La Grande Grammaire du français

Lettre de l'InSHS Sciences du langage

Dirigée par Anne Abeillé, professeure à l'université de Paris et membre du Laboratoire de Linguistique Formelle (LLF, UMR7110, CNRS / Université de Paris), et par Danièle Godard, directrice de recherche émérite au CNRS, la Grande Grammaire du français1 (GGF) sort le 6 octobre chez Actes Sud/ Imprimerie Nationale Éditions. Première grammaire de cette envergure depuis Le Bon Usage2 , dont la première édition remonte à 1936, la GGF propose une approche cohérente de la grammaire du français contemporain, en s'appuyant sur de grands corpus constitués par les linguistes. Raisonnée, elle fournit une synthèse des recherches réalisées depuis plus de trente ans en sciences du langage.

  • 1Abeillé A., Godard D. (dir.) 2021, La Grande grammaire du français, Actes Sud/ Imprimerie Nationale Éditions (2 tomes, 2628 pages). Voir aussi : Abeillé A., Godard D. 2012, La Grande grammaire du français et la question des données, Langue française, 176 : 47-68.
  • 2Grevisse M., Goosse M. 2016, Le Bon usage, Duculot. (1ère édition 1936).

Contrairement aux autres grandes langues européennes, comme Renzi & Salvi3 pour l’italien, Bosque & Demonte4 pour l’espagnol, ou Huddleston & Pullum5 pour l’anglais, le français ne disposait pas de « grande grammaire » rédigée par une équipe d’universitaires. Cette lacune est désormais comblée.

Le projet

Initié en 2002 au sein de l’Institut de la linguistique française (FR2393, CNRS), le projet réunit cinquante-neuf linguistes de trente-quatre universités et laboratoires, dont dix unités de recherche rattachées à l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS.

C’est un projet international — à l’image de la communauté des chercheurs travaillant sur le français — qui réunit des spécialistes de différents domaines, comme la phonologie (étude des sons), la morphologie (la formation des mots, Figure 1), la syntaxe (la combinaison des mots en phrases), la sémantique (l’interprétation des mots et des phrases), la pragmatique (la combinaison des phrases en discours), la sociolinguistique, la philosophie du langage et le traitement automatique des langues. Cette variété d’auteurs permet aussi de documenter des usages hors de France (des belgicismes, des helvétismes, des québécismes, par exemple).

Figure 1 - La formation des noms
Figure 1 - La formation des noms

Mais ce n’est pas une encyclopédie. La GGF décrit en vingt chapitres la grammaire de la langue dans ses multiples formes, en privilégiant la syntaxe, dans ses relations avec le lexique, la phonologie, la sémantique et le discours. Le cadre théorique est celui d’une grammaire de constituants : chaque mot reçoit une catégorie syntaxique et construit des groupes plus larges (Tableau 1), mis en relation par les fonctions grammaticales.

Tableau 1. Les catégories des mots et des constituants dans la GGF
Tableau 1. Les catégories des mots et des constituants dans la GGF

Le cœur de l’ouvrage est consacré aux différentes catégories (adjectifs, verbes, noms, etc.), aux constructions syntaxiques (subordonnées relatives, subordonnées circonstancielles, coordination) et à l’ordre des mots ; quatre chapitres sont consacrés à des notions plus sémantiques (détermination, négation, temps, mode et aspect) et aux relations des énoncés avec le contexte (syntaxe, énoncé, discours), l’un traite de la forme sonore des énoncés (liaison, élision, accentuation, intonation), un autre de la ponctuation et des écritures numériques.

Aucune langue n’est unifiée dans la réalité de sa pratique : la GGF prend en compte tous les usages (écrit, oral, internet), à partir de 1950, dont certains très récents comme l’insertion d’émoticônes ou les coordinations de genres différents (il ou elle).

