De l’économie de la culture à l’économie de la création

Lettre de l'InSHS Economie/gestion

Zoom sur…

Chargé de recherche CNRS et professeur associé à HEC School of management, Thomas Paris est membre du Groupement de recherche et d'études en gestion à HEC (GREGHEC, UMR2959, CNRS / HEC Paris). Il a développé une expertise dans le champ des industries créatives (cinéma et audiovisuel, musique, mode, édition, architecture, publicité, grande cuisine, design…), où il mène des recherches tant d'un point de vue du management de la création que de celui de l'économie et de la régulation.

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Jeu Steep d'Ubisoft © Ubisoft

Quoi de commun entre un jeu vidéo mettant en scène des riders dévalant des pentes enneigées, un plat de morilles fraîches juste saisies accompagnées d’un foie gras de canard poêlé et d’une couronne de cannelloni farcis dans un jus au savagnin et la création d’une pièce au Théâtre du Soleil ? Le champ d’économie de la culture, ouvert par les travaux de Baumol et de Bowen en 19661 , se heurte à plusieurs difficultés. La notion de culture est conventionnelle et divise : le jeu vidéo, la mode, le parfum relèvent-ils de la culture ? Ceux qui portent un jugement qualitatif sur la culture refuseront d’accorder à de nouvelles formes d’expression le statut acquis par des formes plus installées, dans un dénigrement qui peut rappeler celui des peintres de l’académisme vis-à-vis des impressionnistes, ou des metteurs en scène de théâtre vis-à-vis des « tourneurs de manivelle » qui faisaient du cinéma. Force est ainsi de constater que la consécration culturelle est donnée par le temps et par une époque. Il n’y a pas de valeur intrinsèque à une œuvre d’art ou de création, comme l’a montré Howard Becker dans les années 19702 , ouvrant ou rouvrant la boîte de Pandore des études sur l’économie de la culture. Dit autrement, la construction d’une œuvre — d’un objet de création doté d’une valeur — est le fait non pas d’un individu — l’auteur — mais d’une chaîne de coopération de différents acteurs prenant des microdécisions dans un contexte régi par des conventions. Enfin, qu’y a-t-il de commun entre l’économie des musées et celle de l’édition ? Dans un cas, il s’agit d’entretenir et de présenter un stock d’œuvres à la valeur établie ; dans l’autre, il faut installer de nouveaux titres et de nouveaux auteurs dans le flux continu et encombré des sorties de livres, en tirant parti de la rente engendrée par son fond de catalogue. L’économie de la culture n’est pas une : elle mêle secteurs organisés autour de la vente de pièces uniques (marché de l’art), d’autres qui proposent des œuvres éphémères (spectacle vivant), d’autres encore qui commercialisent des œuvres reproduites en de nombreux exemplaires, physiques ou numériques (cinéma et audiovisuel, musique, jeu vidéo, édition). Certains s’inscrivent dans une économie de marché, d’autres exigent une intervention publique.

S’intéresser à l’économie de la création permet d’éclairer ces secteurs sous un jour fertile. Le point commun entre les trois exemples cités en introduction — et aussi avec un parfum, une construction architecturale, un film, un disque, un livre, une collection de vêtements de haute-couture, une publicité ou une pièce de design —, est qu’ils relèvent tous de l’activité de création, laquelle consiste, dans un domaine donné, à proposer de nouvelles formes, dans un effort de distinction. La quête de la nouveauté et de la différenciation est en effet une exigence, car il n’est que Pierre Ménard, écrivain imaginaire créé par José Luis Borgès, pour croire que réécrire Don Quichotte à l’identique peut avoir un intérêt. Cette caractéristique commune à l’ensemble des activités de création se révèle structurante à différentes échelles, celle des individus engagés dans l’activité, celle des organisations qui la portent, celle des secteurs dans lesquels elles s’inscrivent, et celle des pouvoirs publics qui peuvent voir un intérêt ou une importance au dynamisme de ces secteurs.

