« On fonce ». L’aventure du Programme 13-Novembre

Lettre de l'InSHS Histoire

#À PROPOS
 

« On fonce ». C’est souvent par cette formule que les programmes de recherche sont lancés dont on ne sait pas vraiment ce qu’ils donneront et s’ils sont bien raisonnables. C’était le 17 novembre 2015, quatre jours après les attentats terroristes islamistes du 13 novembre et la veille de l’assaut à Saint-Denis contre les deux terroristes en cavale. La motivation était simple : « il fallait répondre avec nos armes, celles de la connaissance et de la recherche », expliquent les responsables du Programme 13-Novembre. Ce fut comme une évidence, et constamment dans l’urgence. Mais de quelles armes s’agissait-il ?

À l’origine se trouvait l’idée qu’il fallait renouveler les travaux sur la mémoire. Quand Denis Peschanski se lance sur ce sujet fin 2008, il part d’un postulat assez simple. Constatant la clôture disciplinaire des spécialistes de la mémoire, il y voyait un frein à la connaissance sur un objet qui était le même. Le postulat ? Il est impossible de comprendre pleinement la mémoire collective sans prendre en compte les dynamiques cérébrales de la mémoire et, à l’inverse, de comprendre ces dynamiques sans intégrer l’impact du social. Très logiquement, cela impliquait une mobilisation de disciplines, de sciences, qui n’avaient pas vraiment l’habitude de travailler de conserve. Ce n’était pas vraiment dans les mœurs, tant les travaux récents des deux côtés de la barricade, le social et la psyché, connaissaient certes des progrès importants, mais dans la clôture disciplinaire.

C’est donc parti d’un pari. Avec d’abord un programme d’échanges entre New York (New York University, Columbia, New School) et Paris, et une originalité complémentaire : l’association de mémoriaux, celui de Caen et celui, alors à venir, sur le 11-septembre (9/11 Memorial Musem, New-York). Côté français, les premiers résultats sont suffisamment convaincants pour voir le projet MATRICE — visant à développer des outils pour penser et permettre l’articulation entre mémoire individuelle et mémoire collective — retenu en février 2011 dans la première phase des équipements d’excellence (Équipex). Porté par HESAM Université, soutenu par le CNRS, le consortium mis en place compte bientôt vingt-six partenaires, autour de deux terrains historiques : Seconde Guerre mondiale et attentats du 11 septembre 2001. Des outils sont développés pour explorer trois grandes pistes : l'analyse des témoignages et du récit des journaux télévisés ; le comportement des visiteurs de mémoriaux ; les logiciels de traitement multi- échelles de données. D’emblée, l’ambition vise à penser de nouvelles sciences de la mémoire dans la construction en commun d’un objet de recherche, ce qu’on appelle la transdisciplinarité. C’est dans ce cadre que commencent à travailler ensemble l’historien Denis Peschanski, spécialiste de la Seconde Guerre mondiale1 , et Francis Eustache, le neuropsychologue, spécialiste de la mémoire humaine2 . L’existence de cet Équipex, l’expérience de cette collaboration et le développement d’outils permettant d’appréhender les questions mémorielles expliquent que les tutelles aient accepté de soutenir ce projet hors normes qui allait naître à la suite des attentats du 13 novembre 2015 à Paris et Saint-Denis.

