Évolution des trafics portuaires de la Baltique : miroir d’une géopolitique maritime turbulente

Lettre de l'InSHS Sciences des territoires

#ZOOM SUR...

Maître de conférences en géographie à l’université Le Havre Normandie, Arnaud Serry est membre du laboratoire Identité et différenciation de l'espace, de l'environnement et des sociétés (IDEES, UMR6266, CNRS / Université Caen Normandie / Université Le Havre Normandie / Normandie Université). Ses travaux de recherche portent en particulier sur le transport maritime dans la zone de la mer Baltique, notamment sur l'appréhension de la réorganisation spatiale d'une région à travers le fait maritime et portuaire ou encore l'analyse des impacts environnementaux du transport. Yann Alix est délégué général de la Fondation SEFACIL, laboratoire d’idées prospectives sur les stratégies maritimes, portuaires et logistiques. Il s’intéresse essentiellement à la gestion et aux stratégies d’entreprise des secteurs maritime et portuaire, aux relations Ville Port et aux couloirs de transport des marchandises/chaînes de transport. Brigitte Daudet est professeure assistante en management du développement territorial à l'EM Normandie. Experte des questions de gouvernance portuaire, elle axe ses recherches sur la gestion stratégique des ports et les relations entre une agglomération et son port.

En l’espace d’une trentaine d’années, la Mer Baltique est redevenue un espace d’échanges et d’interrelations en demeurant toutefois à l’écart des grandes routes maritimes qui desservent les ports ouest-européens1 . Principale manifestation, les trafics maritimes de la Baltique connaissent des taux de croissance parmi les plus élevés au monde. Les dynamiques portuaires y sont révélatrices de changements géo-éco-politiques qui façonnent un système de transport complexe et résilient.

Une progression constante mais exposée à des secousses (géo)politiques

En Baltique, le système portuaire se distingue par ses différences entre les rives tout autant qu’entre les ports eux-mêmes, ce qui illustre la variété et la complexité régionale. Du côté de la rive orientale, les ports étaient spécialisés en fonction de leur position sur le territoire soviétique. Suite à l'effondrement de l'URSS, la Russie, acteur clé de la région, a subi une importante diminution de sa capacité portuaire, à laquelle elle a dû remédier. Ainsi, son voisinage a initialement constitué une opportunité sur laquelle les ports de la région se sont appuyés pour se développer. En réalité, même si ultérieurement la Russie a commencé à préconiser l'évitement des ports non russes, les flux totaux sont demeurés fluides et considérables jusqu'au milieu des années 2010.

Le trafic global en mer Baltique a ainsi doublé de 1997 à 2019 (Figure 1) avec une croissance plus soutenue sur la rive orientale, plutôt équitablement partagée entre tous les ports, aussi bien baltes que russes.

1
Figure 1 : Évolution du trafic des vingt premiers ports baltiques de 1990 à 2022 

Depuis le début du xxie siècle, la Russie développe une stratégie d’autosuffisance portuaire autour de ses propres capacités, abandonnant concomitamment certaines infrastructures baltes. Principale victime portuaire : le port letton de Ventspils, spécialisé dans l’exportation d’hydrocarbures. Avec les sanctions économiques de 2014 envers la Russie suite au conflit en Crimée, la situation s’est détériorée, ce qui a comme conséquence le renforcement de la concurrence interportuaire en Baltique.

Les ports de la Baltique orientale sont désormais fragilisés par leur hyperdépendance à l’égard des flux russes. De ce point de vue, la décision de Moscou de cesser en 2018 l'exportation de ses produits pétroliers par les ports des pays baltes a radicalement changé la donne. Celle-ci met en perspective combien les énergies fossiles demeurent essentielles dans la matrice des trafics importés et exportés par la quasi-totalité des ports du pourtour maritime régional.

Entre sanctions, nouvelle donne et avenir incertain

Depuis une dizaine d’années, les ports baltiques apparaissent déstabilisés par les considérations géopolitiques comme l’illustre l’évolution des trafics des ports de la région entre 2013 et 2022 (Figure 2), 2013 étant la dernière année non impactée par des sanctions économiques. Elle éclaire sur la situation très critique de la rive orientale, fort différente de celle de la Pologne ou de la Russie elle-même.

