Ils ont choisi l’interdisciplinarité

La Lettre Autres Sciences des territoires

#INTERDISCIPLINARITÉS

1 009 chercheurs et chercheuses ont été recrutées par les sections pilotées par CNRS Sciences humaines & sociales depuis 2008, et parmi elles et eux, 930 ont été affectées dans des unités pilotées par l’institut. 79 chercheurs et chercheuses travaillent donc au sein d’unités pilotées par d’autres instituts, auxquels il faut ajouter ceux et celles ayant été recrutés avant 2008, ce qui porte à plus de 200 cet effectif, réparti de façon non homogène parmi les différentes sections et dans différents instituts. C’est CNRS Écologie & Environnement qui accueille le plus massivement des chercheurs et chercheuses en sciences humaines et sociales, suivi par CNRS Sciences informatiques, puis CNRS Biologie et, enfin, CNRS Terre & Univers. Les sections les plus pourvoyeuses pour les autres instituts sont l’archéologie — de manière, là aussi, très majoritaire —, les sciences des territoires — via leurs liens intrinsèques avec l’écologie et l’environnement —, la linguistique, la philosophie et l’économie. Inversement, mais de façon bien moindre (une trentaine), des chercheurs et chercheuses d’autres instituts travaillent au sein de nos unités : des informaticiens, mathématiciens, ingénieurs, écologues ou encore chimistes. Ces quelques chiffres rappelent qu’à côté de l’itinéraire « classique » consistant à être affecté et faire sa carrière dans une unité liée à la section de recrutement, des collègues choisissent, dès l’entrée au CNRS ou au cours de la carrière, de franchir un pas radical dans l’acculturation à d’autres disciplines. Les deux parcours présentés ici viennent souligner la richesse, l’intérêt scientifique ainsi que le défi que représentent ces démarches.

Quand l’interdisciplinarité vous gagne

C’est en 2005 que Damienne Provitolo, directrice de recherche CNRS, expérimente l’interdisciplinarité au sein d’une unité de sciences humaines et sociales, le laboratoire Théoriser et modéliser pour aménager (ThéMA, UMR6049, CNRS / Université Marie & Louis Pasteur / Université Bourgogne Europe), avec des collègues géographes, philosophes, psychologues, économistes, pour comprendre les processus de choix et décisions résidentiels1. Richesse des débats, co-construction des questionnements scientifiques, formalisation des processus et satisfaction intellectuelle l’amènent à rejoindre, en 2010, le laboratoire Géoazur (UMR7329, CNRS / IRD / Observatoire de la Côte d'Azur / Université Côte d'Azur). Son objectif : tenter l’altérité scientifique avec les géosciences dans son domaine d’étude de prédilection : les risques et catastrophes. 

En tant que géographe, intégrer un laboratoire des sciences de la terre et de l'univers et y trouver sa place a été un véritable challenge. Expérience réussie avec, à la demande du directeur du laboratoire Emmanuel Tric, la création et la coordination en 2011, en binôme avec le géologue Sébastien Migeon, de l’équipe « Aléas et Vulnérabilités ». Celle-ci n’a cessé d’évoluer et de s’enrichir pour devenir aujourd’hui « Risques sur une planète changeante : fonctionnement et résilience, de la Terre à la Mer ».

L’intégration d’une collègue issue des sciences humaines et sociales dans un laboratoire de géosciences n’est pas forcément aisée, notamment quand il n’y a pas eu de précédent. Il faut tracer le sillon, faire le chemin pour révéler tout l’intérêt d’une recherche intégrée sur les risques, et embarquer des collègues qui sont prêts à faire un pas de côté et venir enrichir leur domaine disciplinaire d’autres connaissances pour étudier le risque non pas sous le seul angle de l’aléa mais aussi dans ses dimensions territoriales et humaines. Cela a nécessairement pris du temps. Du temps pour dialoguer, pour sortir des cloisonnements disciplinaires, pour choisir les terrains et le type de risque, du temps pour poser les questions de recherche, du temps enfin pour obtenir des programmes de recherche. Damienne Provitolo a d’abord tricoté des mailles lâches permettant de créer des liens et passerelles entre géographes, géologues et géophysiciens, jusqu’à développer une approche intégrée des risques de glissements de terrain et de tsunami en Méditerranée. Les sciences géographiques et l’utilisation d’un système d’information géographique (SIG) furent un bon liant.

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Représentation graphique du modèle de comportement Panique, Contrôle, Réflexe (PCR) dans une situation
exceptionnelle de catastrophe. Provitolo D., Lozi R., Tric E. 2020, Topological Analysis of a Weighted Human
Behaviour Model Coupled on a Street and Place Network in the Context of Urban Terrorist Attacks, in Manchanda
P., Lozi R., Siddiqi A. (eds), Mathematical Modelling, Optimization, Analytic and Numerical Solutions. Industrial
and Applied Mathematics. Springer.

Nouvelle étape clef dans ce parcours lorsqu’en 2013, la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (MITI) du CNRS ouvre l’appel à projets exploratoires premier soutien HuMaIn (Humanité - Mathématiques - sciences de l'Information) afin de favoriser les recherches à l’interface des sciences humaines et sociales, des mathématiques, des sciences de l’information. Le soutien de la MITI au projet présenté par Damienne Provitolo a permis d’obtenir un financement dans le cadre de l’appel aux initiatives d’excellence (Idex) de l’université Côte d’Azur, puis par l’Agence nationale de la recherche dans le cadre du projet Com2SiCa (Comprendre et simuler les comportements humains sur des territoires en situation de catastrophe : de l’analyse à l'anticipation). Ce vécu d’interdisciplinarité fut d’une grande richesse grâce à la coordination d’une équipe de géographes, psychologues, géophysiciens, mathématiciens et informaticiens. Ces scientifiques étaient animés par une même volonté : saisir les comportements humains, aux échelles individuelles et collectives, lors de catastrophes soudaines et brutales. Chaque discipline isolée ne pouvait atteindre cet objectif : le modélisateur ne pouvait modéliser l’émergence de comportements sans intégrer la connaissance fine des thématiciens qui ne pouvaient comprendre l’émergence de comportements collectifs et le rôle des variables de contrôle sans les modélisateurs. 

