs » est que les personnes sélectionnées aient le temps nécessaire pour pouvoir s’investir pleinement dans leurs recherches sans la contrainte de nouvelles candidatures tous les six mois.

Ensuite, dans le cadre d’un projet en études africaines où la présence dans les pays choisis (principalement en Afrique de l’Ouest) est centrale, le montant alloué aux missions est non négligeable. Le budget d’un tel projet permet dès lors d’offrir une grande souplesse et une vraie liberté pour permettre à l’équipe de recherche de passer du temps sur le terrain.

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 Vue des locaux du service psychiatrique de l'hôpital de Niamey (Niger) © Gina Aït Mehdi

À quelles approches et perspectives historiques renvoie votre projet, intitulé « Une histoire de la folie en Afrique de l’Ouest. Gouverner le désordre mental au temps des décolonisations » (MaDAf) ? Qu'attendez-vous, sur le plan scientifique, de ce projet ERC ?

Initialement, je ne suis pas historien de la psychiatrie. Mes recherches ont porté sur l’histoire de la police, du travail forcé, de la prison et plus largement de la répression de la marginalité urbaine en Afrique de l’Ouest. C’est à travers cet angle du « maintien de l’ordre » que j’ai développé ce projet de recherche qui propose une histoire comparée et connectée de la folie en Afrique de l’Ouest au xxe siècle. Bien qu’investi par l’anthropologie ou la sociologie, le thème de la folie sur le continent africain demeure relativement sous-exploré par les recherches historiques.  

MaDAf s’organise autour de trois axes de recherche complémentaires. Dans un premier axe de recherche, le projet questionne de manière comparée et sur la longue durée les représentations diverses mais aussi l’émergence et l’utilisation de définitions multiples du désordre mental pour caractériser, identifier et contrôler les populations pendant la période coloniale et postcoloniale. Il s’intéresse à la fois aux discours et pratiques qui sont produits par le politique et les sociétés sur la folie en Afrique, mais interroge aussi ce que dit la folie du politique et de la société sur le continent. Dans un deuxième axe de recherche, MaDAf propose d’analyser les différentes formes de prise en charge de la folie, que ce soit dans le cadre de la clinique psychiatrique et de l’enfermement asilaire ou de la gestion répressive et policière du désordre mental par différentes autorités. Enfin, dans un troisième axe de recherche, ce projet opère un changement d’échelle pour se concentrer sur les individus atteints de troubles mentaux, envisagés non pas comme simples objets d’un savoir politique ou médical mais comme sujets et acteurs de leurs propres histoires.

MaDAf se fixe plusieurs objectifs scientifiques et méthodologiques. Le projet vise premièrement à proposer des études qui sortent du cadre limité de l’internement psychiatrique pour interroger la multiplicité des lieux où se rencontre le trouble mental (rue, tribunal, prison, poste de police, village, famille, etc.). Il vise deuxièmement à questionner l’ordinaire de la folie au travers d’une étude au « ras des sources » et au « ras du sol » en intégrant l’analyse à plusieurs échelles, du local au transnational, afin de rendre compte du fossé entre discours, pratiques et expériences individuelles de la folie. La mobilisation d’une diversité de sources écrites et orales est au cœur des ambitions méthodologiques du projet. Un des défis est, par exemple, d’avoir accès et d’exploiter certaines sources encore jamais explorées dans le cadre africain, à savoir les dossiers d’individus atteints de troubles mentaux internés dans des structures psychiatriques ou carcérales. Enfin, MaDAf propose d’opérer un double décentrement aux potentialités heuristiques multiples :

  1. Une histoire de la folie à partir de l’Afrique de l’Ouest permet d’éclairer par les marges l’histoire de l’État et des sociétés ouest-africaines pendant les périodes coloniales et postcoloniales.
  2. L’étude du désordre mental en Afrique de l’Ouest en dehors de son aspect strictement psychiatrique permet de proposer une analyse renouvelée de l’histoire de la folie et de l’insérer dans une perspective plus globale.


Quels conseils donneriez-vous aux chercheurs qui souhaitent se lancer dans la préparation d’un ERC Starting Grant ?

Premièrement, ne pas avoir peur de se lancer. Je me rappelle qu’après ma thèse, l’idée même de postuler à un ERC Starting Grant (deux ans d’expérience après le diplôme de doctorat) était pour moi inenvisageable. Je considérais ce type de projet beaucoup trop lourd et ambitieux du haut de ma jeune expérience de recherche. La tendance a sans doute changé les dernières années mais je me rappelle avoir partagé cette « autocensure » avec plusieurs collègues : « c’est trop compétitif », « c’est hors de portée », « c’est pour les chercheurs et chercheuses confirmés », etc.

Dans les faits les procédures de candidature sont assez « légères » en comparaison d’autres appels à projets beaucoup plus lourds administrativement et scientifiquement, et les chances de réussite, statistiquement parlant, plus élevées.

Si vous avez un projet qui vous tient à cœur, foncez ! Il sera alors relativement aisé de présenter, argumenter et défendre votre projet dans les formulaires de candidature (cinq et quinze pages). Cependant, il est primordial de connaître les codes et les attentes propres aux projets ERC. On peut être rebuté (je l’ai été au début) par l’aspect un peu « marketing » d’un tel montage qui pousse les candidats et candidates à « vendre » leur projet et à se vendre eux-mêmes. Cependant, l’exercice, une fois les codes compris, se révèle enrichissant car il permet d’organiser sa pensée et ses objectifs de recherches de manière concise et claire. Par ailleurs, puisque les ERC Starting Grant permettent les projets collectifs, s’imaginer construire une équipe de recherche est très motivant et permet de « tester » et de confirmer l’intérêt, la pertinence et la faisabilité de son projet.

Deuxièmement, afin de comprendre au mieux l’exercice imposé par une telle candidature, il est central de se faire accompagner en se rapprochant des personnes qui s’occupent du montage de ce type de projet au sein de l’institution hôte qui est envisagée. Pour ma part, je comptais déposer le projet dans un laboratoire CNRS — l’Institut des Mondes Africains —, bien que non titulaire au sein du CNRS. Après avoir jaugé de la faisabilité et de la pertinence de mon projet, le service partenariat et valorisation (SPV) de la délégation Provence et Corse dont le laboratoire partenaire dépendait m’a proposé un accompagnement. Julia Riccio m’a alors suivi sur tous les aspects du montage (en particulier les aspects administratifs et financiers) et son aide a été déterminante dans la réussite de cette candidature car elle m’a permis de formuler et muscler ma candidature pour répondre au mieux aux attentes propres à ce type de projet.

Contact

Romain Tiquet
Chargé de recherche au CNRS, Institut des mondes africains