Les objectifs

Les lecteurs

Nous visons un large public, d’où le choix d’un éditeur généraliste comme Actes Sud, et d’une maquette originale : l’édition papier (deux volumes) comporte deux niveaux de lecture, avec de nombreux passages en retrait pour les spécialistes ; le site offre des hyperliens et des enregistrements sonores. Véritable outil de travail pour la recherche et l’enseignement, la GGF inclut cinq cents tableaux, listes, figures, schémas et courbes mélodiques, un glossaire de six cents termes, vingt-et-une bibliographies commentées et une liste de 1 500 références. Quand plusieurs analyses ont été proposées par des linguistes, la GGF explique pourquoi celle qu’elle a choisie est préférable.

La variété des usages et les régularités
Nous prenons en compte, aussi précisément que possible, la variété des usages actuels de la langue, avec les outils de la recherche avancée. En effet, les normes, fixées en général par des non spécialistes, ne correspondent plus à la diversité des usages, l’écart se creuse entre le français écrit et oral, formel et informel, de France et hors de France, en particulier en Amérique et en Afrique. Faute d’un état des lieux minutieux et objectif, les débats prennent trop souvent un tour polémique et non scientifique, comme récemment sur les écritures inclusives.

Il s’agit d’expliquer les énoncés observés comme découlant de constructions plus abstraites de la langue, et de préciser leurs interprétations. Plutôt que des « règles » fixes, ou binaires (c’est correct ou incorrect), la GGF met au jour les régularités sous-jacentes, qui n'éliminent pas les usages régionaux, sociaux ou archaïsants qui s'en écartent. Elle vise à quantifier certaines tendances : par exemple, quels adjectifs épithètes suivent ou précèdent le nom ? Dans quelle mesure l’attribut suit-il le complément direct ? Elle illustre la plasticité du système grammatical, qui utilise les mêmes formes pour des fonctions différentes ou des sens différents : un comme indéfini ou comme cardinal, fragile comme masculin ou féminin, tant comme adverbe de degré (Je l’aime tant !), qui sert aussi à construire une subordonnée de cause (Il est fatigué tant il a couru.), par exemple.

La terminologie grammaticale
Un objectif est de stabiliser une terminologie rigoureuse. Dans un souci de lisibilité, nous utilisons largement la terminologie traditionnelle, mais y ajoutons, autant que de besoin, des termes nouveaux comme celui de « quantifieur » (pour des termes comme tous ou chaque), de « topique » (qui rend compte de la progression d’un discours ou d’une conversation) ou de « présupposition » (qui vient de la philosophie du langage).

Les grammaires traditionnelles utilisent une terminologie variable et distinguent mal ce qui relève de la syntaxe et ce qui relève de la sémantique : si le nom est appelé « substantif », ce terme suggère qu’il désigne une substance, ce qui n’est pas toujours le cas, puisqu’un nom comme chaleur désigne une propriété et un nom comme explosion un événement. De même, le sujet n’est pas forcément celui qui agit (beaucoup de verbes ne sont pas des verbes d’action).

Les données
La GGF se distingue de la tradition grammaticale qui vise essentiellement l’apprentissage de la langue écrite et l’imitation des « bons » auteurs. Elle s’appuie sur 30 000 exemples écrits et oraux, tous postérieurs à 1950, certains attestés, et d’autres forgés illustrant une construction possible, ou impossible. Chacun est annoté selon plusieurs critères : le jugement des locuteurs (acceptable, douteux, inapproprié en contexte, inacceptable, ou variable), l’origine géographique, le texte ou l’auteur, la conformité à la norme.

Les exemples attestés (plus de 5 000) sont issus d’une quarantaine de grands corpus. Environ la moitié proviennent d’ouvrages de littérature et de sciences humaines, d’environ cinq cents auteurs différents, souvent collectés grâce à la base Frantext du laboratoire Analyse et Traitement Informatique de la Langue Française (ATILF, UMR7118, CNRS / Université de Lorraine). Pour les SMS, nous avons puisé dans les bases des universités de Louvain (SMS4science) et Montpellier (88milSMS). Les exemples oraux (transcrits pour la version papier, audibles pour la version numérique) sont issus de la radio et de la télévision, mais aussi de corpus de conversations enregistrées et transcrites à des fins de recherche, comme les corpus d’Orléans et de Montréal dans les années 1960, le Corpus d’études du français contemporain (CEFC), le projet Phonologie du Français Contemporain (PFC) ou le Corpus du français parlé au Québec.

