Fairville : comment démocratiser les processus de décision ? Les défis d’une approche collaborative

Lettre de l'InSHS International Sociologie

#À L'HORIZON

Professeure de sociologie à l’université Paris‑8 Vincennes Saint‑Denis, Agnès Deboulet est membre du Laboratoire Architecture Ville Urbanisme Environnement (LAVUE, UMR7218, CNRS / Ministère de la Culture / Université Paris Nanterre / Université Paris‑8 Vincennes Saint‑Denis). Ses thèmes de recherche sont la sociologie urbaine, la sociologie des migrations, l’internationalisation, la rénovation urbaine au nord et au sud, la pauvreté et les vulnérabilités. Elle coordonne le projet européen Fairville - Faire face aux inégalités et aux défis démocratiques par la coproduction dans les villes, financé par le programme Horizon Europe. Ce projet vise à questionner le rapport entre démocratie et inégalités à partir d’une perspective qui associe les chercheurs et universitaires avec des associations de résidents et d’usagers de quartiers populaires et des tiers acteurs (ou facilitateurs).

Pourquoi avoir postulé à un appel à projet Horizon Europe ? En quoi intégrer un dispositif européen peut-il être un moteur — ou un frein — au développement de votre projet ? Comment vous coordonnez-vous avec les différents acteurs ?

Le travail en réseau entre recherche, universités et associations de la société civile sur les questions urbaines constitue un lien fédérateur entre la plupart des quinze partenaires du projet. Ceux-ci sont convaincues que la recherche doit contribuer à démocratiser les politiques publiques et à travailler avec les populations concernées par les injustices environnementales et les inégalités urbaines. La participation à plusieurs réseaux internationaux a constitué autant de jalons d’une volonté de se rassembler pour pouvoir travailler à la démocratisation des processus de décision.

Le dispositif européen est un frein pour les très petites structures citoyennes qui ont du mal à mobiliser des moyens humains pour répondre à un tel projet ; le fait que l’anglais soit la langue de travail accroît la difficulté. Des associations d’une taille un peu supérieure peuvent toutefois devenir partenaires dans ce type de projet au même titre que les universités ou les laboratoires et, à ce titre, elles sont ainsi reconnues pour leur participation. Le test en « grandeur réelle » de nos orientations de recherche citoyenne constitue, enfin, une réelle satisfaction et justifie cet investissement préalable en temps. La coordination est reconnue : elle passe par le recrutement d’une ingénieure de projets européens (Project Manager) qui travaille en lien étroit avec la coordination scientifique, le bureau exécutif et l’« advisory board », constitué de représentants des organisations citoyennes et des unités de recherche.  

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Pouvez-vous nous présenter le projet Fairville : comment est-il né et quels en sont les objectifs ? En quoi ce projet peut-il nourrir le débat public ?