Avec le soutien personnel des présidents respectifs que sont alors Alain Fuchs et Yves Lévy, le CNRS et l’Inserm deviennent les pilotes scientifiques d’un programme transdisciplinaire porté administrativement par HESAM Université. Mais ce ne sont pas moins de trente et un partenaires qui se retrouvent dans le consortium, ainsi qu’une équipe installée dans les locaux de HESAM Université puis, depuis avril 2021, sur le campus Condorcet, sous l’égide de Carine Klein-Peschanski, ingénieure de recherche CNRS et secrétaire générale du Programme, avec, en relai à Caen, Florence Fraisse, ingénieure d’études Inserm. Le Programme 13-Novembre, puisque tel est son nom, voit le jour officiellement le 9 avril 2016, une fois retenu par le Commissariat Général à l’Investissement (devenu depuis Secrétariat général pour l’investissement, puis Plan France 2030). Les fondements théoriques du programme étaient déjà dans MATRICE : la nécessité de penser de conserve mémoire individuelle et mémoire collective, le pari de la transdisciplinarité qui en découle, l’évidence que la mémoire est dans l’Histoire en ce double sens qu’elle évolue avec le temps et qu’elle agit sur le temps. Dans un programme qui doit durer de 2016 à 2028, évalué à chaque phase par l’ANR, sont ainsi convoqués la sociologie et l’histoire, les neurosciences, l’informatique, la textométrie, le droit, l’art et la littérature, l’épidémiologie… L’intégration des données multi-échelles et multi-sources implique l’intelligence artificielle et la modélisation mathématique, sous la responsabilité de Salma Mesmoudi (ingénieure de recherche, Equipex MATRICE, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, programme de prématuration du CNRS3 ). Au-delà, la dimension du programme appelle la mobilisation de personnels non-titulaires, comme Annabelle Réaubourg, Laura Nattiez, Roberto Ticca qui, depuis l’origine, sont au cœur du réacteur, rejoints par Clare Mary Puyfoulhoux, Lamine Belharet et Anaïs Moreno.

Ce sont de multiples pistes qui sont ainsi explorées avec des outils différents, mais complémentaires. Deux protocoles principaux de recherche ont été lancés : « l’étude 1 000 » et REMEMBER.

Le premier protocole consiste à interviewer quelque 1 000 volontaires, en essayant de les retrouver au maximum à quatre reprises, en 2016, 2018, 2021-2022 et 2026. Les trois premières phases ont été réalisées. Du plus proche au plus lointain de l’événement — des rescapés et des policiers exposés, des témoins et des parents endeuillés (cercle 1) à des habitants de trois villes de province (Caen, Metz, Montpellier ; cercle 4) —, on pose les mêmes questions à quatre reprises ; l’entretien est, pour l’essentiel, enregistré en audiovisuel par l’Institut national de l’audiovisuel (INA) et l’Établissement de communication et de production audiovisuelle de la Défense (ECPAD). À chacune des captations, ce sont quelque 120 personnes qui sont mobilisées pour recueillir ce qui relève de la patrimonialisation de la mémoire du 13-Novembre et fournit une source exceptionnelle pour les chercheurs et chercheuses. À titre d’exemple, la phase 1, menée à l’été 2016, a permis de récolter  934 témoignages, soit 1 431 heures audiovisuelles. Une fois ces heures transcrites et corrigées, cela correspond à un livre de quelque 40 000 pages. De quoi travailler pour qui s’intéresse au texte, mais aussi à l’image, aux comportements et, plus généralement, au bloc image-son-texte.

Deux livres ont déjà été publiés à partir de ces témoignages. Avec 13 Novembre, des témoignages, un récit4 , le croisement de quelque 360 entretiens de cercle 1 et l’utilisation du Réquisitoire définitif judiciaire permet de passer de la vérité du témoin, objectif de l’étude, à la vérité de l’événement, tant les récits sont nombreux en un espace de temps limité. Avec Mémoires d’une tragédie5 , c’est aux policiers du 13-Novembre qu’est consacré cet ouvrage qui mélange histoire sociale de profession et anthropologie.

Timeline 2016-2028 © Programme 13-Novembre
Timeline 2016-2028 © Programme 13-Novembre

L’engagement des volontaires venus témoigner, avec en particulier le soutien des associations de victimes, de la Préfecture de police de Paris et des mairies touchées, n’est pas pour rien dans le bilan des trois premières phases : 934 en phase 2, 839 en phase 2 et 979 en phase 3. À chaque étape, ils sont près de 80 % à revenir. Ainsi, 560 volontaires auront déjà témoigné à trois reprises en plus de six ans. C’est dire la richesse des données pour qui travaille sur l’évolution de la mémoire.

