Exposer une expédition ethnographique : « Mission Dakar-Djibouti (1931-1933) : contre-enquêtes »

La Lettre Anthropologie

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De mai 1931 à février 1933, la mission ethnographique Dakar-Djibouti traverse l’Afrique d’ouest en est. L’exposition qui lui est consacrée au musée du quai Branly – Jacques Chirac (15 avril - 14 septembre 2025) propose un regard renouvelé sur cette expédition emblématique et fondatrice de l’ethnologie française. Fruit d’une collaboration entre des conservateurs et des chercheuses et chercheurs sénégalais, maliens, béninois, camerounais, éthiopiens, djiboutiens et français1, elle entend décentrer les points de vue et jeter les bases d’une réflexion commune autour des collectes d’objets et de la production des savoirs sur l’Afrique en période coloniale. Des contre-enquêtes de terrain et des revisites critiques autour des collections et des archives de la mission ont ainsi permis d’éclairer des zones d’ombre, de combler des silences et de réinterroger certains objets ou méthodes.

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Contre-enquête à Djibouti autour d’un objet collecté par la mission Dakar-Djibouti. Entretien conduit par Hasna Hassan Houmed-Gaba auprès d’Amina Abdo Houssein © Marianne Lemaire

La mission en contexte

À l’aide de documents d’archive et de photographies, l’exposition s’emploie en premier lieu à restituer le contexte colonial et scientifique de la mission Dakar-Djibouti, ainsi que ses objectifs. Le projet de mission rédigé par Marcel Griaule, son directeur, montre qu’il la conçoit comme une entreprise permettant de valider les méthodes d’enquête et de collecte enseignées à l’Institut d’ethnologie fondé en 1925, tout en approvisionnant en objets et en documents le musée d’Ethnographie du Trocadéro en cours de rénovation depuis 1928. Dans la perspective des promoteurs de la discipline, la mission Dakar-Djibouti a également vocation à donner une visibilité médiatique à l’ethnologie, et à archiver dans l’urgence des cultures africaines censées disparaître sous l’effet de la colonisation. Le vote d’un financement de 700 000 francs par les deux chambres du Parlement, en mars 1931, donne une envergure nationale à l’expédition, et lui assure le soutien de l’administration coloniale sur le terrain.

Le parcours de la mission, qui s’étend sur vingt mois et traverse en camion ou à dos d’animal quatorze pays africains — dont treize ont le statut de colonie ou de territoire sous mandat — est présenté dans l’exposition sur une carte large de douze mètres. Onze membres, dont quatre permanents (Marcel Griaule, Marcel Larget, Michel Leiris et Éric Lutten) effectuent tout ou partie de ce parcours en se répartissant le travail scientifique de façon à saisir l’intégralité des cultures observées. Ils privilégient néanmoins l’étude de certains thèmes, tels que l’initiation, la collecte de certains objets ou séries d’objets emblématiques, parmi lesquels les objets de culte dont une large sélection est exposée. À son terme, la mission a collecté quelque 3 600 objets, plus de 6 000 spécimens zoologiques ou botaniques et 370 manuscrits éthiopiens. Elle rapporte également une multitude de photographies, d’images filmées, d’enregistrements sonores et de fiches ethnographiques ou linguistiques.

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Objets saisis au Dahomey (actuel Bénin) et offerts à la mission par l’administrateur colonial Christian Merlo © Éric Jolly
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Vitrine exposant une partie des objets volés par les membres de la mission au Soudan français (actuel Mali). © Marianne Lemaire
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Vitrine exposant le parcours de la mission, ainsi que les objets et les photographies pris en chemin © Marianne Lemaire