La première tentative de répondre à un appel coordonné est née d’une réponse à un projet ANR-MRSEI1 , destiné à aider au montage de projets européens, dans le cadre de l’appel Horizon 2020. Afin de ne pas laisser retomber la dynamique engagée, nous avons postulé au programme Horizon Europe The impact of inequalities on democracy (Reshaping democracies, HORIZON-CL2-2022-DEMOCRACY-01) »2 . Notre projet postule que la crise de la démocratie en Europe et à l’international doit être analysée notamment à l’aune des inégalités croissantes, en particulier, à l’échelle urbaine et environnementale. L’hypothèse centrale qui guide cette recherche est celle d’une crise de confiance à plusieurs échelles entre les citoyens et les décideurs. Alors que la participation est souvent vue comme de la manipulation, notre équipe partage la conviction que chercheurs et universitaires peuvent travailler de concert avec des associations de résidents et d’usagers de quartiers populaires et des tiers acteurs (ou facilitateurs) afin de dépasser les blocages fréquents dans les projets dits participatifs ainsi que dans les politiques publiques urbaines. En effet, la co-production fondée sur un engagement de longue durée entre ces parties — reposant sur une demande explicite des associations et de représentants de la société civile — permet de mener des actions de projet urbain et environnemental propices à la prise en compte des injustices perçues ; celles-ci portent justement sur le déficit participatif et, loin de nier le conflit souvent suscité par les projets urbains, les accompagnent. Il en va ainsi d’une conviction renouvelée du rapport entre sciences et sociétés et décision publique : la recherche doit pouvoir assumer ce rôle coopératif et d’accompagnement tout en étant capable de mener de bout en bout une action évaluative et réflexive avec l’ensemble des parties prenantes. C’est réellement un changement de paradigme pour la recherche qui s’engage avec ce projet. Fairville va contribuer au débat public à la fois sur la démocratisation des politiques urbaines (ouvrir la boîte noire) et sur la prise en compte — avec les citoyens — des inégalités territoriales, urbaines et environnementales dans la définition des politiques publiques. C’est d’ailleurs l’objet d’un « work package » spécifique qui associe notamment un réseau international de 2 500 collectivités locales : le Conseil international pour les initiatives écologiques locales (ICLEI).

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À gauche : Réunion de travail associations-universités : explorer les questions démocratiques dans les quartiers populaires Décembre 2023 © Audrey Debargue
À droite : Atelier de planification participative dans la banlieue de Dakar, Sénégal © Urbasen

Quels conseils donneriez-vous aux chercheurs et aux chercheuses qui souhaitent répondre à un appel à projets du dispositif Horizon Europe ?  

Ce projet a été soutenu par les Points de contact nationaux. Outre ce soutien, il est souhaitable de bénéficier de l’aide d’une ANR MRSEI qui permet d’engager les frais relatifs à la soumission d’un tel projet. Nous avons également eu la chance d’être soutenus par la Direction Europe et International (DEI) du CNRS. En un mot, même si la réponse à l’appel à projets est lourde, le soutien de professionnels compétents et très engagés est aussi un encouragement réel. Le préalable à la mise en place d’un tel projet repose sur l’existence de partenariats préexistants solides au niveau européen (et, dans notre cas, situés dans deux pays africains). Une fois que le travail en réseau a été amorcé, que la continuité du travail et des collaborations transcende les clivages entre sciences et sociétés par des partenariats durables avec le monde associatif, faire de la recherche permet d’inclure ces compagnons de voyage intellectuel dans un projet commun, visant clairement à améliorer et à transformer le rapport au réel. Savoir également être bien accompagné, par un consortium d’institutions et de personnes très motivées, est un atout supplémentaire et une occasion très rare de faire autant collectif. En résumé, les étapes d’un tel projet sont :

  • la construction préalable de partenariats de recherche et d’engagement social à l’échelle internationale ;
  • les demandes de moyens pour le montage de projet ;
  • la présence d’une équipe de collègues engagés dans le processus de rédaction ;
  • une réflexion en amont pour la mise en œuvre du projet : ici la science est mise au service d’une transformation sociale visible et vécue.
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Lancement du programme Fairville, Université de Nanterre janvier 2023 © AudreyDebargue

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  • 1Le programme MRSEI (Montage de Réseaux Scientifiques Européens ou Internationaux) a été créé pour donner les moyens aux scientifiques travaillant dans des laboratoires français de déposer en tant que coordinatrice/coordinateur un projet de recherche à des appels collaboratifs européens (Horizon Europe) ou internationaux et de leur donner ainsi la possibilité de développer des projets interdisciplinaires ambitieux et de renforcer leur visibilité au niveau international.
  • 2Il s’agit d’un HORIZON Research & Innovation Actions (HORIZON-RIA), intitulé HORIZON-CL2-2022-DEMOCRACY-01-03.

Contact

Agnès Deboulet
Laboratoire Architecture Ville Urbanisme Environnement (LAVUE)