Les cercueils en plomb des comtes de Flers (début xviiie siècle). Pratique de l’embaumement et funérailles élitaires à l’époque moderne

Lettre de l'InSHS Archéologie

En 2014, la fouille préventive de l’église Saint-Germain de Flers et de son cimetière paroissial (Orne, Normandie ; fouille Inrap) a permis la mise au jour des fondations du lieu de culte, de 270 sépultures médiévales et modernes et de deux caveaux maçonnés (dénommés Sépulture - SP 4018 et Sépulture - SP 4019), retrouvés dans le chœur de l’église paroissiale. Tous deux renfermaient chacun un cercueil en plomb anthropomorphe et sur l’un d’eux, un cardiotaphe (urne en plomb en forme de cœur) déposé sur le couvercle à l’emplacement du thorax. Prélevés avec précaution et transférés à l’université de Caen-Normandie, les deux cercueils ont bénéficié d’une fouille adaptée en laboratoire et d’une importante étude documentaire menées en étroite collaboration avec le service d’Archéoanthropologie du Centre Michel de Boüard - Centre de recherches archéologiques et historiques anciennes et médiévales (Craham, UMR6273, CNRS / Université de Caen Normandie)1 .

  • 1De même, les os de quatre individus minimum (dont trois fragments de crânes sciés) identifiés dans le caveau de la SP 4018, ainsi que le squelette quasi complet, mais déconnecté, d’un homme âgé de plus de 60 ans et porteur de la maladie de Paget, retrouvé dans le caveau de la SP 4019, ont également été étudiés.
Fouille en laboratoire d’un des cercueils en plomb de Flers en 2015 © H. Dupont / Inrap-Craham

L’inhumation en cercueil en plomb et l’embaumement du corps correspondaient à une pratique funéraire élitaire courante entre le xve siècle et la première moitié du xviiie siècle, mais restaient encore peu connue par l’archéologie. Une étude pluridisciplinaire associant archéo-anthropologie, archéosciences et étude documentaire a ainsi été menée pour mieux caractériser les différentes étapes des funérailles — de la préparation du corps jusqu’aux messes après décès — des deux individus qui sont probablement les patrons de l’église paroissiale, identifiés grâce aux sources d’archives comme les comtes de Flers.

Le travail d’identification historique, étape nécessaire pour caractériser les défunts et les situer dans la sphère sociale, s’est basé sur les résultats de l’étude documentaire et l’analyse ADN2 . En effet, diverses analyses réalisées pendant ou à l’issue de la fouille ont été menées en collaboration avec plusieurs équipes de recherche CNRS ou universitaires : matières organiques pour identifier les textiles3 , restes végétaux par la palynologie4 et la carpologie5 . D’autres analyses, en chimie organique6 , ont aussi caractérisé les matériaux végétaux utilisés pour l’embaumement. Des analyses mycologiques7 , parasitologiques8 ou paléopathologiques ont été menées pour rechercher des informations sur l’alimentation des décédés et évaluer leur état sanitaire (maladies infectieuses, pathologie digestive et traumatique). Il s’agissait surtout de connaître les modalités d’intervention sur les corps des deux défunts et les techniques d’embaumement utilisées…

  • 2Étude menée par le laboratoire De la Préhistoire à l'Actuel : Culture, Environnement et Anthropologie (PACEA, UMR5199, CNRS / Ministère de la Culture / Univerité de Bordeaux).
  • 3Anatex - Laboratoire d'analyse de l'outillage et des textiles anciens.
  • 4LARA-POLEN, Centre de recherche en archéologie, archéosciences, histoire (CReAAH, UMR6566, CNRS / Ministère de la culture / Le Mans Université / Nantes Université / Université Rennes 1 / Université Rennes 2).
  • 5Archéozoologie, Archéobotanique : Sociétés, pratiques et environnements (AASPE, UMR7209, CNRS / MNHN).
  • 6Laboratoire Nicolas Garnier.
  • 7Équipe Toxicologie de l’Environnement, Milieux Aériens et Cancers (ToxEMAC), laboratoire Aliments Bioprocédés Toxicologie Environnements (ABTE, EA4651, Université de Caen Normandie / Université de Rouen Normandie).
  • 8Laboratoire Chrono-Environnement (UMR6249, CNRS, COMUE Université Bourgogne Franche-Comté).
Ouverture du cardiotaphe en plomb de la SP 4018 empli de bourres d’embaumement   © H. Dupont / Inrap-Craham

Ces premiers résultats se sont poursuivis dans le cadre d’un projet collectif de recherche intitulé « Les cercueils en plomb des comtes de Flers (début xviiie siècle, Orne, Normandie). Pratique de l’embaumement et funérailles élitaires à l’époque moderne » (de 2019 à 2021).

Ainsi, l’étude macroscopique et micro-tracéologique des crânes montrant des traces de sciage a été réalisée en collaboration avec le laboratoire de l’Institut de recherche criminelle de la Gendarmerie nationale (IRCGN) à Pontoise. L’ouverture du cardiotaphe et l’autopsie du cœur s’est déroulée en octobre 2020 au laboratoire d’anatomie et de pathologie du Pôle santé de l’université de Caen Normandie selon une chaîne opératoire scientifique et sécuritaire formalisée (en raison de la présence du plomb). Le cœur, exceptionnellement bien conservé, a fait l’objet de nouvelles analyses polliniques, carpologiques, chimiques, textiles et ADN.
Enfin, une analyse métallographique des matériaux employés pour fabriquer les cercueils en plomb a également été menée par des spécialistes du laboratoire Arc’Antique, à l’aide d’analyses de spectrométrie par fluorescence X et d’observations au microscope électronique à balayage couplé à un spectromètre à dispersion d’énergie. Cette analyse est ainsi venue compléter la première étude technique de montage des cercueils et du cardiotaphe, et a également fourni des indications sur la nature des matériaux utilisés et sur la technique de construction et d’assemblage des différentes pièces de ces contenants. Le cercueil SP 4019 semble ainsi avoir été construit de manière moins soignée et avec une quantité et une qualité du plomb plus parcimonieuse que pour le cercueil SP 4018.

