Archéologie des origines sur la rive ouest du lac Turkana au Kenya : la Mission Préhistorique au Kenya / West Turkana Archaeological Project

Lettre de l'InSHS Archéologie

Sonia Harmand est archéologue préhistorienne, spécialiste des industries lithiques du Paléolithique ancien africain. Elle dirige la Mission Préhistorique au Kenya (MPK) / West Turkana Archaeological Project (WTAP), un programme de recherche archéologique franco-kenyan pour l'exploration et l’étude des sites archéologiques plio-pléistocènes de la rive ouest du lac Turkana au Kenya. Ces recherches portent sur l’évolution cognitive des premiers hominines (Australopithèques & premiers Homo) en Afrique de l’Est. Membre du laboratoire Technologie et Ethnologie des Mondes PréhistoriqueS (TEMPS, UMR8068, CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Université Paris Nanterre), elle travaille actuellement dans le cadre d’un détachement CNRS pour le Turkana Basin Institute et le département d’Anthropologie à l’Université Stony Brook de New York.

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Le site de Lomekwi 3 © MPK/WTAP

La Mission Préhistorique au Kenya (MPK) / West Turkana Archaeological Project (WTAP) est une mission archéologique française du Ministère de l’Europe et des Affaires Étrangères dédiée à l’exploration et l’étude des sites préhistoriques plio-pléistocènes de la rive occidentale du lac Turkana au Kenya. La MPK a d’abord été créée en 1983 par l’archéologue Hélène Roche1 qui, en 1994, lance, en partenariat avec les Musées nationaux du Kenya, le West Turkana Archaeological Project (WTAP) actuellement dirigé par l’archéologue Sonia Harmand. Ce programme implique notamment le laboratoire Technologie et Ethnologie des Mondes PréhistoriqueS  et le laboratoire Histoire naturelle de l'Homme préhistorique (HNHP, UMR7194, CNRS / MNHN / Université de Perpignan Via Domitia), l’Inrap, l’université de Stony Brook et le Turkana Basin Institute. Le WTAP est reconnu internationalement pour conduire des recherches inédites sur l’émergence des premiers comportements techniques chez les hominines. L’équipe du WTAP est en particulier à l’origine de la découverte des plus anciens outils de pierre taillée connus2 .

Les recherches de la MPK/WTAP se déroulent dans la formation de Nachukui sur la rive ouest du lac Turkana au Kenya. Cette formation s’étend sur 100 kilomètres du nord au sud et 10 kilomètres d'est en ouest et ne présente pas de lacune sédimentaire majeure entre 4,5 millions d’années et 700 000 ans3 . Ces sédiments offrent une configuration exceptionnelle pour les recherches du WTAP qui a pu mettre au jour dix complexes de sites datant de 3,3 millions d’années à 700 000 ans. Ces complexes sont formés par des groupes de sites livrant des outils de pierre taillée illustrant toutes les grandes périodes chrono-culturelles du Paléolithique ancien africain (Lomekwien, Oldowayen et Acheuléen). Le nombre important de sites identifiés dans la formation de Nachukui démontre de façon remarquable l’intensité de la présence hominienne dans cette région au cours du Plio-Pléistocène. La totalité des sites découverts permet d’étudier l’évolution des comportements techniques de plusieurs espèces distinctes d’hominines (Australopithèques, Paranthropes et premiers Homo) sur une chronologie de 2,6 millions d’années.

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Équipe de la MPK en prospection dans le paysage ouest turkana © MPK/WTAP

Parmi les découvertes les plus importantes de la MPK figurent les deux plus anciens sites oldowayens pliocènes du Kenya (2,34 millions d’années)4 , le plus vieux site acheuléen (1,7 millions d’années)5 et plusieurs restes fossiles d’hominines dont la première occurrence du genre Homo (2,3 millions d’années) et des restes dentaires d'un Paranthropus boisei (environ 1,7 million d’années)6 . En 2015, la MPK/WTAP a annoncé la découverte au site de Lomekwi 3 des plus anciens outils de pierre taillée datés de 3,3 millions d'années. Il s'agit des premiers éclats tranchants connus, délibérément détachés à partir de blocs volumineux de roches volcaniques. Ces premiers outils reculent de 700 000 ans dans le temps l’émergence de la technologie chez les hominines. Ils sont considérablement plus vieux que les plus anciens fossiles attribués au genre Homo, dont l’âge a pourtant récemment été reculé à 2,8 millions d’années7 . En prime d’être totalement originaux, les outils de Lomekwi 3 ont rendu nécessaire la révision du cadre théorique sur le lien entre notre genre (Homo) et la fabrication d’outils. Ces premiers outils doivent être maintenant attribués à des espèces précédant Homo. Ils pourraient être l’œuvre d’une ou plusieurs formes d’Australopithèques dotés de petits cerveaux tels que Australopithecus afarensis ou A. deyiremeda8 . Ils pourraient également s’agir de l’œuvre de K. platyops9 , dont les restes fossiles ont été découverts à quelques kilomètres du site de Lomekwi 3. Ces dernières années, l’obtention de deux financements ANR a permis au WTAP de développer de nouvelles approches pour l’interprétation de la paléo-cognition de ces hominines du Pliocène. Les neurosciences, la biomécanique10 et la primatologie11 font partie des collaborations interdisciplinaires avec d’autres institutions telles que le Centre de Neuro-Imagerie de Recherche – CENIR de l’Institut du Cerveau et de la Moelle Épinière (nommé Institut du Cerveau depuis 2020), le Musée royal de l'Afrique centrale de Tervuren en Belgique.

