Comment et pourquoi la recherche sur l’immigration se doit d’intervenir dans le débat public

Lettre de l'InSHS Sociologie

 #SCIENCES PARTAGÉES

Est-il permis, quand on occupe des responsabilités dans le monde de la recherche en sciences sociales, de commettre un « livre d’intervention » sur un sujet sensible ? Les exemples sont légion, serait-on tenté de répondre. Professeur au Collège de France pour la chaire « Migrations et sociétés », président de l'Institut Convergences Migrations coordonné par le CNRS, François Héran vient de publier un essai au Seuil, en coédition avec La République des idées, intitulé Immigration, le grand déni. Il y traite d’une actualité brûlante : les tenants et aboutissants du projet de loi sur l’immigration présenté à la presse le 2 novembre 2022 par le ministre de l’Intérieur et le ministre du Travail. Pour l’InSHS, il revient sur cette expérience.

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Quelle légitimité ont les chercheurs à aborder des sujets aussi délicats que celui de votre ouvrage ?

Traiter de questions politiquement sensibles peut se faire à certaines conditions. Il ne s’agit pas de prendre position sur la base d’une orientation politique préétablie. Avec l’essai Immigration, le grand déni, je tente d’analyser les données disponibles pour prendre la mesure du phénomène migratoire et la confronter aux discours qui ont émaillé le débat public en France, en particulier lors des campagnes électorales de l’année 2022. Il ne suffit pas non plus de coller aux données immédiates de l’actualité pour commenter un projet de loi. Dans un des chapitres de l’ouvrage, je reprends la chronique du second semestre de l’année 2022 pour essayer de comprendre comment et pourquoi, dès la rentrée, la question migratoire est revenue en tête de l’agenda politique, alors qu’elle avait cédé la place dans les préoccupations des Français à des problèmes tels que le dérèglement climatique (durement ressenti au mois d’août), l’enlisement de la guerre en Ukraine, la hausse des prix, le retour de l’inflation, les conditions de travail. D’où l’idée d’entamer l’ouvrage par une remise en perspective de l’immigration et de la demande d’asile en France depuis vingt ans, dans le cadre d’une comparaison européenne. L’objectif était de connecter l’histoire immédiate avec les tendances longues, replacer le paysage national dans l’espace européen. C’est un de mes leitmotiv depuis quinze ans : pratiquer la comparaison dans le temps et dans l’espace pour mieux objectiver nos débats1 .

Comment comprenez-vous ce clivage entre monde politique et monde de la recherche ? Quel rôle les chercheurs peuvent-ils jouer dans le débat public ?

À l’époque où j’occupais des fonctions administratives dans la statistique publique puis dans la recherche publique, je défendais une position que je croyais simple : les démographes ou les statisticiens des institutions nationales devaient nourrir le débat citoyen sans essayer de le trancher ; il leur incombait d’alimenter les décideurs et le public en données factuelles, à charge pour ces derniers d’en tirer les conséquences politiques. Mais que signifie aujourd’hui cette division du travail entre chercheurs et décideurs, scientifiques et citoyens, quand on voit comment s’affrontent deux mouvements de sens contraire, les fake news et le fact-checking ? Que faire quand les données statistiques de base sont ignorées du débat public ou, pire encore, invoquées à tort et à travers ? Pour prendre un exemple simple, comment ne pas réagir quand un responsable politique tient pour acquis que la France serait la « championne d’Europe pour la demande d’asile » et réclame des mesures drastiques pour la réduire ? Il suffit de passer des chiffres absolus aux chiffres relatifs (combien de demandeurs d’asile à population égale, pour 10 000 habitants par exemple) pour découvrir que la France est loin d’occuper le premier rang dans le paysage européen. Dira-t-on qu’en intervenant ainsi pour rétablir les faits, le chercheur sacrifie la neutralité de la science sur l’autel du militantisme ou de l’idéologie ?