Si l’étude paléogénétique menée sur les deux squelettes indique bien que les individus n’étaient ni maternellement ni paternellement apparentés, l’analyse paléobiologique et cémentochronologique9 a permis de déterminer que l’individu de la SP 4018 était un homme d’environ 49 ans et celui de la SP 4019, un homme âgé d’environ 65 ans. Par l’analyse des archives de la famille des comtes de Flers, il a été possible d’en déduire que le premier correspond sans doute à Louis Anthoine de Pellevé, dernier comte de la lignée des Pellevé, né en 1670, décédé à l’âge de 51 ans le 23 avril 1722 et inhumé à Flers le lendemain, tandis que le second est plus probablement son gendre, Philippe René de la Motte Ango, né le 14 novembre 1669, décédé à 67 ans le 12 avril 1737 et inhumé à Flers le 15 avril.

Tous deux avaient un état sanitaire relativement normal pour des hommes de leur âge en dehors d’une fracture fémorale, possible conséquence d’un accident sans handicap majeur dans la vie quotidienne, pour le sujet 4018, tandis que le sujet 4019 souffrait de pertes dentaires ante mortem importantes et d'un probable enraidissement chronique des articulations des vertèbres lombaires (spondylarthropathie) et de nombreuses lésions au niveau des insertions tendineuses et musculaires. Un trou de trépan visible sur le crâne de ce dernier, sans remodelage osseux cicatriciel, indiquerait que son décès est intervenu très peu de temps après cette intervention. Une chute (de cheval ?) ayant engendré un traumatisme crânien est mentionnée par plusieurs des sources décrivant le décès de Philippe René de la Motte Ango et pourrait expliquer ici une tentative de traitement par un chirurgien.

Les résultats ADN du cœur conservé dans le cardiotaphe indiquent que cet organe appartient au sujet de la SP 4018. Les observations macroscopiques issues de l’autopsie et l’image en 3D du cœur obtenue par acquisition tomodensitométrique10 via la plateforme d’imagerie médicale CYCERON ont également complété nos connaissances sur les gestes opératoires et les techniques employées pour procéder à l’embaumement.

  • 9La cémentochronologie est une méthode d'estimation de l'âge au décès des adultes parmi les plus précises actuellement (à plus ou moins cinq ans près). Elle consiste à décompter les anneaux du cément dentaire, visibles sur les racines des dents et constitués d'une alternance successive de bandes claires et sombres.
  • 1010. La tomodensitométrie est une technique d'acquisition d'images très détaillées de l'intérieur du corps obtenue par scanner et rayons X.
Valves aortique et mitrale bien observables  © H. Dupont / Inrap-Craham

Les analyses pollinique, carpologique et biochimique ont, par ailleurs, permis de mieux connaître la nature des matières végétales utilisées pour réaliser les baumes antiseptiques et odoriférants élaborés par les apothicaires ou le chirurgien pour l’embaumement des corps et du cœur (notamment armoise, menthe, absinthe, coriandre, calament, fruits de cyprès et de genévrier…). L’analyse des textiles présents dans les cuves a montré que l’un des corps était vêtu d’une étoffe fine, reposant sur une fourrure ou couvert d’un vêtement en fourrure ; les dépouilles habillées reposaient sur un linge plus épais tendu sous le corps (linceul ou linge de cuve).

Par ailleurs, la conservation d’archives liées à la famille comtale de Flers (chartrier du château de Flers et archives notariales conservées aux Archives Nationales) permet de montrer qu’elle appartient à une noblesse seconde provinciale fortunée bien implantée dans les réseaux économiques et de pouvoir du royaume de France dès le xve siècle et jusqu’à la Révolution. Décrire et interpréter les différents choix funéraires de chacun des membres de la famille (à l’aide des testaments et inventaires après-décès qui aident notamment à connaître la place de chacun dans la lignée familiale) permettent de caractériser des comportements, associés à la volonté de continuité familiale et lignagère, et de traduire l’idée que la famille se faisait d’elle-même et de son rang. Les différentes étapes des funérailles de plusieurs des membres de la famille comtale aux xviie et xviiie siècles, période à laquelle les sources textuelles sont les plus abondantes, ont ainsi pu être identifiées dans les documents archivistiques et inventoriées. Cette année, une prospection dans des sources écrites à l’échelle européenne a permis de constituer une base de données de plus de 250 cas pour mener une vaste enquête qui s’intéresse plus spécifiquement à la pratique sociale de l’embaumement, de la bipartition du corps et des funérailles multiples.

Hélène Dupont, responsable de recherche et d’opération, Inrap / Craham ; Cécile Chapelain de Seréville-Niel, archéo-anthropologue, Craham

Contact

Cécile Chapelain de Seréville-Niel
Archéoanthropologue, Centre Michel de Boüard - Centre de recherches archéologiques et historiques anciennes et médiévales (Craham)