Au coeur de la recherche en histoire économique : le XIXe World Economic History Congress (WEHC), 2022

Lettre de l'InSHS Histoire Economie/gestion

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Le XIXe World Economic History Congress (WEHC) de l’International Economic History Association (IEHA) s’est tenu au Campus Condorcet du 25 au 29 juillet 2022, soutenu par l’EHESS, Paris School of Economics et l’InSHS du CNRS. Fort de ses 1 500 participants et participantes issus de 65 pays et de ses 200 sessions parallèles, il a offert une formidable tribune à la recherche en histoire économique.

Des thématiques majeures ont structuré les travaux : histoire des entreprises et des organisations industrielles, économie internationale, économie du développement, de l’innovation et de la croissance, économie du travail et des populations, macro-économie monétaire, histoire des ressources naturelles et de l’agriculture, économie environnementale, économie publique, santé, éducation et protection sociale. Les sessions dans ces champs de recherche ont représenté 77 % du total des interventions.

Si ce classement représente des tendances fortes et stables de l’histoire économique, il convient de prendre la mesure des multiples évolutions exprimées lors du congrès — dualité qu’explicite le nuage de mots établi sur la base des résumés des différentes sessions du congrès. Les notions comme development, financial, business ou growth dominent, mais d’autres encore structurent celui-ci et signalent la diversité des centres d’attention des chercheuses et chercheurs en histoire économique tant du point de vue des thèmes, des aires et des périodes considérées que des méthodologies engagées. Il convient tout d’abord de souligner la remarquable percée des travaux sur les époques les plus anciennes puisque plus de 50 % des sessions portaient en tout ou partie sur les périodes anciennes, de la plus haute Antiquité à l’époque moderne (xvie-xviiie siècles) — celle-ci concernant 30 % de l’ensemble du programme. Le congrès a donc favorisé la mise en perspective des phénomènes économiques par leur inscription dans la longue durée (voir le vocable « long » dans le nuage de mots) et dans des temporalités complexes. Au-delà, les analyses thématiques et lexicométriques confirment l’intégration par l’histoire économique des dynamiques historiographiques récentes et son renouvellement par les apports de différentes sciences sociales. Rôle de la puissance publique et des institutions au sens large, histoire globale et poids des aires asiatiques, variations des échelles d’analyse (du local au central et à l’international), analyse en termes de genre, dimension sociale de l’économie au travers de l’histoire du travail, des réseaux et du crédit ont ainsi rythmé le congrès. Les chercheurs et chercheuses présents se sont enfin emparés du thème des « ressources », qui leur était proposé sans leur être imposé. De ce point de vue, un sujet phare des recherches actuelles, les problématiques environnementales, a notamment marqué la programmation des sessions.

C’était le but avoué de l’équipe organisatrice du congrès. Après trois éditions consacrées à l’histoire de la globalisation (Stellenbosh 2012, Kyoto 2015, Boston 2018), le thème du xixe WEHC portait sur les ressources. Il s’agissait notamment de mettre en valeur la vitalité des études à la croisée de l’histoire économique et de l’histoire environnementale, en mobilisant des recherches sur les choix énergétiques, l’anthropocène et l’impact des activités humaines en termes d’épuisement des ressources et de dégradation de la biosphère, ainsi que sur la gestion de ces atteintes et les alternatives à la croissance (durabilité, économie circulaire, innovation « vertueuse »…).

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Nuage de mots établi à partir des résumés des contributions au congrès WEHC2022, fait avec l’outil WordClouds

Dans cette perspective, la conférence inaugurale de Bruce Campbell, professeur émérite d’histoire médiévale (The Queen’s University, Belfast), intitulée Environmental Change, Renewable Resources & the Economic History of the Pre-Industrial World, a donné la tonalité du congrès. Bruce Campbell a invité le public à penser l’impact des dérèglements climatiques à partir des économies anciennes qui avaient fait de la ressource hydraulique le pivot de leur organisation et qui se sont avérées incapables d’adaptation (Égypte, Empire khmer, Chine des Yuan…). En ce sens, l’histoire environnementale, qui a tant progressé depuis une génération, pose un défi à l’histoire économique pour comprendre l’impact différencié des crises climatiques dans les sociétés passées et le degré de résilience de celles-ci. Comme le montrent aussi d’autres chercheurs et chercheuses actuellement, la préservation des ressources naturelles est indissociable de la préservation des sociétés, c’est-à-dire des capacités sociales, économiques et politiques à gérer les ressources et à affronter les crises par la prise en compte des besoins collectifs et du bien public. L’histoire économique des ressources est avant tout une histoire des sociétés — une histoire des sociétés passées qui doit constituer un levier pour la réflexion actuelle.

C’est pourquoi le sens que nous avions donné à la thématique des ressources était volontairement extensif et englobait les ressources naturelles, renouvelables et non renouvelables et l’ensemble des ressources économiques, matérielles et immatérielles, qui régissent la vie des sociétés, par exemple à travers l’histoire du travail, de la formation et des qualifications, celle des dynamiques institutionnelles et financières, ou encore celle des savoirs scientifiques et techniques. Cette approche inclusive des ressources, entendues comme ressources pour l’action économique, a permis de faire émerger des thématiques nouvelles, jusqu’ici moins manifestes dans les congrès WEHC.

