Dynamiques contemporaines du théâtre de Shakespeare

Lettre de l'InSHS Arts et littérature

#Zoom sur…

Florence March est professeure en théâtre britannique des XVIe et XVIIe siècles à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, et directrice de l’Institut de recherche sur la Renaissance, l'âge Classique et les Lumières (IRCL, UMR5186, CNRS / Université Paul-Valéry Montpellier 3). Patricia Dorval est maître de conférences en littérature anglaise. Nathalie Vienne-Guerrin est professeure en études shakespeariennes. Toutes deux enseignent à l’université Paul-Valéry Montpellier 3 et sont membres de l’IRCL. Jean Vivier est doctorant contractuel Région Occitanie à l’IRCL.

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Printemps des comédiens 2018. Grand Bassin © Marie Clauzade

2016, année du quadricentenaire de la mort de William Shakespeare, a mis en exergue, s’il en était besoin, la vitalité de son théâtre et la multiplicité des formes d’appropriation qu’il inspire aujourd’hui à travers le monde. Mais de quoi héritons-nous lorsque nous héritons de Shakespeare ? D’un classique ? D’un auteur iconique ? D’un mythe ? D’un fantasme ? D’une marque internationale ? Et comment en héritons-nous ? Intitulé « Dynamiques contemporaines des héritages dans un monde globalisé », le pôle 3 de l’Institut de recherche sur la Renaissance, l’âge Classique et les Lumières s’intéresse notamment aux processus de réception et d’appropriation de Shakespeare et de ses contemporains et à leurs différents champs d’application, qu’il s’agisse des industries culturelles et créatives (spectacle vivant, audiovisuel, réalité virtuelle et augmentée), du domaine de l’éducation, du milieu carcéral, ou encore d’une compagnie de comédiens professionnels en situation de handicap. Le théâtre de Shakespeare inspire des objets culturels variés, dont il convient d’étudier la nature et les enjeux esthétiques, sociaux et politiques.

Shakespeare en festivals1

Le repérage et l’exploitation d’archives vise à explorer la place et la fonction structurante de Shakespeare dans l’histoire du théâtre populaire en France au xxe siècle, notamment dans les festivals du sud de la France2 . La vaste entreprise de rénovation du théâtre visant à proposer une alternative aux comédies de boulevard dans des théâtres à l’italienne parisiens s’est ainsi adossée au modèle élisabéthain d’un théâtre pour tous. Vecteur de la décentralisation théâtrale, Shakespeare est à l’origine du Festival d’Avignon, créé en 1947 avec trois pièces dont La Tragédie du roi Richard II dans une nouvelle traduction, encore jamais représentée en France, et Terrasse de midi, réécriture de Hamlet par Maurice Clavel. Catalyseur de nouvelles écritures et de nouveaux corpus, classique et contemporain, Shakespeare fait naître aussi de nouvelles formes scéniques. La création de Richard II en plein air, dans la cour d’honneur du Palais des papes dont la construction au xive siècle coïncide avec le temps de l’action dramatique, fait dialoguer patrimoine matériel et immatériel. D’une sobriété efficace, la scène de prison selon Jean Vilar signe le style du Théâtre national populaire (TNP) : « l’esthétique des trois tabourets », en référence au plateau quasi nu qui appelle le spectateur à s’engager dans le spectacle par l’imagination.

Dans le contexte post-traumatique de la Seconde Guerre mondiale, le potentiel transformationnel du théâtre populaire et citoyen de Shakespeare apparaît encore comme une réponse politique à l’urgence de refaire communauté. Alliant exigence artistique et engagement social dans un esprit de festivité réparatrice, il facilite, voire provoque, le dialogue et le débat. La forme « festival » qu’il inspire, véritable « Plan Marshall culturel3 » à Édimbourg et Avignon en 1947, se développe sous la houlette de Jean Deschamps sur tout le territoire occitan dans les années 1950 et 1960. Elle trouve, à partir de 1987, un prolongement avec le Printemps des comédiens, où la « démocratie culturelle4 » se joue à l’échelle du département de l’Hérault.