Avec le volet biomédical REMEMBER, piloté par Pierre Gagnepain, il s’agit de développer une recherche biomédicale sur l’impact cérébral, cognitif et psychopathologique des attentats. Sur les 1000 volontaires de l’« étude 1000 », 200 y participent et, à ce jour, deux phases ont été réalisées. L’enjeu majeur est d’analyser le Trouble de Stress Post-Traumatique (TSPT, PTSD en anglais) avec l’originalité de travailler sur trois groupes : les non exposés (sorte de groupe contrôle), les exposés toujours TSPT quand ils viennent à Caen où se déroule ce protocole et les exposés non TSPT. Aux examens psychopathologique et neuropsychologique s’ajoute une longue session d’imagerie (IRM) au Centre Cyceron. Plusieurs articles sont déjà sortis dans de grandes revues internationales, dont le premier dans Science en février 2020 sur la régulation des régions associées à l’encodage et au stockage des souvenirs, en particulier l’hippocampe6 .

 

 

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Les premiers résultats de l'étude REMEMBER sont publiés dans la revue Science en février 2020 © Alison Mary et Pierre Gagnepain

Un simple exemple montre l’enjeu d’une approche croisée : prenons le cas de deux personnes ne se connaissant pas, ayant vécu exactement la même chose, au milieu de la fosse du Bataclan ou sur une terrasse ; nous les retrouvons un an après à Caen et l’un a toujours un TSPT, l’autre pas (jamais ou plus). La biologie nous donnera des pistes, mais c’est dans les sciences humaines et sociales qu’on trouvera l’essentiel de l’explication qui croise psychologie et sociologie.

Il faut chercher ailleurs encore pour croiser mémoire collective et mémoire individuelle, tant il est vrai que les 850 à 1 000 volontaires de l’« étude 1000 » ou les 200 volontaires de REMEMBER ne sont évidemment pas représentatifs de la société française. D’emblée, le Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc) a été sollicité qui, chaque semestre depuis près de cinquante ans, interroge le comportement et les opinions des Français. Poser ainsi régulièrement des questions à un échantillon représentatif de Français nous informe au mieux sur la mémoire collective des attentats et son évolution. Cela mérite une étude en tant que telle, mais cela permet aussi de mettre les réponses des témoins en perspective. Ces études commentées sont en ligne sur le site du programme. Dans le schéma ici présenté, on mesure ce que les responsables de l’enquête dénomment « condensation mémorielle ». Quand on interroge les Français sur les lieux du 13 novembre, on constate la condensation autour d’un lieu imprécis (Paris) ou d’un lieu précis, mais unique (Bataclan), alors que s’effondrent les références au Stade de France et aux terrasses. Là encore, ce n’est pas sans conséquence sur la santé des rescapés ou de leurs proches : avec la double peine, l’oubli s’ajoutant à la douleur de l’épreuve, on constate évidemment qu’une mémoire individuelle non relayée dans la mémoire collective amplifie les risques de pathologies. Mais qu’a pu changer le procès, y compris sur ce plan ? On le saura prochainement, comme on saura si un changement éventuel s’inscrit dans la durée.

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Les sondages du Centre de Recherche pour l'Étude et l'Observation des Conditions de Vie (CRÉDOC) © Sandra Hoibian

On ajoutera nombre de publications sur l’épidémiologie de santé publique avec Santé Publique France, l’approche juridique de la notion de victimes et de leur prise en charge, l’analyse de productions littéraires de fiction et non-fiction… Sept ans après, deux nouvelles pistes vont être explorées : l’une, CARE 13-11, pilotée par Bérengère Guillery (EPHE) et Jacques Dayan, s’intéressera à la transmission générationnelle ; l’autre, REMEMBER + GABA, conduite sous la responsabilité scientifique de Pierre Gagnepain (Inserm), change d’échelle dans l’étude biomédicale en s’attachant à la molécule et, singulièrement, au rôle du neurotransmetteur GABA.

