Anthropologie & Santé

Interroger la normativité au prisme du cancer, n° 13 2016

Sous la direction d’Anne Vega

Anthropologie & Santé est une revue scientifique semestrielle, créée en 2010 et soutenue par l’association Amades et par deux unités de recherche : le Centre de recherche médecine, sciences, santé, santé mentale, société (Cermes3, UMR 8211, CNRS / Inserm / EHESS / Université Paris Descartes) et le Centre Norbert Elias (UMR8562, CNRS / EHESS / AMU / Université d’Avignon et des Pays de Vaucluse). Elle se donne pour premier objectif de témoigner des recherches élaborées par les différentes tendances dans le champ de l’anthropologie de la santé et de la maladie : anthropologie critique des pratiques de soins, des systèmes de santé et des institutions ; anthropologie clinique ; anthropologie politique de la santé ; anthropologie médicale appliquée ; etc. Première revue francophone consacrée aux travaux récents dans ce champ, elle publie non seulement des articles issus de recherches empiriques, de réflexions méthodologiques et épistémologiques, d’élaborations théoriques, mais aussi des essais critiques de l’œuvre d’un auteur, rédigés en langue française. Elle accueille les contributions de chercheurs confirmés et de jeunes chercheurs, français ou étrangers.

Ce dossier thématique du treizième numéro d’Anthropologie & Santé interroge l’expérience vécue par les malades et les soignés du cancer lorsqu’ils sont confrontés aux normes biomédicales et sociales, et particulièrement à celles qui les enjoignent de conserver ou de reprendre une vie «  normale  ». Face à cette injonction, chacune des contributions décline les postures adoptées par les soignés et leurs proches suivant les facteurs d’âge, de milieu social et culturel, faisant du domaine de la cancérologie un prisme fécond pour examiner le poids et l’arbitraire des normes dominantes de nos sociétés. En cela, le champ du cancer conduit notamment à investir la tension entre logiques de domination et assignation à l’autonomie et à la responsabilité individuelle des malades vis-à-vis de leur santé. La plupart des articles qui composent ce dossier sont issus d’interventions présentées lors du colloque « Les terrains du cancer : mutations et/ou constantes du “modèle“ de santé français  ? ». Ils tentent d’apporter, à partir d’ethnographies en cancérologie ne s’en tenant ni uniquement aux relations patients-médecins ni à la période dite aiguë des traitements, un éclairage nouveau sur des problématiques classiques, mais duales dans le champ de la santé : l’autonomie, la responsabilisation, le contrôle social et la normalisation. Le cancer peut être vécu non seulement comme une épreuve de l’existence mais aussi, dans certains cas, comme une opportunité de reconfigurer le rapport à soi-même, aux autres et à la société, c’est-à-dire de développer des formes d’autonomie sociale. Ce dossier thématique met en relief la façon dont l’expérience du cancer pénètre en profondeur les sphères de l’intime et impacte le sens que les acteurs donnent à leurs pratiques.

Hélène Lecompte s’appuie sur une observation d’un service d’oncopédiatrie qui ambitionne de maintenir pour les jeunes soignés une socialisation la plus normale possible, en réunissant dans l’hôpital les parents et les enseignants, l’école et la famille, dans un espace commun de prise en charge. La sociologue montre de quelle façon l’«  anormalité  » de la situation peut pousser à un excès de normalisation de l’enfance, évidemment, mais aussi du rôle de parent et d’enseignant. L’auteure décrit un processus où le pouvoir médical supplante ouvertement l’autorité des parents, ainsi que celle des enseignants, dans une moindre mesure. Elle donne à voir les conséquences de cette friction entre un modèle sociétal «  normal  » et la situation «  extraordinaire  » d’une pathologie cancéreuse à cet âge : les personnes soignées pour un cancer dans l’enfance témoignent de difficultés majeures dans leur insertion socioprofessionnelle. 

L’article de Thibaud Pombet examine les pratiques de personnalisation des soins déployées dans une unité dédiée aux adolescents et jeunes adultes atteints de cancer (les « AJA », âgés de 15 à 25 ans). La prise en compte de la singularité des soignés génère des conflits, qui peuvent être interprétés dans l’écart constaté entre les promesses de reconnaissance et les pratiques de prise en charge. De plus, cette attention portée à la singularité impacte les formes d’autonomie prescrites aux jeunes malades. L’accompagnement de l’autonomisation vise à préserver les jeunes des effets déstructurants du cancer sur les plans psychologiques et sociaux, afin qu’ils restent considérés comme des jeunes singuliers plutôt que comme des malades. Dès lors, l’attention bienveillante portée à l’individu dans les soins pousse les soignants à interpréter les situations par rapport à l’adolescence « normale  », ce qui conduit à catégoriser et normaliser une prise en charge qui se voulait pourtant attentive à la singularité des malades.

À partir de l’expérience d’anciens malades — en rémission ou guéris d’un cancer testiculaire —, Clément Méric décrit leur rapport aux normes de sexualité, de genre et de parentalité, leurs représentations des implications sexuelles de ce cancer et de ses traitements ainsi que les éventuelles stratégies qu’ils mettent en œuvre afin d’y faire face. Ces individus, fragilisés par les confrontations aux impératifs de performance, de virilité et d’autonomie, soulignent alors, en brisant certains tabous, combien l’expérience de l’« après-cancer » permet de repenser les formes sociales du couple, du désir et de l’intimité. En cela, cet article sur les trajectoires de soignés participe d’une réflexion sur les déclinaisons possibles du « vivre avec », compte tenu des possibles répercussions ou « traces » laissées par les traitements, y compris dans la vie professionnelle. 

Yann Benoist montre, à partir de données ethnographiques précises, de quelle manière la maladie grave peut paradoxalement participer à améliorer les conditions de vie de personnes sans-abri, en permettant l’accès à de nouveaux droits ou à un hébergement. Cette contribution souligne de manière grinçante les écueils de notre solidarité institutionnelle : la reconnaissance des besoins primaires et la sollicitude à l’égard de l’humain dépendent, en pratique, des représentations sociales et du statut concédé à la personne. Le contrôle social qui préside à l’accès aux droits peut donc pousser les plus démunis à négliger leur santé jusqu’à se mettre en danger de mort. La place de ces acteurs dans le système de santé saurait-elle alors se penser dans le cadre d’une démocratie sanitaire ? Quand le cancer devient la seule ressource des personnes, ne convient-il pas de souscrire à l’analyse de Yann Benoist qui perçoit dans cette situation les signes d’un « important malaise social » ?

Afin d’analyser les rapports des soignés à certaines injonctions alimentaires, Armelle Lorcy retrace les réactions de patientes atteintes par un cancer gynécologique dans la société québécoise. Son étude fait ressortir l’existence de deux normes sociales concurrentielles en contexte clinique. L’une, « manger santé », est officielle et diffusée amplement dans la société. La seconde, insistant sur le plaisir de manger, reste plus informelle et est communiquée de manière plus individualisée aux patients. Ces discours antagonistes peuvent induire des problèmes de communication entre soignants et soignées. De plus, la place donnée au plaisir par le personnel médical répond à une logique utilitariste : limiter les risques de dénutrition susceptibles de mettre en péril le traitement, voire la vie du patient. La contribution montre finalement comment les patients peuvent changer leur rapport aux normes alimentaires dominantes et souligne la place du plaisir dans l’expérience du cancer y compris en contexte de fin de vie.

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