Exposer les Lieux saints partagés : de la recherche au musée
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Directeur de recherche CNRS à l’Institut d'ethnologie et d'anthropologie sociale (UMR7307, IDEAS, CNRS / AMU), Dionigi Albera conduit des travaux sur les espaces européen et méditerranéen et s’intéresse particulièrement aux phénomènes de mixité dévotionnelle dans les religions monothéistes. Chargé de recherche CNRS au Centre Jacques Berque pour les études en sciences humaines et sociales (CESHS, UAR3136, CNRS / MEAE), Manoël Pénicaud mène des recherches sur les pèlerinages et les relations interreligieuses en Europe et en Méditerranée, notamment sur les interactions entre fidèles de religions différentes, ainsi que sur leurs franchissements temporaires des frontières religieuses. Les deux anthropologues sont commissaires de l’exposition Lieux saints partagés.
À l’occasion de la prochaine exposition Lieux saints partagés d’octobre 2025 à janvier 2026 à la Villa Médicis, siège de l’Académie de France à Rome, il est intéressant de faire l’archéologie d’un projet de recherche multimodal dont la première traduction muséale a vu le jour au Mucem à Marseille en 2015, avant de connaître une série de versions dans plusieurs institutions à travers le monde1.
Cette exposition repose fondamentalement sur des travaux en sciences humaines et sociales conduits collectivement depuis une vingtaine d’années, dans le cadre de programmes de recherche, de colloques, de séminaires, d’enquêtes ethnographiques et d’explorations historiques2.
Est-ce qu’un sanctuaire peut être fréquenté par des fidèles de religions différentes ? Cela soulève d’emblée un paradoxe et dénote une contradiction dans les termes. D’un point de vue théologique comme dans le sens commun, un lieu sacré ne devrait dépendre que d’une seule religion, d’autant plus dans le cas des monothéismes qui se sont construits selon un mode exclusiviste et concurrentiel. Pourtant, de nombreuses études confirment ce phénomène dans le monde méditerranéen et sur la longue durée : plus souvent qu’on ne croit, des fidèles traversent temporairement la frontière religieuse pour aller prier dans un sanctuaire administré par une autre religion ou confession. Même si cela est proscrit par les autorités religieuses, ces incursions conduisent à faire l’hypothèse d’une sorte de récurrence anthropologique, observable au niveau des pratiques et de la religiosité vécues. Ces fidèles ne transgressent pas ces frontières dogmatiques pour se convertir, mais ils ressentent le besoin d’aller solliciter une grâce, une guérison, une aide face au malheur, dans un lieu saint où ils sont susceptibles, selon eux, d’être exaucés. Certes, beaucoup se rendent dans des sanctuaires de leur propre religion, mais aller dans le lieu de l’Autre devient un acte plus exceptionnel qui témoigne en puissance de la motivation des pèlerins. Se dessinent en creux des formes d’inter-religiosité et d’infra-religiosité, fluides et poreuses, qui transcendent les registres institutionnalisés et normatifs des systèmes religieux.
Bien documenté dans l’histoire, ce phénomène a connu un déclin généralisé depuis le siècle dernier, mais subsiste à l’époque contemporaine. De plus, il se recompose sous des formes parfois plus politiques, par exemple dans le cadre d’activités relevant du dialogue des religions. En contre-point, le partage rime de plus en plus avec partition et division.
Alors que cette thématique de recherche est devenue un sous-champ d’étude interdisciplinaire, l’idée de partager ces résultats avec le grand public a donné lieu à un projet d’exposition qui a intéressé le Mucem au début des années 2010. Musée de société et héritier du Musée des arts et traditions populaires à Paris, sa vocation est de contribuer à la compréhension des phénomènes historiques et sociaux en Europe et en Méditerranée. Grâce à l’accueil de chercheurs-commissaires au sein du musée, trois ans de travail, d’« enquêtes-collectes » de matériaux ethnographiques, de réunions et d’écriture collective ont permis d’aboutir à un résultat présenté en 2015 sur 1 100 m², combinant plusieurs registres (art religieux, photos et objets ethnographiques, art contemporain, arts visuels…). De plus, l’exposition a ouvert trois mois après les attentats de janvier 2015 à Paris, qui ont profondément meurtri l’opinion publique française et internationale. Elle a connu un succès important, rassemblant plus de 120 000 visiteurs, ce qui démontre qu’elle répondait à un besoin de société.
Travailler à une exposition peut paraître éloigné de l’écriture scientifique classique qui se traduit par des publications textuelles. Pourtant, force est de souligner la proximité que les deux modalités entretiennent, d’autant plus qu’elles s’enrichissent mutuellement. Concevoir une exposition est une écriture à part entière, ce que le muséographe André Desvallées a qualifié en 1993 d’« expographie3 ». À la différence de l’écrit textuel, c’est un processus structurellement collectif entre chercheurs (commissaires ou membres du comité scientifique) et conservateurs, scénographes, responsables de la production, de la communication ou du service « des publics », qui implique de nombreuses négociations4.
Le défi consiste à donner corps à une idée ou à un concept en recourant au minimum de texte. Souvent, c’est l’articulation des œuvres qui forme une narration que les visiteurs pourront saisir. Cela revient à une « écriture en trois dimensions » à partir d’une palette d’éléments distincts : œuvres d’art, films, photographies, créations sonores, installations contemporaines, objets ethnographiques… Chaque dispositif relève d’un registre d’écriture propre qu’il faut articuler aux autres. Dans le cas de Lieux saints partagés, le parti pris de l’hétérogénéité et de la multimodalité a été adopté depuis 2015 et continue d’en être au fondement.