2
Figure 2 : Évolution des trafics portuaires des principaux ports baltiques de 2013 à 2022

L’invasion de l’Ukraine par la Russie a remis au premier plan de la scène géostratégique les mers limitrophes de la Russie, mettant en avant les approvisionnements énergétiques qui empruntent tout autant la mer Baltique que les mers Noire ou d'Azov. Comme l’illustrent les incidents autour du gazoduc Nord Stream2 , outil russe pour s’émanciper des ports baltiques, la logistique du Gaz Naturel Liquéfié (GNL) en Europe demeure largement tributaire des connexions aux réseaux de gazoducs. Pour les états baltiques, une diversification géostratégique des approvisionnements énergétiques par voies maritimes a généré un intérêt accru pour les installations dédiées au GNL. Depuis l’annexion de la Crimée en 2014, certains États ont su réduire les interdépendances. D’autres, comme la Lituanie, avaient anticipé en ouvrant un terminal GNL, baptisé Indépendance, fin 2014 à Klaipeda (Lituanie), ce qui a permis à la Lituanie d’être le premier pays européen à cesser d’importer du gaz russe le 1er avril 2022. Cette posture politique et énergétique assumée par Vilnius n’a été rendue possible que par la déclinaison rapide et visionnaire d’une stratégie portuaire nationale.

Ainsi, la demande de GNL dans l’est de la Baltique et en Pologne est d’abord liée aux objectifs de diversification de l’approvisionnement de la politique énergétique avant de reposer sur des stratégies de transition énergétique (Figure 3).

image
Figure 3 : Typologie des terminaux GNL en Baltique Source : d’après Serry A., Gritsenko D., LNG facility development un the Baltic Sea port, WCTRS SIG2 2015 Conference “The Port and Maritime Sector: Key Developments and Challenges”, Anvers, 11-12 mai 2015

Au-delà du secteur énergétique, c’est bien l’ensemble de la structure des trafics et sa géographie qui sont remis en cause dans l’espace maritime et portuaire de la Baltique. Ainsi, les ports de la Baltique orientale servent de plateformes de distribution d’engrais vers le marché mondial. Or, ces flux historiques sont liés à la présence d’importants producteurs d’engrais azotés utilisant le gaz naturel russe comme matière première dans l’ouest de la Russie et en Biélorussie. Cette marchandise représente par exemple un tiers du trafic du port lituanien. Entre condamnation de la part des autorités lituaniennes des agissements antidémocratiques en Biélorussie et engrais directement concernés par les sanctions occidentales, le port de Klaipeda (Lituanie) a vu son trafic total reculer de plus de 20 % en 2022 avec des installations portuaires en jachère géopolitique et géostratégique. Désormais, plus une seule tonne d’engrais ne transite par les ports baltes.

La desserte conteneurisée, déjà très volatile, des ports baltiques est désormais profondément modifiée depuis février 2022 et l’entrée en guerre russe sur le sol ukrainien. Certaines compagnies maritimes ont choisi de ne plus escaler dans les ports russes. D’autres vont encore plus loin. A.P. Moller-Maersk s’est retiré de Global Ports Investments PLC (GPI), premier opérateur de terminaux à conteneurs sur le marché russe, à la mi-2022, via l'échange d'actions sans contrepartie financière. Enfin, élément géo-économique plutôt singulier : la filière d’importation de véhicules de luxe accidentés depuis le continent américain au port de Klaipeda (Lituanie). Ces véhicules remis en état par les lituaniens constituent une filière importante génératrice de volumes et surtout de valeur ajoutée avec de nombreux emplois directs et indirects. Or, ces véhicules reconditionnés qui empruntent le port de Klaipeda (Lituanie), continuent d’approvisionner les marchés principaux de destination… de la Russie et du Kazakhstan, ce dernier étant une possible porte d'entrée vers le marché russe en raison de l'entente douanière entre les pays !

