Explorer à nouveau la Terre. Entre architecture, sciences de la Terre et cartographie : le projet Terra Forma

Lettre de l'InSHS Arts et littérature

#FOCUS

Le projet « Terra Forma » est un projet d’équipement en géosciences qui propose un changement de paradigme dans l’observation des socio-écosystèmes continentaux afin de relever les grands défis sociétaux du xxie siècle : la gestion durable des ressources au sens large (l’eau, le sol et les biodiversités), la préservation de la qualité de notre habitat et de la santé des écosystèmes, la surveillance et l’anticipation des risques environnementaux.

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Carte « Sol », tirée de Terra Forma, manuel de cartographies potentielles, de Frédérique Aït-Touati, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire, B42, Paris, 2019

Il tire son nom, et ses concepts fondateurs, de l’ouvrage Terra Forma, manuel de cartographies potentielles, publié en 2019 par Frédérique Aït-Touati, historienne, spécialiste de littérature comparée, chargée de recherche CNRS au Centre de recherches sur les arts et le langage (CRAL, UMR8566, CNRS/EHESS) et deux architectes, Alexandra Arènes et Axelle Grégoire1 . Le projet « Terra Forma » témoigne ainsi des nouvelles alliances qui se créent entre sciences, arts et sciences sociales. Issu d’un défi philosophique et cartographique (comment représenter la Terre autrement ?), l’ouvrage Terra Forma a produit des outils graphiques et conceptuels nouveaux qui ont été ensuite repris comme base conceptuelle pour ce vaste projet en géosciences. Il est rare, cependant, qu’un ouvrage de sciences humaines soit utilisé comme fondement théorique par les sciences dures, et c’est bien l’originalité de ce projet.

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Pages extraites de Terra Forma, manuel de cartographies potentielles

Le désastre climatique nous oblige à repenser notre rapport au sol, à l’espace. Disparition d’îles, extinction d’espèces, désertification, guerre de l’eau, submersion des fronts de mer, inondation des vallées : la ruine des territoires provoquée par la crise climatique génère une crise de l’espace qui interdit de nous contenter d’un relevé physique selon les paramètres anciens et nous impose de questionner nos outils d’observation et de description. Le manque d’image et d’imaginaire communs est un obstacle majeur à la compréhension des rôles et des interactions dans les milieux saccagés. Nous avons besoin de représentations communes de ce que signifie habiter sur Terre aujourd’hui. Car il faut déplacer l’humain non seulement par rapport aux paysages et aux espèces — comme le faisait l’ancienne écologie — mais aussi par rapport aux échelles de temps géologiques et aux forces géophysiques, et envisager un champ temporel élargi, embrassant une histoire profonde et un avenir lointain. Comment renouveler nos modes de représentation pour qu’ils soient mieux ajustés aux processus locaux, situés ? Comment penser la Terre comme une scène partagée par les humains et les non-humains, et plus radicalement, comme un espace constamment fabriqué par le vivant ? Comment faire une place dans notre espace mental et vécu à ce qui en a été exclu ? Telles sont les questions et les enjeux à l’origine du livre Terra Forma.

Si la Terre ne se limite pas à ce globe terraqué dont nous avons des représentations multiples depuis des siècles, ni à cette surface plane dont la cartographie nous a donné les détails, alors tout est à inventer. Les géosciences rejoignent ainsi les préoccupations de l’anthropologie contemporaine, qui s’interroge sur la nécessité de nouveaux modes de description de la Terre ; mais aussi de la philosophie de la nature, qui se demande comment réorienter les affects de l’exploration et de la découverte vers le terrestre. C’est dans ce contexte intellectuel que nous avons co-écrit l’ouvrage Terra Forma, qui s’ouvre sur la proposition de considérer la Terre comme une terra incognita. Le concept de zone critique, que nous empruntons aux sciences de la Terre, fait de notre planète un lieu d’investigation qui nécessite de nouveaux équipements, un renouvellement des outils, intellectuels et matériels, d’exploration et de description, et donc de nouvelles alliances disciplinaires. D’autres représentations et visualisations sont nécessaires, une nouvelle compréhension des interactions entre le monde biotique et le monde abiotique doit être explorée et pensée.