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Les équipes de RPBW © RPBW, Stefano Goldberg

À l’échelle individuelle, créer est angoissant. Pour le dire avec les mots de Pierre-Michel Menger, c’est évoluer dans l’incertain3 . Cela donne lieu à une condition de facto de ceux que l’on a tendance à appeler les « talents ». Ils sont créatifs, c’est-à-dire qu’ils maîtrisent un mode d’expression et sont capables de proposer régulièrement des formes renouvelées. Surtout, ils sont capables de vivre dans ce contexte particulier, marqué certes par l’incertitude, mais aussi par la nécessité de mettre en avant leurs choix subjectifs sans le moindre repère auquel se raccrocher. Quand Pete Doctor propose à Pixar de faire un film sur les émotions dans la tête d’une jeune fille, il parvient à obtenir la confiance de l’entreprise mais se retrouve seul face à l’ensemble des choix à faire dans ce projet, sans aucun repère pour le rassurer sur le fait que cela « fonctionnera », que le public adhérera…

Cette question des repères ouvre sur l’échelle organisationnelle. Car, si la création implique renouvellement, remise en cause et dépassement, l’organisation est plus aisément portée vers la reproduction, la formalisation, la routinisation. Les organisations qui portent la création, nécessaires dans des projets qui peuvent mobiliser des compétences nombreuses et variées — comme dans l’animation, la mode, le jeu vidéo ou l’architecture — sont donc un élément constitutif de la capacité de création4 . Plusieurs types d’organisations existent5 . Certaines sont construites comme un multiplicateur de la créativité d’un individu. Une créatrice ou un créateur, pour s’exprimer au travers de nombreux projets, est amené à s’inscrire dans une organisation qui lui permet de déléguer une partie de son travail de création. L’agence d’architecture RPBW, autour de Renzo Piano, ou le studio Ghibli (de Miyazaki) dans l’animation en sont des exemples. D’autres organisations sont configurées pour se mettre au service de créateurs et créatrices externes, qui viennent confronter leur regard à un outil de production qui leur est confié : le Cirque du Soleil ou la Comédie-Française fonctionnent de la sorte. Enfin, quelques organisations offrent des terreaux au sein desquels différents individus peuvent proposer et développer des projets. C’est le cas de Pixar6 ou d’Ubisoft par exemple. Howard Becker a montré que toute œuvre était le résultat de nombreux choix effectués par différentes personnes. L’étude des organisations dédiées à la création et la mise en avant de leurs différentes configurations permettent de mettre en lumière le lien étroit qui se crée entre l’organisation et ce qu’elle est en mesure de produire, et une forme d’hypersensibilité de la création au management. Tout l’enjeu pour les organisations n’étant pas de mettre en place des recettes du succès, mais d’éviter l’échec à coup sûr.

Au niveau sectoriel, des régularités s’observent aussi. L’économiste Richard Caves7 en a relevé plusieurs. Citons l’incertitude extrême (« nobody knows property »), règle d’or de ces secteurs, la hiérarchie des talents entre les stars et les autres (« A List/B List »), la propension des talents à ne pas être dans une recherche de maximisation du profit mais à travailler pour l’Art (« Art for art’s sake ») ou encore le caractère infini des possibilités de création (« infinite variety »). En plus, ou à partir de ces caractéristiques des industries créatives (creative industries), ces secteurs donnent lieu à d’autres traits communs qui permettent de parler d’une économie de la création. En complément du risque, du rôle spécifique d’individus particuliers et rares qui mettent en avant leur subjectivité (talents), de la pression à la différenciation, on peut aussi mentionner l’abondance ou l’hyperoffre et sa contrepartie, la concentration de la consommation ou de l’audience (star system ou longue traîne) et le rôle des gatekeepers. Derrière ces garde-barrières, il faut entendre les acteurs économiques qui organisent la structuration de l’offre et permettent aux consommateurs de faire des choix face à une offre abondante. Cette fonction se partage entre les acteurs de la distribution8 et les acteurs de la prescription9 . Dans l’édition, par exemple, les librairies exercent les deux fonctions de distribution (entreposage et fourniture de livres) et de prescription (conseil aux lecteurs). L’un des effets notables du numérique est d’avoir remis en cause l’équilibre entre ces fonctions10 et d’avoir ouvert la voie à d’autres formes de prescription, ce qui conduit à modifier la structure de consommation et à remettre en cause la diversité culturelle. Les libraires se retrouvent en concurrence avec la vente en ligne pour la distribution, et leur rôle de prescripteur n’est pas aisément valorisable.