Le démographe des migrations (mais c’est vrai aussi du sociologue ou de l’économiste) ne joue pas sur une scène vierge. Qu’il le veuille ou non, il est plongé au cœur d’une arène où ferraillent les politiques, les journalistes, les essayistes, les blogueurs, les influenceurs, sans oublier les chercheurs concurrents… L’analyse de cette scène fait partie intégrante de son travail de recherche. Loin d’opposer la distanciation à l’engagement, il faut rappeler que c’est la distanciation, en objectivant les situations, qui fonde la solidité de l’engagement. On ne peut disjoindre dans la question migratoire l’objet de science, d’un côté, la pratique politique, de l’autre. Les deux sphères entrent en collision pour une raison simple : dans ce domaine tout spécialement, les politiques et les médias ne cessent de brandir des arguments chiffrés pour justifier leurs prises de position. Le débat public sur l’immigration est saturé d’arguments démographiques. La hantise du « grand remplacement » se nourrit elle-même de projections démographiques ; c’est sur cette base qu’elle passe ensuite à des arguments qualitatifs comme le « changement de civilisation » ou le complot des « élites mondialisées ». Autant de questions que j’aborde de front.

À quels constats parvenez-vous dans votre ouvrage sur la question de l’immigration ?

Je braque le projecteur dans mon livre sur une découverte que l’on doit à la nouvelle édition de l’enquête Trajectoires et Origines réalisée en 2019-2020 par l’Insee et l’Ined, rendue publique en juillet 2022 : 31 % des adultes vivant en France ont un lien avec l’immigration sur une, deux ou trois générations, mais 5 % seulement ont quatre grands-parents immigrés. Nulle contradiction entre ces deux taux mais la preuve flagrante que, dans l’intervalle, les unions mixtes ont brassé les populations. Il faut donc repenser les contours de l’identité « majoritaire » : elle inclura de plus en plus les populations naguère « minoritaires », qui se trouveront ainsi « majorisées ». Le processus n’a rien de linéaire, il sera jalonné de batailles culturelles et politiques, comme on l’a vu dans les débats électoraux de 2022, mais le chercheur est dans son rôle quand il montre, données objectives à l’appui, la tendance de fond : les populations ne s’éloignent pas au fil des générations, elles se rapprochent.

La bonne mesure des choses n’est pas seulement statistique, elle est aussi juridique. On a vu ainsi, au cours de l’année 2022, des candidats à l’investiture d’un parti pour l’élection présidentielle préconiser de sortir la France de la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH), en conditionnant son retour à la réécriture de l’article 8. À les en croire, cet article porte atteinte à la souveraineté de la France en la contraignant à accepter le regroupement familial. Il n’en est rien. L’article 8 de la CEDH, s’il consacre bien le droit de chacun à mener une vie de famille normale, énumère aussi des motifs de dérogation qui laissent aux États une importante marge d’appréciation. La jurisprudence de la Cour de Strasbourg est complexe, soulignent les juristes spécialisés. D’où l’intérêt d’un fact checking juridique comme celui qu’illustrent les « Surligneurs » ou « Désinfox-Migrations », deux associations soutenues par l’Institut Convergences Migrations.

Dans un État de droit, la recherche en sciences humaines et sociales est libre parce qu’elle joue un rôle majeur dans une démocratie qui doit être à la fois représentative, participative et délibérative : la démocratie ne se réduit pas à une politique d’opinion. Elle ne réagit pas à chaud aux sondages du moment, elle prend le temps de recueillir les données nécessaires, de peser le pour et le contre, comme l’a rappelé Bernard Manin dans son article classique de 19852 . Cette délibération informée est d’autant plus nécessaire en démocratie que le domaine est clivant. L’intervention du chercheur, pour peu qu’elle soit à la fois informée et critique, se justifie pleinement dans ce cadre.

  • 1Héran F. 2007, Le Temps des immigrés. Essai sur le destin de la population française, Seuil / La République des idées.
  • 2Manin B. 1985, « Volonté générale ou délibération ? Esquisse d'une théorie de la délibération politique », Le Débat, 33. Voir aussi Blondiaux L., Manin B. (dir.) 2021, Le tournant délibératif de la démocratie, Presses de Sciences Po.

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François Héran
Collège de France