À la découverte des sols urbains vivants : un programme de recherche participative interdisciplinaire à Strasbourg

Lettre de l'InSHS Sciences des territoires

#INTERDISCIPLINARITÉS

Les sols tendent à être considérés comme une ressource inépuisable. Contaminés par les activités industrielles, transformés par les pratiques agricoles et exposés à l’urbanisation, il est nécessaire de les protéger. En effet, ils sont essentiels aux écosystèmes : leurs habitants recyclent la matière organique, structurent le substrat, facilitent l’infiltration des eaux, participent au stockage du carbone. Les sols restent pourtant mal connus des citoyens et des gestionnaires du territoire. Les atteintes symbolique et physique se placent dans le contexte des chamboulements globaux et reflètent une crise relationnelle profonde entre l’humain et son milieu de vie. La société contemporaine étant essentiellement urbaine, une équipe de recherche coordonnée par Sandrine Glatron, directrice de recherche CNRS au Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (LinCS, UMR7069, CNRS / Université de Strasbourg), s’est intéressée aux sols des villes, avec les citadins, pour mieux appréhender ce patrimoine fondamental, à la portée de tous, et introduire la problématique de sa préservation1

  • 1Maris V. 2010, Philosophie de la biodiversité : petite éthique pour une nature en péril, Buchet Chastel.

Cette équipe a donc monté le programme de recherche participative Solenville dont les activités exploratoires remontent à 2018. Ce programme consacré à la biodiversité des sols urbains s’est déployé au sein de la Zone atelier environnementale urbaine (ZAEU) de Strasbourg avec un financement de stage en 2019. S’y sont ajoutés des financements de l’Université de Strasbourg en 20201 pour étudier les invertébrés des sols en utilisant l’application Jardibiodiv2 . Les propositions se sont ensuite progressivement enrichies : après la faune « visible », l’équipe a intégré les qualités physico-chimiques des sols et les microorganismes, dans le cadre du programme « Sciences Ouvertes à Strasbourg : à la découverte des Sols Urbains Vivants » (SOS SOLUV) financé pour 2022 et 2023 par la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (MITI) du CNRS à travers son appel  Sciences participatives en situation d’interdisciplinarité. En termes d’outils et de méthodologies, l’équipe agrège depuis lors de nouveaux publics grâce aux balades apprenantes, jeux et événements culturels diversifiés. Les budgets permettent de rémunérer ponctuellement des spécialistes pour les animations ainsi que le gestionnaire de communauté Florian Franck-Neuman, absolument indispensables au fonctionnement du programme.

Une approche inter et transdisciplinaire pour améliorer la connaissance des sols

Les enjeux à la fois scientifiques, sociaux et environnementaux du programme justifient une approche interdisciplinaire. Côté sphère académique, l’équipe de recherche comprend des chercheurs et chercheuses en biologie animale, microbiologie, physique et chimie organique et minérale, ethnologie et géographie.

Mieux cerner les représentations sociales des sols et des sciences : l’approche des sciences sociales

Les sols urbains ont longtemps été traités comme le substrat plan du bâti et des réseaux3 . La coupure entre ville et campagne érode la conscience que le citadin a du sol. En réaction, des envies d’habiter les sols s’expriment à travers l’essor du jardinage urbain. Il paraît utile d’explorer les représentations et connaissances des citadins, notamment celles des jardiniers urbains au sujet de la terre qu’ils travaillent. Inciter à participer à l’étude des sols permet également de susciter des réflexions collectives : que pensent les citadins des sciences ouvertes4 ? Comment les participants vivent-ils cette expérience à travers la collecte de données sur le sol ? Leur posture vis-à-vis des sciences et des chercheurs et chercheuses est à considérer à l’échelle locale pour sonder leur niveau d’implication. C’est le volet réflexif de cette recherche participative : il peine malheureusement à se déployer en raison des réticences des citadins à investir du temps sur ces questions.

Les partenaires de la société civile

Côté société, les partenaires sont nombreux. Avec les communes de l’Eurométropole de Strasbourg, l’équipe de recherche réfléchit aux lieux à investiguer dans le cadre de politiques et d’aménagements variés comme les jardins partagés et familiaux, la déminéralisation des cours d’école et des trottoirs (Strasbourg ça pousse), le projet « Cités fertiles »  financé par l’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU) dans le cadre de la programmation « Quartiers fertiles ».

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Illustration des parcelles « Strasbourg ça pousse » (De 1 à 4 : rue du Maennelstein, rue Baldner, rue de Thann, rue des couples) © Emma Zussy 2022

Sont également partenaires des associations naturalistes (Alsace nature, Gepma, Odonat par exemple) et des artistes : une collaboration avec le Théâtre jeune public - scène nationale a initié cette riche interaction en 2021-2022, lors de « Cosmodélies», et plusieurs initiatives sont prévues pour les mois à venir avec pour objectif de diversifier les espaces / citadins et de les inciter à adhérer à notre démarche.

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Cosmodélie #2 (Urbex en multiplex), 16 octobre 2021 : que peut-on apprendre des invertébrés sur les façons d’habiter la ville ? © Véronique Philippot

Qui participe et comment ?

Plusieurs volets complémentaires s’articulent. Souhaitant faire des sols une question de société, au-delà de la connaissance, l’équipe multiplie les événements en plus de la construction d’un réseau de contributeurs pérenne (pour documenter l’évolution des sols).