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Carte du lac Turkana indiquant Lomekwi 3 © Valentin Sanitas

L’archéologie du Pliocène est rare et unique, et en cela particulièrement fascinante. Cependant, les questionnements restent nombreux ; la compréhension de nos origines reste limitée. La rive ouest du lac Turkana est pour le moment la seule région du monde ayant livré un site archéologique aussi ancien. Cette découverte exceptionnelle nous encourage à prospecter plus loin encore dans la profondeur du temps pour espérer découvrir, s’ils existent, des outils encore plus vieux. En juillet 2022, la MPK a commencé la fouille d’un site plus ancien dans le secteur de Lomekwi…

Une grande partie des réalisations de la MPK/WTAP en matière de recherche sont le fruit de son engagement à long terme, depuis presque trente ans, dans la recherche sur le terrain en coopération avec les Musées nationaux du Kenya et avec le soutien constant du Ministère de l'Europe et des Affaires Étrangères, du CNRS et de l’Inrap. Une des missions prioritaires de la MPK/WTAP est de contribuer au développement de l'expertise locale en matière d'archéologie préhistorique, de paléosciences et de la gestion du patrimoine culturel, et d’aider à assurer la préservation et la conservation à long terme des sites et des collections archéologiques exceptionnelles du bassin du Turkana. Les Musées nationaux du Kenya ont récemment accueilli notre exposition Turkana Tools : The Dawn of Technology au Musée national de Nairobi. L'exposition se trouve maintenant à Lodwar au Turkana où elle y restera de façon permanente. Nous remercions nos partenaires : l'Ambassade de France au Kenya et en Somalie, l’Institut Français de Recherche en Afrique (IFRA)12 , le Fonds de solidarité pour les projets innovants, les sociétés civiles, la francophonie et le développement humain (FSPI) du Ministère de l'Europe et des Affaires Étrangères, le Turkana Basin Institute, le Turkana University College ainsi que le CNRS pour nous avoir accompagnés dans cette entreprise de partage des connaissances et de démocratisation culturelle de nos recherches   .

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Équipe de la MPK sur le terrain en juillet 2022 © MPK/WTAP

 

  • 1Directrice de recherche CNRS émérite au sein du laboratoire Préhistoire & Technologie (UMR7055), devenu en 2022 le laboratoire Technologie et Ethnologie des Mondes PréhistoriqueS (TEMPS, UMR8068, CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / Université Paris Nanterre). https://umrtemps.cnrs.fr
  • 2Harmand S., Lewis J. E., Feibel C. S., Lepre C. J., Prat S., Lenoble A., Boës X., Quinn R. L., Brenet M., Arroyo A., Taylor N., Clément S., Daver G., Brugal J. P., Leakey L., Mortlock R. A.,Wright J. D., Lokorodi S., Kirwa S., Kent D. V. & Roche H. 2015, 3.3-million-year-old stone tools from Lomekwi 3, West Turkana, Kenya, Nature, 521 : 310–315.
  • 3Roche H., Brugal J.-P., Delagnes A., Feibel C. S., Harmand S., Kibunjia M., Prat S. & Texier P.-J. 2003, Les sites archéologiques plio-pléistocènes de la Formation de Nachukui, Ouest-Turkana, Kenya : Bilan synthétique 1997-2001, Comptes Rendus Palévol, 2 : 663–673.
  • 4Delagnes A. & Roche H. 2005, Late Pliocene hominid knapping skills: The case of Lokalalei 2C, West Turkana, Kenya, Journal of Human Evolution, 48 : 435–472.
  • 5Lepre C. J., Roche H., Kent D. V., Harmand S., Quinn R. L., Brugal J.-P., Texier P.-J., Lenoble A. & Feibel C. S. 2011, An earlier origin for the Acheulian, Nature, 477 : 82–85.
  • 6Prat S., Brugal J.-P., Tiercelin J.-J., Barrat J.-N., Bohn M., Delagnes A., Harmand S., Kimeu K., Kibunjia M., Texier P.J. & Roche H. 2005, First occurrence of early Homo in the Nachukui Formation (West Turkana, Kenya) at 2.3–2.4 Myr, Journal of Human Evolution, 49 : 230–240.
  • 7Villmoare B., Kimbel W. H., Seyoum C., Campisano C.J., Dimaggio E., Rowan J., Braun D. R., Arrowsmith J.R. & Reed,K. E. 2015, Early Homo at 2.8 Ma from Ledi-Geraru, Afar, Ethiopia, Science, 347 : 1352–1355.
  • 8Lewis J.E. & Harmand S. 2016, An earlier origin for stone tool making: implications for cognitive evolution and the transition to Homo, Philosophical Transactions of the Royal Society B, 371: 20150233.
  • 9Leakey M. G., Spoor F., Brown F. H., Gathogo P. N., Kiarie C., Leakey L. N. & McDougall I. 2001, New hominin genus from eastern Africa shows diverse middle Pliocene lineages, Nature, 410 : 433–440.
  • 10Macchi R., Daver G., Brenet M., Prat S., Hugheville L., Harmand S., Lewis J., Domalain M. 2021, Biomechanical demands of percussive techniques in the context of early stone toolmaking, Journal of the Royal Society Interface, 18 (178):20201044.
  • 11Arroyo A., Proffitt T., Harmand S. 2015, An interdisciplinary approach to percussive technology. International conference, Institute of Archaeology, University College London, September 18th-19th, 2014, Evolutionary Anthropology, vol. 23, issue 6 : 205–206.
  • 12L’Institut français de recherche en Afrique est une UMIFRE rattachée à l’unité Afrique au Sud du Sahara (UAR3336, CNRS / MEAE).

Contact

Sonia Harmand
Technologie et Ethnologie des Mondes PréhistoriqueS