Examiner l’échelle des politiques publiques revient à prendre en considération l’ensemble des éléments énoncés jusque-là. Cela implique de comprendre que la création dépend des différents éléments de contexte dans lesquels elle s’inscrit, aux niveaux organisationnel mais aussi sectoriel. La structuration du marché des acteurs de la production comptera ainsi sur la nature de l’offre proposée, une trop grande concentration pouvant conduire à une minimisation des risques et, partant, de la créativité. Les modalités d’accès aux œuvres auront aussi une influence importante sur le type d’œuvres proposées : on ne fait pas le même film selon qu’il a vocation à être présenté dans une offre globale par abonnement (SVOD) ou qu’il doit susciter le désir de spectateurs d’acheter un billet de cinéma. De même, la manière dont fonctionne la distribution et le poids des différents acteurs de la prescription, choix d’individus, algorithmes ou publicité, seront plus ou moins favorables à la créativité dans un secteur. Le secteur du parfum, par exemple, a évolué vers un système où les lancements mondiaux, le poids de la publicité, l’absence de conseil éclairé au sein des réseaux de boutiques et le rythme des sorties anéantissent la capacité à proposer des parfums de création, à moins de s’inscrire dans un modèle différent11 . Constater que cette lecture dans l’univers du parfum peut éclairer des mouvements en cours dans d’autres secteurs a priori éloignés comme l’édition ou le cinéma confirme d’ailleurs la pertinence de la notion d’économie de la création. Pour les pouvoirs publics, l’intervention dans ces secteurs, au service de la création ou de la diversité, implique aussi de prendre en compte la dynamique propre de ces secteurs, qui repose sur une logique entrepreneuriale et une hyper-concurrence structurelle. Les modalités d’une intervention publique propice à la créativité ou à la diversité culturelle s’avèrent délicates et en perpétuel mouvement. L’économie de la création n’en a pas fini de livrer ses secrets.

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Le chef Patrick Bertron dans les cuisines du Relais Bernard Loiseau @ Franck Juery

 

  • 1Baumol W.J., Bowen W.G. 1966, Performing Arts. The Economic Dilemma. A study of Problems common to Theater, Opera, Music and Dance, The Twentieth Century Fund.
  • 2Becker H. S. 1982, Art Worlds, University of California Press.
  • 3Menger P.-M. 2009, Le travail créateur. S'accomplir dans l'incertain, Gallimard-Seuil.
  • 4Paris T. 2010, Manager la créativité – Innover en s’inspirant de Pixar, Ducasse, les Ateliers Jean Nouvel, Hermès…, Pearson ; Paris T., Ben Mahmoud-Jouini S. 2019, “The process of creation in creative industries”, Creativity and Innovation Management, vol. 28, n°3 : 403-419.
  • 5Paris T., Massé D. 2021, « Le management des industries créatives. Un paradigme spécifique et des configurations organisationnelles variées », Revue française de gestion, (3) : 51-63.
  • 6Catmull E. and Wallace A. 2014, Creativity, Inc: overcoming the unseen forces that stand in the way of true inspiration, Random House.
  • 7Caves R.E. 2000, Creative industries: Contracts between art and commerce, Harvard University Press.
  • 8Benghozi P.J., Paris T. 2008 “Replacer la fonction distribution au cœur du management de la culture”, in Greffe X. & Sonnac N. (eds.), Culture Web – Création, contenus, économie numérique, Dalloz, pp. 687-701.
  • 9Benghozi P.J., Paris T. 2007, “The economics and business models of prescription in the Internet”, in Brousseau E. & Curien N. (eds.), Internet and Digital Economics, Cambridge University Press.
  • 10Benghozi P.J., Paris T. 2016, "The cultural economy in the digital age: A revolution in intermediation?", City, culture and society, volume 7, issue 2 :.75-80.
  • 11Paris T., Lang G., Massé D. 2019, « Polarized worlds and contextual creativity in creative industries: the case of creation processes in the perfume industry », Management international.

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Thomas Paris
Chargé de recherche CNRS, Groupement de recherche et d'études en gestion à HEC