Un autre principe de base est celui de la juxtaposition, assumant que c’est l’interaction d’items d’époques et de styles différents qui permet de susciter la réflexion des visiteurs. Un procédé qui a fait ses preuves consiste à montrer en regard des représentations d’un même événement (la naissance de Jésus dans le christianisme ou en islam) ou d’une figure commune (Abraham, Moïse , Marie ou Saint Georges), ce qui produit un surplus de signification.
Un point saillant est qu’une exposition transforme en puissance nos pratiques de recherche. Cela commence sur le terrain, car en plus des observations habituelles, il faut penser en termes de matérialités : comment présenter tel phénomène, tel rituel ou telle idée en trois dimensions ? Les enquêtes se doublent alors d’une collecte d’objets, de documents, d’images fixes ou animées. L’anthropologie visuelle joue à ce titre un rôle décisif5.
Un autre aspect récurrent est que la mise en exposition et la publicisation d’un objet de recherche produisent un certain nombre d’effets inattendus, comme la découverte de nouveaux cas d’études, de nouvelles collaborations et de nouveaux horizons scientifiques. Autrement dit, la visibilisation élargie d’une recherche l’enrichit et la renouvelle, loin de n’en être qu’un aboutissement.
Le projet Lieux saints partagés implique aussi de revenir sur l’itinérance originale qu’il a connue et qui n’était pas prévue initialement. Du point de vue « expographique », chaque étape a nécessité une réécriture complète, le concept étant de s’adapter à chaque fois au contexte sociétal et aux nouvelles collections des institutions hôtes. Ainsi, ça n’a jamais été deux fois la même exposition qui été présentée.
En novembre 2016, une deuxième version a vu le jour au Musée du Bardo à Tunis, pour sa réouverture après l’attentat qui avait ensanglanté ses murs en mars 2015. Le partenariat entre le Mucem et l’Institut national du Patrimoine tunisien a mis en valeur les collections locales, en donnant une profondeur archéologique à l’exposition grâce à des œuvres remontant à l’Antiquité. En septembre 2017, l’exposition s’est déployée dans trois lieux de Thessalonique (Museum of Photography, Macedonian Museum of Contemporary Art, Yeni Cami) en mettant l’accent sur le monde balkanique. Un mois plus tard, une autre déclinaison ouvrait au Musée national de l’Histoire de l’Immigration à Paris, en focalisant sur la question des mobilités migratoires et religieuses. Parallèlement, l’exposition a marqué l’ouverture en décembre 2017 du nouveau Musée des Confluences-Dar El Bacha dans la médina de Marrakech, sous les auspices de la Fondation nationale des Musées du Maroc et du Mucem, en mettant notamment à l’honneur les relations judéo-musulmanes. En mars 2018, une nouvelle version s’est délocalisée outre-Atlantique à la New York Public Library, au Morgan Library & Museum et à la City of New York University, bénéficiant des trésors des collections américaines. L’année suivante, une étape a pris forme à la galerie Depo, étape de la Biennale d’art contemporain d’Istanbul, en valorisant le monde turc et anatolien, héritier des formes de mixité interconfessionnelle de l’Empire ottoman, dans un dialogue entre collecte ethnographique et art contemporain. Après le pic de la pandémie, cette version s’est redéployée à CerModern à Ankara en 2021, grâce au soutien de l’Institut français de Turquie.

En bas : Exposition Shared Sacred Sites à New York en 2018 © The New York Public Library
Cette constellation d’expositions s’est aussi accompagnée de projets de moindre envergure par exemple sur le site de Notre-Dame du Haut à Ronchamp (2018-2019) ou au Musée de Notre-Dame de la Garde pour les Rencontres méditerranéennes à Marseille (2023), ou bien des versions photographiques qui ont circulé en Suisse, en Italie, en Angleterre et dans plusieurs Instituts Français au Maroc.
Dix ans après l’exposition-mère à Marseille, Lieux saints partagés continue son périple à la Villa Médicis, en partenariat avec le Mucem, les Musées du Vatican, le Museo Ebraico, l’École française de Rome… Le propos y sera principalement porté par des œuvres d’art allant du iiie au xxie siècle et sera accompagné d’une série d’événements culturels et scientifiques. Retenons que c’est la dernière étape, à ce jour, d’un projet multivocal en constante réécriture et recomposition.
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Notes
Le socle du commissariat a été toujours été assuré par Dionigi Albera et Manoël Pénicaud, en partenariat avec des collègues chercheurs ou conservateurs. Voir Albera D., Pénicaud M. 2022, Writing in Three Dimensions: Heterographies of Shared Sacred Sites, Religiographies, 1, 1 : 134-155.
Parmi plusieurs programmes, citons Ramses² (2006-2009), ANR Imasud (2007-2011), LabexMed (2012-2015), « Interactions religieuses » à l’École française d’Athènes (2022-2026), etc. De nombreuses publications abordent ce sujet, l’une des premières est Albera D., Couroucli M. 2009 (dir.), Religions traversées, Actes Sud/MMSH ; l’une des plus récentes est Albera D., Kuehn S., Pénicaud M. (dir.) 2022, Holy Sites in the Mediterranean, Sharing and Division, Religiographies 1, 1.
Desvallées A., Mairesse F. 2011, Dictionnaire encyclopédique de muséologie, Armand Colin, p. 599.
Pénicaud M. 2024, L’expographie est une hétérographie. Négociations, enjeux et écarts d’écriture, antiAtlas Journal, 6. https://www.antiatlas-journal.net/anti-atlas/06-penicaud-expographie-est-une-heterographie/
Pénicaud M. 2023, Photographier la religiosité en partage. De l'enquête de terrain à l'expographie, Anthropology & Photography, Civilisations 72 : 45-63.