Quelques exemples

La notion de phrase

Certaines grammaires définissent la phrase comme construite autour d’un verbe conjugué ; la plupart distinguent « phrase » (indépendante) et « proposition » (subordonnée ou coordonnée). Nous élargissons la notion de phrase pour inclure non seulement les énoncés construits autour d’un prédicat non verbal s’ils comportent un sujet — comme Tous en scène ! — mais aussi les phrases subordonnée ou coordonnée, illustrant ainsi la récursivité qui est une propriété caractéristique des langues humaines. Ces phrases peuvent être représentées avec des arbres syntaxiques qui mentionnent les catégories et leurs fonctions (Figure 2).

Figure2
Figure 2 - La structure syntaxique de trois phrases

La segmentation en phrases n’est pas toujours aisée à l’oral et il est important de prendre en compte la mélodie, comme les mouvements montants sur les syllabes finales de Toulouse ou de Portugal dans l’exemple suivant : « Non, je suis pas née dans la région de Toulouse, en fait je suis née au Portugal. » (Corpus ACSYNT, Corpus oral du français contemporain). Ils indiquent une frontière de groupe intonatif (Figure 3). C’est pourquoi en fait est regroupé avec ce qui suit et non avec ce qui précède.

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Figure 3 - La courbe mélodique d’un énoncé oral

La négation

La prise en compte de l’oral conduit aussi à une nouvelle analyse de la négation, puisque ne est de plus en plus omis à l’oral (15 % de ne avec pas dans les années 1970, 8 % dans les années 1990 en région parisienne, moins de 1 % au Québec) et sur Internet (10 % de ne avec pas dans un grand corpus de SMS). Il est difficile de considérer cette omission comme une faute et elle s’explique par l’évolution de la langue. En ancien français, ne suffisait à exprimer la négation, puis s’est accompagné de mots comme pas, rien ou jamais ; maintenant, ce sont eux qui sont devenus négatifs, et ne marque ce sur quoi porte la négation, ce qui permet de distinguer par exemple « Il ne sait pas parler. »  et « Il sait ne pas parler. » (= il sait se taire), ce qui est rarement nécessaire, puisque le plus souvent la négation porte sur toute la phrase.

L’accord du participe passé

En début de phrase, la norme veut l’accord avec le sujet (« Jaillie de la montagne, la source est pure. ») mais les contrexemples sont nombreux :
[Une fois rentrés dans la maison], il faisait froid.
« Je m’assis en face d’elle, intimidé. [Allongée sur un divan bas], la lampe voilée la laissait presque tout entière dans l’ombre. » (Gracq, 1951)

La règle est en fait mal formulée : le participe initial s’accorde avec le topique du discours, qui est une entité saillante (souvent le sujet du verbe principal mais pas toujours).

Concernant l’accord aux temps composés, la règle traditionnelle qui distingue accord avec le sujet (avec être) et accord avec l’objet (avec avoir) doit être revue car elle comporte trop d’exceptions (« Ils se sont écrit. » , « Quels livres t’es-tu achetés ? »). En fait, on peut se demander si ce type d’accord n’est pas en voie de disparition, car le pluriel ne s’entend pas à l’oral, sauf liaison, et les participes qui ont un féminin audible sont très peu nombreux : dit(e), fait(e), mis(e), mort(e), pris(e). La forme au masculin singulier, qui est la plus habituelle, tend donc à se généraliser.

Une journée de présentation est prévue le 19 novembre en format hybride, inscription gratuite mais obligatoire en ligne.

Consulter le site web

  • 3Renzi L., Salvi G., Cardinaletti A. (dir.) 2001, Grande Grammatica italiana di consultazione, il Mulino (1ère édition 1989-1991)
  • 4Bosque I., Demonte V. (dir.) 1999, Gramática descriptiva de la lengua española, Espasa Calpe.
  • 5Huddleston R. et Pullum G. (dir.) 2002, The Cambridge grammar of the English language, Cambridge University Press.

Contact

Anne Abeillé
Professeure à l'université de Paris, membre du Laboratoire de Linguistique Formelle