La conjoncture compliquée est visible dans les craintes des acteurs et se manifeste concrètement à travers l’encombrement des terminaux par des marchandises touchées par les sanctions ou par de nombreux conteneurs vides.  Toutefois, celle-ci profite ponctuellement à certains ports. Le trafic de pétrole dans les ports russes a bondi d’une quinzaine de pourcents en 2022. Certains acteurs (occidentaux) semblent avoir fait des réserves d’hydrocarbures russes, notamment du gasoil, avant de ne plus pouvoir en acheter. Les ports lettons ont pour le moment compensé leur perte de trafic par d’indispensables importations de charbon afin de pallier la rupture des approvisionnements russes. Pour les conteneurs, à l’exception des ports russes, le trafic dans la région a progressé en 2022 : 24,6 % à Tallinn et 60,7 % à Klaipeda (Lituanie), ce dernier ayant été inclus dans des routes maritimes océaniques supplémentaires, contribuant à la croissance des volumes de manutention de conteneurs, en particulier du transbordement3 . Les ports polonais apparaissent comme les principaux gagnants de l’évolution des trafics ainsi que des stratégies des armateurs : les ports du golfe de Gdansk s’affirment ainsi comme le pivot du trafic conteneurisé régional (Figure 4).

image
Figure 4 : Évolution du classement des principaux ports à conteneurs de la Baltique
 

 

À terme, les ports les mieux intégrés dans les réseaux maritimes (conteneurisés), et les plus diversifiés en termes de marchandises et d’arrière-pays, sont ceux qui devraient le mieux s’en sortir comme pour Gdansk en Pologne, Klaipeda en Lituanie ou des ports finlandais.

La majorité des installations portuaires de la façade orientale perdent leur vocation d’interface avec l’espace post-soviétique en faveur d’un rapprochement entre les deux rives baltiques via leur insertion dans des réseaux structurés autour des pôles majeurs du transport maritime mondial. Il apparait clairement que la façade orientale de la Baltique pâtit des événements en Biélorussie et en Ukraine alors qu’à l’ouest, les ports s’en sortent mieux. Cependant, ce développement demeure fragile car largement exposé aux incertitudes géopolitiques internationales, aux décisions unilatérales du Kremlin et aux tensions énergétiques globales qui impactent directement les flux maritimes.

Pour les États du pourtour balte, les échelles de temps, d’espace et d’intérêts se conjuguent et rendent la projection de stratégies portuaires toujours plus complexes. Ils veulent accélérer une transition énergétique synonyme de moins de relations avec le géant russe. Ils espèrent renforcer des liens économiques et politiques entre Nations baltiques, notamment par les connexions maritimes historiques des secteurs rouliers et passagers. Ils souhaitent enfin que l’espace maritime et portuaire balte devienne une origine et une destination finales des flux intercontinentaux par une connectivité renforcée depuis les hubs allemands et polonais.

L’enjeu qui concerne quasiment tous les ports baltiques réside dans la consolidation d’une stratégie dite « médiane » qui cherche à pérenniser des trafics existants tout en assurant la sécurité des États, mais sans compromettre le voisinage régional et continental. L’exclusion portuaire et maritime russe des circulations commerciales internationales pourrait, à terme, recomposer en profondeur le paysage portuaire du pourtour de la Baltique avec, pourquoi pas, de nouvelles solidarités logistiques et politiques qui dépasseraient les seuls critères économiques.

  • 1Historiquement, la Baltique est un espace d'échanges et de circulations commerciales. Ceci est symbolisé par la Hanse.
  • 2Le gazoduc Nord Stream relie la Russie à l’Allemagne via la mer Baltique.
  • 3Le terminal à conteneurs est le lieu du transbordement des conteneurs entre les navires-mères engagés sur les grandes lignes transocéaniques et les navires engagés sur des lignes régionales qui desservent des ports secondaires.

Contact

Arnaud Serry
Maître de conférences en géographie, université Le Havre Normandie, Identité et différenciation de l'espace, de l'environnement et des sociétés (IDEES)