Pas de recette mais des conseils

Des ingrédients scientifiques : les cadres théoriques, méthodologiques et conceptuels sont nécessaires à l’interdisciplinarité. À ces derniers s’ajoutent des ingrédients humains : intérêt et curiosité pour la discipline de l’autre, dialogue et capacité à formuler ses explications, ouverture d’esprit, curiosité, envie d’apprendre, de se mettre à l'épreuve, patience, respect et humilité. 

Pour coordonner une équipe interdisciplinaire, on peut s’inspirer des chefs d’orchestre qui n’ont pas vocation à devenir spécialiste de multiples instruments (les disciplines), mais qui maîtrisent suffisamment les instruments (concepts, méthodes, théories) pour permettre au musiciens (les chercheurs et chercheuses) d’interagir ensemble et de se comprendre (une recherche interdisciplinaire) pour produire un concert harmonieux et innovant (des résultats scientifiques) !

Damienne Provitolo, GéoAzur

 

L'évolution au cœur des sciences humaines et sociales

L'apport des sciences de l'évolution dans les sciences du comportement humain, et donc dans les sciences humaines et sociales, est absolument décisif, de nature à révolutionner profondément notre compréhension de la cognition, du comportement humain et donc de la société.

C’est dans ce cadre que le travail de Jean-Baptiste André, directeur de recherche CNRS au sein de l’Institut Jean-Nicod (IJN, UMR8129, CNRS / EHESS / ENS-PSL), s'inscrit. Biologiste de l'évolution au sein d'un laboratoire de sciences humaines et sociales (philosophie analytique, sciences sociales, linguistique), son intégration au sein d'une équipe totalement interdisciplinaire, « Évolution et cognition sociale », dont la plupart des membres viennent de la psychologie ou des sciences humaines et sociales, témoigne de cette révolution qui s'opère dans notre compréhension de la société. Le chercheur apporte sa propre expertise en tant que biologiste de l'évolution, mais quelqu'un d'extérieur serait bien en peine de distinguer le biologiste des collègues issus des sciences humaines et sociales, tant leurs travaux sont intégrés et leur culture scientifique commune.

Jean-Baptiste André n’est pas un évolutionniste dans un laboratoire de sciences sociales, ni ses collègues des chercheurs en sciences sociales qui travaillent avec un évolutionniste. Tous sont des chercheurs en « sciences sociales évolutives », tant l'intégration de ces disciplines est aujourd'hui profonde et complète.

Les théories évolutionnistes offrent un cadre explicatif puissant pour comprendre pourquoi nos cerveaux fonctionnent comme ils le font, et comprendre ainsi l’origine et les propriétés fines des phénomènes sociaux.

Cette fusion disciplinaire permet d'aborder des questions fondamentales, appartenant à l’histoire des sciences humaines et sociales, avec un pouvoir explicatif inédit : comment expliquer la logique des jugements moraux ? Pourquoi les gens créent-ils des institutions et pourquoi celles-ci ne fonctionnent-elles pas toujours ? À quoi servent les normes et pourquoi sont-elles parfois coûteuses ? Pourquoi le puritanisme et les religions morales ont-ils atteint un apogée avant de perdre en influence ? Quels sont les rapports entre culture et biologie ?

Les chercheurs de l’équipe « Évolution et cognition sociale » ont par exemple développé un modèle évolutif de la cognition morale, montrant qu’elle résulte de pressions de sélection liées à la coopération. Cette approche offre un cadre unifié pour expliquer des domaines moraux traditionnellement considérés comme distincts.

Dans un autre projet, ils ont étudié les institutions comme des technologies sociales permettant de dépasser les limites de la coopération fondée sur la réputation. À travers un modèle mathématique, ils ont montré qu’elles agissent comme des « leviers sociaux », amplifiant des incitations réputationnelles initialement faibles pour en faire de puissants moteurs du comportement coopératif.

Les sciences sociales évolutionnistes ne sont pas réductionnistes — elles sont, au contraire, plus complètes. Elles reconnaissent la plasticité remarquable du comportement humain, mais elles sont justement capables d’expliquer les propriétés fines de cette plasticité en l’ancrant dans notre histoire évolutive.

Cette révolution intellectuelle transforme progressivement le paysage académique, créant des espaces intellectuels où les frontières disciplinaires s’estompent comme c’est le cas dans l’équipe « Évolution et cognition sociale » de l’Institut Jean-Nicod. 

Jean-Baptiste André, Institut Jean-Nicod

Contact

Damienne Provitolo
Directrice de recherche CNRS, GéoAzur
Jean-Baptiste André
Directeur de recherche CNRS, Institut Jean-Nicod

Notes

 

  1. Dans le cadre du programme ANR L'évaluation, le choix et la décision dans l'usage des espaces urbains et périurbains - Une approche interdisciplinaire des mobilités quotidiennes et résidentielles – ECDESUP, coordonné par le professeur Pierre Frankhauser.