Mettre en lumière des actrices et des acteurs invisibilisés

L’un des principaux objectifs de l’exposition est de souligner le rôle souvent occulté des femmes européennes et des acteurs africains qui ont contribué au fonctionnement ou aux résultats de la mission. Parmi les femmes européennes invisibilisées se trouvent non seulement Jeanne Griaule, qui exerce à Paris diverses responsabilités pour son époux, mais aussi l’ethnologue et linguiste Deborah Lifchitz (1907-1942), qui rejoint l’équipe en Éthiopie au mois de juillet 1932. Seule scientifique de la mission, avec Marcel Griaule, à connaître la langue amharique, elle est chargée d’acheter et de traduire des manuscrits éthiopiens destinés à la Bibliothèque nationale de France. Elle conduit également des enquêtes sur la langue, les mythes d’origine et les pratiques religieuses de deux minorités non chrétiennes. À Djibouti, elle met à profit le dernier mois de travail de la mission pour s’intéresser aux parcours et aux activités des femmes.

De très nombreux africains ont également été impliqués dans les travaux de la mission. L’exposition se propose de donner une épaisseur biographique à plusieurs d’entre eux, et de mettre en évidence les relations qu’ils ont entretenues avec les ethnographes. Une telle perspective permet de montrer leur agentivité ainsi que l’importance et la spécificité de leur contribution à la collecte d’objets et à la production des savoirs. Certains collaborateurs locaux, tels le lieutenant dogon Dousso Ouologuen ou l’érudit éthiopien abba Jérôme, travaillent sur un pied d’égalité avec les membres de la mission. D’autres sont en revanche infériorisés en tant que colonisés et salariés de la mission, sans être pour autant les auxiliaires serviles des ethnologues. Cumulant les fonctions d’interprète, d’informateur, de guide ou de collecteur d’objets, des collaborateurs comme le sénégalais Mamadou Vad ou les jeunes écoliers Ambara et Mamadou Keyta font preuve d’initiative et d’inventivité pour satisfaire ou impressionner les membres de la mission, subvertissant ainsi les rapports de domination et de dépendance imposés par le contexte colonial.

Contre-récits africains

Entre les années 1980 et 2010, la mission Dakar-Djibouti a fait l’objet de nombreuses études critiques, toutes strictement européennes. Or à l’heure des débats sur la restitution de biens culturels acquis sous la colonisation, cette exposition rompt avec cette vision univoque en accordant une place centrale aux savoirs, aux recherches et aux points de vue des Africains. Majoritaires au sein du commissariat scientifique, des chercheurs et conservateurs issus des pays traversés par la mission ont ainsi participé activement à l’orientation et à la conception de l’exposition. Ils ont notamment sélectionné les objets, rédigé les cartels et contre-enquêté dans plusieurs dizaines de localités où la mission Dakar-Djibouti s’était arrêtée (au Sénégal, au Mali, au Bénin, au Cameroun, en Éthiopie et à Djibouti). Ces contre-enquêtes — essentiellement des entretiens filmés présentés dans l’exposition — visaient à produire des contre-récits en changeant de narrateur et en inversant les points de vue. 

De telles recherches de terrain, associées à la consultation critique des archives ethnographiques et des collections muséales, ont servi à compléter, nuancer ou corriger la documentation rassemblée par les membres de la mission. Elles ont permis également de redonner une identité et une histoire à des personnes photographiées, de réinterroger les conditions d’acquisition des objets, de préciser l’évolution de leurs usages, voire d’en restaurer certains à partir des savoirs locaux actuels. Pour diversifier et décentrer les regards portés sur la mission, la cinéaste Alice Diop livre également ses réflexions personnelles au cours d’un entretien filmé présenté dans l’une des salles de l’exposition.

Interroger les conditions de collecte

Sur son parcours transafricain, la mission a collecté et documenté de façon méthodique et systématique un maximum d’objets, perçus comme les témoins matériels des sociétés africaines traversées. Combinée à une situation coloniale favorisant ces rafles massives et expéditives, la volonté de tout saisir et « archiver », de l’ustensile le plus courant à l’objet le plus rare, explique non seulement la grande diversité des modalités de collecte, mais aussi la violence de certaines acquisitions. Au centre de l’exposition, ces différentes modalités sont présentées dans des espaces successifs en associant objets, textes d’explication et témoignages issus des contre-enquêtes. 