En partenariat étroit avec ce dernier festival, l’IRCL met en œuvre depuis 2016 « Shakespeare et citoyenneté », programme de recherche collaborative soutenu par le CNRS, le ministère de la Culture, l’ANRT et le conseil départemental de l’Hérault, qui implique six collèges montpelliérains aux profils diversifiés, des REP+ aux classes internationales5 . L’IRCL accompagne la compagnie de théâtre de l’ESAT artistique La Bulle bleue, qui travaille à la création d’un diptyque shakespearien, Le Songe d’une nuit d’été et La Tempête, pour l’édition 2023 du Printemps des comédiens. Enfin, l’IRCL suit le programme de théâtre en milieu carcéral porté par le Festival d’Avignon, qui se fonde sur les modèles de théâtre citoyen de la Grèce antique et de l’Angleterre élisabéthaine.

Dans ces festivals démocratiques et inclusifs, Shakespeare n’est pas convoqué avec nostalgie, dans un esprit de commémoration, mais invite au contraire à revivifier la cohésion sociale et à imaginer des dynamiques constructives pour l’avenir. En ce sens, le festival de théâtre populaire inspiré du modèle shakespearien se définit comme une fabrique du commun qui réaffirme, au-delà de Shakespeare, la place essentielle du théâtre dans la cité récemment mise à mal par la pandémie de Covid-19.

Si Shakespeare fournit un modèle de théâtre populaire qui s’actualise dans la forme festivalière, les nouvelles pratiques culturelles et artistiques qu’il inspire ont à leur tour pour effet de re-populariser non seulement le corpus shakespearien, parfois considéré comme élitiste, mais aussi le médium théâtral, dont certains publics potentiels ont le sentiment qu’il ne s’adresse pas à eux. Henry VI, spectacle-marathon de dix-huit heures conçu et mis en scène par Thomas Jolly pour l’édition 2014 du Festival d’Avignon, qui intègre des éléments structurels empruntés aux séries télé, en est un exemple frappant. Cette intermédialité se voit mise en œuvre a contrario lorsque le petit ou le grand écran adapte à son tour le théâtre de Shakespeare.

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Printemps des comédiens 2018. Amphithéâtre d’O © Marie Clauzade

Shakespeare à l’écran6

Chaque âge crée son Shakespeare, nous dit Marjorie Garber en ouverture de son ouvrage Shakespeare After All7 . Étudier Shakespeare à l’écran, c’est concentrer son regard sur un âge qui va de la naissance du cinéma, à la fin du xixe siècle, jusqu’à notre ère numérique. Cette période de plus de 120 ans a fait émerger des formes d’expression et des esthétiques très variées, et ce à l’échelle mondiale. Douglas Lanier a montré combien le terme « écran » risquait désormais d’occulter des expériences de visionnage et des matérialités de production très distinctes8 . Les recherches menées dans ce domaine doivent donc veiller à mettre en évidence ces spécificités que l’expression « Shakespeare à l’écran » tendrait à aplatir.

En effet, du premier film muet du Roi Jean, tourné dès 1899, qui consiste en quelque quatre minutes dont seule une minute quinze a été préservée, jusqu’aux expériences de mise en écran sur Zoom issues du confinement, Shakespeare a connu et connaît encore d’innombrables reconfigurations. Son œuvre est devenue un objet permanent de remédiation et de transposition dont il faut examiner les conditions de production, de diffusion et de réception pour pouvoir en interpréter convenablement les innombrables adaptations et appropriations.

Si l’on se concentre sur Shakespeare à l’écran dans le monde francophone, doivent être prises en compte non seulement des versions cinématographiques et télévisuelles des pièces de Shakespeare mais aussi les allusions aux pièces de Shakespeare dans la production cinématographique française. Des « dramatiques » qui étaient diffusées à la télévision française dans les années 1960-1970 au Roi Lear de Jean-Luc Godard (1987), qui est une lecture extrêmement libre et non linéaire de la pièce de Shakespeare, en passant par des allusions à Shakespeare dans La Boum (1980) ou OSS117 Rio ne répond plus (2009), Shakespeare semble pouvoir s’accommoder de mille façons, des films les plus populaires aux adaptations les plus avant-gardistes et confidentielles.