Enfin, depuis 2016, huit thèses ont été soutenues et douze sont en cours. Elles sont pour l’essentiel financées par les régions Normandie (souvent en lien avec l’Inserm) et Île-de-France. 6 post-doctorats sont également menés. D’abord intra-disciplinaires, ils profitent de la mise à disposition de données massives et transversales pour explorer la transdisciplinarité.

L’un des défis majeurs du programme est de pouvoir associer protection de données sensibles et diffusion de données pour la recherche. Un conseil scientifique du programme, présidé par Jean-François Démonet, et un Data Group, tous externes, aident à la réflexion.

À l’arrivée, et même si ce n’était pas fait dans cette optique, le Programme 13-Novembre est une première mondiale : il ouvre des pistes multiples qui, longtemps, devront être explorées.

  • 1Denis Peschanski est directeur de recherche CNRS au Centre européen de sociologie et de science politique (CESSP, UMR8209, CNRS / Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne / EHESS).
  • 2Directeur d'études à l'EPHE, Francis Eustache est membre de l’unité Neuropsychologie eti de la mémoire humaine (NIMH, UMR1077, Inserm / EPHE / université de Caen Normandie / CHU Caen Notmandie / GIP Cyceron).
  • 3Voir à ce sujet l’article LinkRdata, une nouvelle visualisation des données pour les SHS : application à la cognition, présenté dans ce même numéro (p. xx).
  • 4Nattiez L., Peschanski D., Hochard C. 2020, 13 Novembre. Des témoignages, un récit, Odile Jacob.
  • 5Chevandier C. 2022, Mémoires d’une tragédie. Les policiers du 13-Novembre, Robert Laffont.
  • 6Mary A., Dayan J. Leone G., Postel C. Fraisse F., Malle C., Vallée T., Klein-Peschanski C., Viader F., de la Sayette V., Peschanski D., Eustache F., Gagnepain P. 2020, “The resilience after terror: the role of memory suppression”, Science, 367, n°6479. doi : 10.1126/science.aay8477

Ouvrages et articles

Ouvrages

Nattiez L., Peschanski D., Hochard C. 2020, 13 Novembre. Des témoignages, un récit, Odile Jacob.

Pierre P., Peschanski D., Klein Peschanski C., Cartron-Picart H. (dir.) 2020, Victimes du terrorisme. La prise en charge, Éditions Hermann.

Chevandier C. 2022, Mémoires d’une tragédie. Les policiers du 13-Novembre, Robert Laffont.

 

Articles

Eustache F., Peschanski D. 2022, "Toward new memory sciences: The Programme 13-Novembre", Progress in Brain Research, vol. 274: Collective Memory, eds. Shane M. O’Mara, pp 177-202. https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/36167449/

Coll S., Eustache F., Doidy F., Fraisse F., Peschanski D., Dayan J., Gagnepain P., Laisney M. 2022, "Avoidance behaviour generalizes to eye processing in posttraumatic stress disorder", European Journal of Psychotraumatology, Volume 13, Issue 1. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/20008198.2022.2044661

Leone G., Postel C., Mary A., Fraisse F., Vallée T., Viader F., de la Sayette V., Peschanski D., Dayan J., Eustache F., Gagnepain P. 2022, "Altered predictive control during memory suppression in PTSD", Nature communications, 13:3300. https://www.nature.com/articles/s41467-022-30855-x

Dégeilh F., Lecouvey G., Hirst W., Heiden S., Pincemin B., Decorde M., Meksin R., Eustache F., Peschanski D. 2021, "Changes over 10 years in the retelling of the flashbulb memories of the attack of 11 September 2001", Memory, Taylor & Francis (Routledge), 29 (8) : 1006-1016. https://www.tandfonline.com/doi/full/10.1080/09658211.2021.1955934

Contact

Denis Peschanski
Directeur de recherche CNRS au Centre Européen de Sociologie et de Science Politique

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