Le livre Terra Forma, manuel de cartographies potentielles interroge les systèmes de visualisation traditionnels qui omettent une grande partie des vivants, ou animés (incluant roches, eaux, sols). À partir de ce constat rencontré dans les pratiques des autrices (une historienne des sciences, deux architectes), l’ouvrage propose des schèmes cartographiques (spatialement et temporellement situés) qui émergent à la fois des humanités et des sciences de la Terre et de la Vie. De la même manière, le projet « Terra Forma » est issu du constat que l’exploration à nouveaux frais de la Terre doit associer les vivants et les non-vivants, les humains et les non-humains afin de se réapproprier les territoires qui sont l’unité de vie des sociétés. L’enjeu est immense, car nous n’avons qu’une vue très morcelée et lacunaire de la manière dont les socio-écosystèmes fonctionnent, faute d’un système adapté de surveillance et d’observation. Nos modèles quantitatifs souffrent d’un manque de données pour décrire l’ensemble des métabolismes territoriaux. Les défis de cette exploration et surveillance de nos habitats dégradés et menacés sont vertigineux : comment mieux évaluer en continu la santé de nos socio-écosystèmes exposés à de multiples contraintes ? Comment anticiper les risques auxquels sont soumis nos territoires dans l’Anthropocène ? Comment co-construire des connaissances partagées pour changer notre trajectoire et inventer un mode de coexistence durable avec la Terre ? D’où l’idée de développer ce programme de recherche entre sciences dures, sciences humaines et sociales, et arts.

Le projet présenté articule les thématiques du livre (« sols », « point de vie », et « paysages vivants ») avec des problématiques matérielles d’équipements, d’instrumentation des observatoires existants. Les thématiques de capteurs avancées dans le projet sont directement issues des trois premiers chapitres du livre Terra Forma. Le projet issu de cette rencontre se propose de faire dialoguer l’instrumentation scientifique avec cet objet initial qu’est le livre Terra Forma. Ce croisement entre humanités et sciences de la Terre et de la Vie espère apporter de nouveaux et fertiles développements. Une notion clé du projet est l’association des visions « éco »-centrée et « géo »-centrée, en référence aux frontières disciplinaires. Grâce à ce projet, il s’agit d’observer conjointement les influences réciproques entre la Terre et les Vivants et pas seulement de la Terre ou des Vivants : des Vivants dans la Terre ou la Terre dans les Vivants. Les cartes de Terra Forma proposent des modèles à tester, qui ont ouvert des pistes de réflexion qu’il s’agit aujourd’hui de mettre en pratique grâce aux données qui seront récoltées par les nouveaux capteurs. L’intérêt de ces capteurs est qu’ils permettront de réexplorer les territoires, de décrire ces systèmes terrestres et vivants sous de nouveaux angles. Afin de ne pas perdre cette richesse d’exploration et de la partager avec les citoyens et autres acteurs du territoire, les cartographies de Terra Forma sont associées à ce projet d’équipement. En effet, influencé par la pratique des sciences dans les observatoires, le livre transforme en retour ce projet : la perception du travail des scientifiques améliore le concept d’observatoire en proposant la mise en place de nouveaux capteurs de façon à enregistrer conjointement les mouvements de la terre et des vivants. À l’issue de ce projet, l’équipe espère que les nouveaux observatoires disposeront d’une « cartographie » nouvelle qui permettra de refonder leur rapport à la société et au politique. Les cartes Terra Forma visent à produire un décalage, une prise de position quant à la fabrication des cartes traditionnelles, en choisissant d’inclure ou de juxtaposer des données qui ne le sont pas d’habitude. L’enjeu est de voir autrement, par les sciences de la terre et de la vie, la diversité et l’hétérogénéité que ces nouveaux capteurs ne manqueront pas de prodiguer. Ce passage des sciences dures aux sciences humaines et sociales, puis aux arts — et retour — témoigne d’un mouvement significatif d’alliances entre les disciplines, réunies autour d’un intérêt croissant pour les sciences du système terre et d’un souci commun pour la crise écologique et les manières d’y faire face.

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 Slide tirée de la présentation officielle du projet « Terra Forma »

Terra Forma

  • 1Aït-Touati F., Arènes A., Grégoire A. 2019, Terra Forma, manuel de cartographies potentielles, Éditions B42. 

Contact

Frédérique Aït-Touati
Chargée de recherche CNRS, Centre de recherches sur les arts et le langage