Il en va de même à l’échelle internationale où l’on redécouvre constamment le corpus shakespearien à travers de nouvelles versions des pièces. Récemment, le West Side Story de Steven Spielberg (2021) a revisité Roméo et Juliette et les Macbeth de Justin Kurzel (2015) et de Joel Coen (2021) ont renouvelé la lecture de la pièce écossaise : le premier fait de Macbeth un vétéran traumatisé par la guerre, le second cultive une esthétique du noir et blanc qui  redynamise la fusion du beau et du laid  ("Fair is foul") qui caractérise la pièce. Le topos de personnages lisant à voix haute des extraits d’œuvres shakespeariennes jalonne le cinéma international qui se fait la caisse de résonance de passages cultes, tels le monologue To be or not to be de Hamlet (Lola Montès, réalisé par Max Ophüls en 1955) ou le sonnet de Roméo et Juliette dans la scène du bal (Fröken Julie, réalisé par Mikael Berg, Suède, en 2013). Les dessins animés regorgent d’allusions shakespeariennes, qu’il s’agisse d’Aladin où le vilain perroquet s’appelle Iago, rappelant le scélérat dans Othello, ou du Roi Lion, clairement identifié comme étant une réécriture d’Hamlet et de Henry V. Les séries télévisées sont, elles aussi, pétries de thèmes, de personnages, ou d’épisodes shakespeariens. Le couple Underwood de House of cards ne peut manquer de rappeler Macbeth et Lady Macbeth, et Frank Underwood Richard III ou Iago. Le Thomas Shelby de la série britannique Peaky Blinders, lorsqu’il perd le sommeil, présente des similitudes avec le personnage de Macbeth. La prolifération des vidéos shakespeariennes amateurs sur YouTube illustre également à quel point Shakespeare est un catalyseur culturel qui s’adapte à tout type de medium. C’est toute cette richesse que la collection « Shakespeare on Screen » s’efforce d’exposer et d’analyser.

Transfert de compétences vers le monde socioéconomique

Qu’il s’agisse de la dernière mise en scène de Nathalie Garraud et Olivier Saccomano, Institut Ophélie (2022), de la série Netflix Ophelia (2018) ou du jeu vidéo Elsinore (2019), chacune de ces œuvres interroge la place des femmes dans notre société contemporaine grâce à une figure shakespearienne mythique qui permet un déplacement de point de vue. En ce sens, Shakespeare se définit comme un vecteur de dialogue entre différents médias. De la même manière que Jean Deschamps valorisait ses festivals avec le médium télévisuel naissant, un médium innovant a été imaginé, en lien étroit avec la recherche, au sein de l’IRCL. Il s’agit d’un jeu d’enquête géolocalisée sur smartphone intitulé Apparition soudaine, destiné à offrir un regard insolite sur Shakespeare et à valoriser l’aventure théâtrale de Deschamps en Occitanie. Hébergé sur l’application de la start-up Atlantide, ce jeu gratuit s’inscrit dans un univers futuriste où le joueur doit sauver le cours de l’histoire en remontant le temps et en résolvant des énigmes fondées sur des éléments architecturaux qui, une fois résolues, donnent accès à des documents d’archives authentiques. Ce type de collaboration entre chercheurs / chercheuses en sciences humaines et entreprise privée reste rare et s’accompagne d’un intérêt réciproque pour ces recherches et le savoir-faire technique d’Atlantide, dans une visée non pas mercantile mais de valorisation. Le chercheur scénarise l’enquête à partir d’éléments issus d’archives qu’il a dépouillées et exploitées scientifiquement, en dialogue étroit avec les industriels qui prennent en charge la réalisation technique.

« Shakespeare est en danger à Carcassonne », voici le premier message reçu par le joueur qui voyage en 1586 dans la cité médiévale classée au patrimoine mondial de l’UNESCO depuis 1997. Mais il s’agit d’une ruse visant à le retarder dans son enquête : ce sont Deschamps et ses premiers festivals de théâtre populaire qui sont en péril. Le joueur repart alors en 1958 et découvre que les festivals de Deschamps sont hantés par Shakespeare ; le jeu se termine devant la barbacane du château comtal où avait été initiée la construction d’un théâtre public élisabéthain inspiré du Globe. Les photographies d’archives obtenues par le joueur lui montrent que la ville est, elle aussi, hantée par Shakespeare dont la figure mythique, à travers celle de Deschamps, réenchante le patrimoine de Carcassonne. Avec ce jeu, l’IRCL a développé un double savoir-faire de valorisation du patrimoine matériel et immatériel, qui articule théâtre populaire, monuments historiques et tourisme intelligent d’une part, et de valorisation de la recherche scientifique par la conception de scénarii fondés sur l’analyse d’archives et destinés à la création de contenus pour des applications d’expériences immersives d’autre part.