La première de ces salles témoigne des rapports de domination propres au contexte colonial : elle expose une douzaine d’objets volés par la mission, soit clandestinement, soit par la force ou la menace. Il s’agit presque exclusivement de matériels cultuels dont le caractère sacré, secret et redoutable fascinait les ethnographes. Même les achats, majoritaires, ou encore les dons d’objets n’étaient pas forcément exempts de rapports de force. Comme le révèlent les salles suivantes, certaines ventes s’effectuaient sous la pression : des objets offerts à la mission l’ont été par des agents coloniaux qui les avaient eux-mêmes saisis ou confisqués, et l’échange de peintures éthiopiennes anciennes contre leurs copies reposait en partie sur un marché de dupes. 

Plusieurs vitrines sur les acquisitions zoologiques et botaniques, les fouilles de surface ou encore les manuscrits éthiopiens commandés par la mission, témoignent enfin du caractère transdisciplinaire de cette expédition, comme de la plupart des missions scientifiques de cette époque. Transformés en objets de musée, les objets collectés puis déposés au musée d’Ethnographie du Trocadéro ont servi à célébrer la richesse et la grandeur de l’empire colonial français, mais, paradoxalement, ils ont aussi été utilisés comme outils didactiques contre le racisme et contre une vision péjorative de l’Afrique.

Si cette revisite de la mission Dakar-Djibouti révèle des présupposés erronés, des biais méthodologiques et des modes d’acquisition violents, son objectif n’est pas de faire le procès d’une expédition, d’une discipline naissante ou de chercheurs dont les actions ou orientations étaient en partie le produit d’un contexte particulier. Son ambition, à terme, est plutôt de renforcer les échanges et les collaborations entre l’Afrique et l’Europe afin de faciliter le partage, la circulation ou la restitution de notes, de photographies et d’objets pris en Afrique en contexte colonial. L’exposition a d’ailleurs vocation à se déplacer en Afrique, et certains États  se basent déjà sur les recherches des commissaires pour demander la restitution des objets volés. Comme l’écrit le philosophe Souleymane Bachir Diagne dans le catalogue de l’exposition2, les objets peuvent servir, en voyageant, à tisser des liens entre les musées et les cultures.

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Couverture du catalogue de l’exposition

Contact

Éric Jolly
Directeur de recherche CNRS, Institut des mondes africains (IMAf)
Marianne Lemaire
Chargée de recherche CNRS, Institut des mondes africains (IMAf)

Notes

 

  1. Le commissariat est composé de : Gaëlle Beaujean, commissaire générale, responsable de collections Afrique, musée du quai Branly - Jacques Chirac ; Sisay Sahile Beyene, professeur à l’université de Gondar (Éthiopie) ; Julien Bondaz, maître de conférences à l’université Lumière Lyon 2 ; Claire Bosc-Tiessé, directrice de recherche CNRS à l’Institut des mondes africains (IMAf, UMR8171, CNRS / AMU / EHESS / IRD / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne) ; Hugues Heumen Tchana, professeur et directeur du musée national du Cameroun ; Didier Houénoudé, professeur à l’université d’Abomey-Calavi (Bénin) et directeur scientifique des collections de l’État de Saxe (Allemagne) ; Éric Jolly, directeur de recherche CNRS à l’IMAf ; Daouda Kéita, directeur général au musée national du Mali ; Marianne Lemaire, chargée de recherche CNRS à l’IMAf ; Salia Malé, directeur de recherche et ancien directeur général adjoint du musée national du Mali ; Mame Magatte Sène Thiaw, chargée de recherche au musée des civilisations noires (Dakar, Sénégal).

  2. Jolly E., Lemaire M., Malé S. (dir.) 2025, Mission Dakar-Djibouti (1931-1933) : Contre-enquêtes, Musée du quai Branly Jacques Chirac / Éditions El Viso.