L’histoire des techniques et de la culture matérielle, qui participe du renouvellement actuel de l’histoire économique, fut en première ligne. Présentes en filigrane dans les précédents congrès, sous le vocable useful knowledge, les techniques sont de nos jours pleinement reconnues comme constitutives des sociétés et de leurs économies au-delà de l’acception de la science appliquée, des technosciences, de l’innovation et de l’économie du développement. La place accrue des périodes hautes, avant 1800, dans l’ensemble des sessions a contribué à cette évolution, en restituant la part de la matérialité et des savoir-faire dans l’organisation socio-économique sur long terme, à l’échelle globale. Prenons un exemple. La session Technology as Resource: Material Culture and Processes in the Pre-Modern World a réuni historiens, historiennes, conservateurs et conservatrices considérant les techniques comme savoirs d’action, dans la lignée de la définition de Marcel Mauss (la technique comme « action traditionnelle efficace »). Ouvertes sur un temps long, 1400-1850, et sur une approche globale (Chine, Tasmanie, Afrique de l’Ouest, Inde, Europe), les interventions ont mis en valeur la sophistication des mondes techniques dits « pré-industriels » effacée par l’idéologie du progrès et l’impérialisme. Loin de cantonner ces techniques à leur résonance symbolique dans les sociétés passées, les intervenants ont montré qu’elles furent des ressources cruciales pour l’activité économique et que leur étude nécessite des méthodologies spécifiques pour accéder à des savoirs tacites, le plus souvent disparus, et pour comprendre le sens même donné à l’action efficace dans différents contextes.

Les interactions entre histoire économique et technique, anthropologie, archéologie et sciences du patrimoine sont des fronts pionniers de la recherche. Une autre approche, dans cette perspective, fut de resserrer la réflexion sur un matériau et un secteur de production. On ne peut qu’être frappé, par exemple, par l’importance prise par les travaux autour de la soie (silk est en effet l’un des mots clefs qui ressortent de l’analyse lexicométrique). Une dizaine de sessions lui ont fait une place de choix, qu’il s’agisse des transferts techniques dans les pays émergents du xixe au xxie siècle, de la modernisation de l’industrie textile chinoise, des réseaux sociaux d’information dans les empires du xve au xixe siècle, de l’histoire du recyclage et des déchets dans le textile ou des migrations de travail dans le textile en Europe du xviie au xxe siècle. Une session en particulier fut consacrée à la soierie : Silk: Trades, Production and Skills in a Eurasian Perspective from the 17th to the mid-20th Century. Une large place a été faite à la complexité de l’organisation du travail et à l’inventivité dans ce secteur par son inscription dans des systèmes sociaux et politiques spécifiques. La régulation institutionnelle (États centraux, municipalités et corps de métiers, familles…), les dispositifs hiérarchiques et de domination, y compris genrés, et la gestion, voire le contrôle, des circulations de savoirs à différentes échelles, qui caractérisent ces productions de luxe se prêtent particulièrement bien à des approches comparatives à l’échelle globale qui ont sous-tendu cette session. Une telle approche, au ras des mécanismes sociaux et des dispositifs institutionnels qui rendent possible l’action économique, est le signe de l’ouverture croissante de l’histoire économique aux sciences sociales.

C’est ce qu’ont pu confirmer d’autres sessions, explorant des perspectives très différentes. On peut aussi bien songer à l’application de méthodes statistiques et économétriques à des sources archéologiques, à la mesure des inégalités dans le temps très long et à la mise en évidence d’inégalités précoces (avant même le développement de l’agriculture intensive dans l’Europe du Néolithique ou dans l’Amérique centrale « pré-colombienne ») qu’aux nombreuses sessions ayant interrogé les formes d’articulation entre le droit et l’économie (legal fait aussi partie de nos mots clefs, en deçà cependant des termes comptant plus de 200 occurrences visibles sur le graphe) — notamment les effets des échelles et modalités d’application de normes souvent plurielles sur la production et la circulation des richesses. C’est entre autres dans cette perspective que la conférence plénière de clôture, donnée par Francesca Trivellato (Institute for Advanced Study, Princeton) intitulée The Many Facets of Credit: Institutions, Culture and Discrimination, a exploré à nouveaux frais la question centrale du crédit, au cœur du renouvellement de la compréhension des mécanismes sociaux du fonctionnement des économies anciennes. En s’adossant à une analyse précise des caractéristiques institutionnelles, culturelles et archivistiques des communautés juives de Livourne et d’Amsterdam à l’époque moderne, Francesca Trivellato a rappelé que les sociétés de l’époque moderne, même moins inégalitaires dans ces deux villes, pratiquaient des formes de discriminations identitaires et religieuses cachées. D’un point de vue méthodologique, dans la lignée des travaux menés récemment sur l’histoire économique des Juifs, Francesca Trivellato a rappelé la nécessité de disposer de données en nombre, de croiser les échelles d’analyse et de construire des comparaisons pertinentes pour comprendre la place des juifs dans l’économie, notamment leur implication (ou non) dans le commerce, au-delà de l’assignation à un facteur religieux, communautaire ou culturel. Ce chantier, qui est celui d’une génération, est emblématique des tendances fortes de l’histoire économique, résolument critique, réflexive et innovante.

Guillaume Daudin, Université Paris Dauphine, Laboratoire d’économie de Dauphine (LEDa, UMR8007, CNRS / IRD / Université Paris Dauphine-PSL) ; Liliane Hilaire-Pérez, Université Paris Cité / EHESS, Centre Alexandre-Koyré (CAK, UMR8560, CNRS / EHESS / MNHN) ; Pauline Lemaigre-Gaffier, UVSQ / Université Paris-Saclay, laboratoire Dynamiques patrimoniales et culturelles (Dypac, EA 2449)

Contact

Liliane Hilaire-Pérez
Directrice d'études de l'EHESS au Centre Alexandre-Koyré (CAK)