La collecte et l’identification éclairées de données naturalistes

Les coordonnateurs du projet organisent l’exploration des sols grâce à un éventail de démarches simples et rapides, sans compétences spécifiques ni prérequis experts. La collecte des données relatives au microbiote5 , à la macrofaune et aux qualités physico-chimiques des sols par des non spécialistes, accompagnés par des biologistes et physiciens, permettra d’accroître les connaissances sur diverses catégories de sols urbains. Les méthodes et outils proposés ambitionnent le suivi dans le temps et la comparaison avec les sols agricoles péri-urbains ou issus de zones naturelles connues. L’équipe avance ainsi dans la réponse à des problématiques fondamentales telles que la compréhension des relations entre les organismes vivants et la qualités des sols (leurs caractéristiques abiotiques), l’identification des principaux facteurs de biodiversité des sols (environnementaux / contextuels / anthropiques), la capacité de résilience de ces milieux, leur cinétique, les facteurs positifs et négatifs qui l’influencent. Au cours des mois écoulés, la première partie chronologique du programme concernant la macrofaune des sols a touché un public d’étudiants encadrés. Près de 150 étudiants en TD et stages divers ont effectués 431 prélèvements en 2021 et 127 en 2022, dans des espaces aussi variés que les jardins partagés, les friches urbaines, les campus universitaires et les bordures de trottoirs déminéralisés, le tout dans une démarche de crowdsourcing. La contribution d’autres publics reste malheureusement modeste et l’équipe encourage les citadins à participer, notamment par le biais de collectifs et associations. Les écoliers, collégiens et lycéens, sont également ciblés grâce à une collaboration avec le Jardin des sciences de l’université de Strasbourg et la Maison pour la science en Alsace.

Démocratiser la question des sols vivants et (re)connecter les citoyens à la nature ordinaire

Pour démontrer l’importance des sols dans le fonctionnement écosystémique, l’équipe de recherche programme une douzaine de conférences chaque année, des ciné-débats, des balades apprenantes, des ateliers et stands et, enfin, une très populaire fresque des sols vivants déclinée une dizaine de fois en 2022 et début 2023.

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Atelier « connaissance des sols » aux jardins familiaux Helenengarten, Strasbourg, 1er avril 2023 : profil de sol © Simon Marrou

À l’heure où l’érosion de la biodiversité est une réelle préoccupation sociétale et environnementale, relocaliser cette question et permettre à chacun de se la réapproprier paraissent incontournables. En attirant l’attention et attisant l’intérêt du grand public et des élèves/étudiants sur la biodiversité des sols qui les entourent, s’y confronter concrètement constitue un moyen simple de reconnecter à la nature une société aujourd’hui essentiellement urbaine.

Les coordinateurs du projet soutiennent que la biodiversité porte une valeur en soi et que les dimensions éthique et philosophique de sa conservation doivent être considérées, d’où l’intérêt d’associer largement les habitants à sa (re)connaissance, à la prise de conscience de l’interdépendance existentielle entre la société humaine et les écosystèmes qu’elle partage, et donc aux implications de sa destruction. Enfin, s’intéresser aux sols vivants semble une manière de contribuer à modifier le régime de l’attention à l’environnement pour remédier à la crise écologique6 .

Contribuer à une définition de politiques d’aménagement du territoire à différentes échelles

Les données collectées permettront de proposer aux scientifiques, aux gestionnaires et au public des connaissances et outils (base de données / cartographie / atlas territoriaux…) aidant aux décisions et arbitrages en matière d’utilisation de foncier, d’amélioration de la qualité des sols ou d’identification de zones de compensation écologique7 . Prendre en compte la qualité physico-chimique et la biodiversité des sols peut participer à définir leurs usages à l’échelle d’un quartier (urbanisme opérationnel) comme, plus largement, à l’échelle d’une aire urbaine (urbanisme de planification). D’une manière plus globale, le projet peut participer à affirmer la trame brune, parent pauvre du maillage de biodiversité travaillé dans le cadre des trames vertes et bleues. Cette interrogation aménagiste peut utilement prendre appui sur les connaissances partagées, affirmant le passage des sciences participatives aux sciences citoyennes.

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Les chercheurs participants au projet SOS SOLUV

Sandrine Glatron, Véronique Philippot et Florian Franck-Neumann

  • 1Idex Sciences participatives.
  • 2Développée par Apolline Auclerc du Laboratoire Sols et Environnement (LES, Inrae / Université de Lorraine) de Nancy.
  • 3Meulemans G. 2017, The lure of pedogenesis. An anthropological foray into making urban soils in contemporary France, PhD thesis, Aberdeen: University of Aberdeen, Liege, University of Liege.
  • 4Bonney R, Phillips TB, Ballard HL, Enck JW, Caruzo et al. 2016, Can citizen science enhance public understanding of Science?, Public Understanding of Science, 25 (1) : 2-16.
  • 5Le microbiote est « l’ensemble des micro-organismes – bactéries, virus, parasites et champignons non pathogènes, dits commensaux – qui vivent dans un environnement spécifique », Inserm.
  • 6Voir sur cette question l’éclairante introduction du livre de Baptiste Morizot : Morizot B. 2022, Manières d’être vivant. Enquêtes sur la vie à travers nous, Actes Sud, pp.13-36.
  • 7La récente politique Zéro artificialisation nette (ZAN) propose un cadre qui devrait permettre un dialogue entre les usagers des sols urbains. Elle témoigne en outre d’une prise de conscience des enjeux associés aux sols.

Contact

Sandrine Glatron
Laboratoire interdisciplinaire en études culturelles (LinCS)