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Montage de capture d’écran du jeu d’enquête géolocalisé et documents d’archives © Archives départementales de l’Aude, Fonds Jean Deschamps 125J650 et 125J47. Jeu « Apparition soudaine » Atlantide/IRCL

La plasticité du théâtre de Shakespeare, véritable laboratoire de pratiques culturelles et artistiques, et sa dimension inclusive en font un vecteur idéal de partage de la connaissance, envisagée comme bien commun. De fait, Shakespeare relève, selon le metteur en scène Peter Brook, à la fois du « théâtre immédiat » ou « vivant », catégorie désignant des textes du passé qui catalysent de nouvelles formes, via de nouveaux média, et dont les mots résonnent ici et maintenant, et du « théâtre nécessaire », au service de la société dans laquelle il s’actualise10 . Shakespeare semble donc faire partie de ces auteurs que Michel Foucault nomme « fondateurs de discursivité » en ce qu’ils ont la particularité de ne pas être seulement les auteurs de leurs œuvres mais qu’ils ont « produit quelque chose de plus » et « ouvert l’espace pour autre chose qu’eux et qui pourtant appartient à ce qu’ils ont fondé »11 . À travers les pratiques culturelles et artistiques dérivées de son théâtre, Shakespeare apparaît ainsi comme un facilitateur, qui nous aide à questionner l’époque contemporaine et à imaginer ce que nous voudrions qu’elle soit.

Florence March, Patricia Dorval, Nathalie Vienne-Guerrin, Jean Vivier

  • 1Ce programme, dirigé par Florence March, s’appuie sur une convention de partenariat de recherche avec le Printemps des comédiens, festival international de création théâtrale à Montpellier.
  • 2Le programme s’intéresse aussi aux festivals Shakespeare en Europe. Voir : Cinpoes N., March F., Prescott P. (eds.) 2022, Shakespeare on European Festival Stages, Bloomsbury/Arden.
  • 3Kennedy D. 2009, « Shakespeare and the Politics of Spectation », The Spectator and the Spectacle. Audiences in Modernity and Postmodernity, Cambridge University Press, p. 81.
  • 4Archives départementales de l’Hérault, Fonds Printemps des comédiens, 2102W/100.
  • 5Voir : March F. 2021, « Le Printemps des collégiens : Shakespeare et citoyenneté ». Un programme de recherche collaborative de l’IRCL, La Lettre de l’InSHS n°72, juillet 2021 : 4-6. https://www.inshs.cnrs.fr/sites/institut_inshs/files/download-file/lettre_infoINSHS_72.pdf
  • 6Ce programme, co-dirigé par Patricia Dorval et Nathalie Vienne-Guerrin, se décline en deux volets : la base consacrée à Shakespeare à l’écran dans le monde francophone et la collection Shakespeare on Screen dirigée par Nathalie Vienne-Guerrin et Sarah Hatchuel chez Cambridge University Press. http://shakscreen.org
  • 7Garber M. 2004, Shakespeare After All, Pantheon Books. https://en.wikipedia.org/wiki/Pantheon_Books
  • 8Lanier D. 2021, « Text, performance, screen : Shakespeare and critical media literacy », Shakespeare on Screen in the Digital Era, Hatchuel S. et Vienne-Guerrin N. (éds.), Cahiers Élisabéthains, numéro spécial, 105.1 : 117-127.
  • 10Brook P., L’Espace vide. Écrits sur le théâtre, Le Seuil : respectivement pp 131-181 dans l’édition de 1968 et p. 99 dans l’édition de 1977.
  • 11Foucault M., « Qu’est-ce qu’un auteur ? », 1969, Defert D., Ewald F. et Lagrange J. (eds.) (1994) 2001, Dits et Écrits I, 1954-1975, Gallimard, pp 832-833.

Contact

Florence March
Professeure à l’université Paul-Valéry Montpellier 3, Institut de recherche sur la Renaissance, l'âge Classique et les Lumières