L’alimentation, entre injonctions et appropriations

Lettre de l'InSHS Sociologie

#ZOOM SUR...

Sociologue et chargé de recherche CNRS à l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux Sciences sociales, Politique, Santé (IRIS, UMR8156, CNRS / EHESS / Inserm / Université Sorbonne Paris Nord), Tristan Fournier conduit des recherches sur les enjeux sociaux, politiques et moraux des changements alimentaires. À partir d’enquêtes ethnographiques, il questionne le statut des connaissances nutritionnelles et biomédicales, analyse les technologies et mouvements sociaux émergents, et cherche à saisir le sens que les individus donnent à leurs pratiques corporelles et alimentaires. Il s’intéresse actuellement aux promesses alimentaires qui visent à (re)connecter les individus à leur environnement.

Imaginez que votre téléphone devienne votre meilleur guide alimentaire : par simple scan d’un produit que vous êtes sur le point d’acheter ou par simple photographie d’un plat que vous envisagez de manger, une application pourrait alors vous signaler le nombre de calories et le type de nutriments que vous vous apprêtez à ingurgiter, tout en vous proposant un exercice physique compensatoire pour garder la ligne ou, mieux, perdre un peu de poids. À coup sûr, cette technologie embarquée, tout droit sortie d’un roman d’anticipation, serait clivante : fantasmatique pour les uns, qui y verraient la promesse d’une alimentation enfin simplifiée, rationnelle et efficace ; parfaitement dystopique pour les autres, car synonyme de soumission à la technique et de nutritionnalisation1 de l’alimentation. Fiction ? Non, ce type d’applications existe déjà ! La plus populaire d’entre elles, Yuka, a été téléchargée plus de 16 millions de fois en France2 . Certaines décryptent la composition des aliments quand d’autres mettent en relation les usagers avec un coach (diététique ou sportif) ou les accompagnent dans l’un des derniers régimes à la mode : paléo, cétogène, jeûne intermittent, etc.

Fig1

Être mince et en bonne santé, et surtout le rester

Ces applications, dont l’efficacité reste controversée, constituent la face émergée de l’iceberg d’injonctions normatives qui circulent sous la forme de discours, de recommandations et de promesses, contribuant à ériger un monde compétitif basé sur la seule responsabilité individuelle. Chacun est ainsi invité à se prendre en main, l’alimentation étant présentée comme un levier d’action prioritaire pour optimiser sa santé et façonner son corps. Ce dernier, objet de toutes les projections, devient en quelque sorte une carte de visite : c’est bien le corps qui traduit concrètement le degré de perméabilité des individus aux injonctions normatives, qui atteste du rejet, de l’indifférence ou de l’adhésion aux normes d’esthétique ainsi qu’aux recommandations nutritionnelles. Il est l’incarnation des promesses.

La sociologie a montré que les manières dont les individus perçoivent et s’emparent de ces injonctions sont socialement déterminées. En termes de genre, il est à noter une nette différence des modes de socialisation des rapports au corps, à la santé et à l’alimentation entre hommes et femmes3 . Dans les représentations sociales, il existerait effectivement des aliments dits masculins et féminins. La consommation de viande rouge et d’alcool, par exemple, joue un rôle central dans les processus d’identification masculine, notamment liée à l’expression d’une conduite prédatrice vis-à-vis de la nourriture. À l’inverse, la consommation de fruits et légumes est plutôt associée à des pratiques alimentaires dites féminines, caractérisées par la pudeur ou la retenue. On peut donc parler d’une hiérarchie genrée des aliments qui permet, en outre, de questionner la place des corps. Les femmes auraient tendance à développer un rapport très contrôlé à la nourriture, en lien avec des questions de santé et d’esthétique, alors que les hommes seraient les acteurs d’une relation plus agressive, moins réfléchie, plus « instinctive ». Certains d’entre eux revendiquent ainsi un droit à la bonne chère et évoquent même un trouble identitaire à l’idée de faire un régime et plus encore à l’idée de le rendre public ; d’autres, et ce mécanisme est plus récent, font désormais de leur corps et de leur alimentation de nouveaux terrains de négociation de leur masculinité, sur fond de préoccupations sanitaires, écologiques ou encore politiques. Les femmes, elles, se priveraient plus volontiers et seraient plus sensibles aux recommandations nutritionnelles et à l’emprise des codes de beauté, l’injonction à maigrir les touchant davantage. La minceur fait effectivement partie d’une caractéristique obligée pour les femmes des sociétés occidentales, au même titre que le maquillage ou le port de talons, ce qui les conduit précocement à l’adoption et à la normalisation d’un auto-contrôle alimentaire permanent.

F2
Recommandations sur l’alimentation, l’activité physique et la sédentarité pour les adultes, Santé Publique France, janvier 2019.

La réception des injonctions normatives ayant trait à l’alimentation, au corps et à la santé est également fonction de la position sociale des individus. Dans une double caricature célèbre, Cabu mettait en scène ce phénomène et son caractère dynamique : un premier dessin sous-titré « hier » montrait un homme censé représenter un patron — chapeau haut de forme, queue de pie, cigare et… embonpoint ostentatoire ! — et regardant défiler un groupe d’ouvriers rachitiques qui réclamaient « du pain » ; par son corps gros, le patron attestait de sa capacité économique à manger plus que nécessaire. Dans le second dessin, intitulé « aujourd’hui », un groupe d’employés obèses déambulait en réclamant « nos 3 % » devant un patron svelte occupé à faire du sport ; son corps mince et dynamique incarnait concrètement la réflexivité et la capacité d’auto-contrôle à l’ère de la surabondance alimentaire. Si les normes d’esthétique corporelle ont visiblement évolué, le point commun reste le mécanisme de distinction sociale. Les individus issus des classes populaires continuent de valoriser une alimentation roborative et expriment une forme de distance, voire une critique, à l’égard des recommandations nutritionnelles et des injonctions à la minceur. À l’autre extrémité, les membres des classes supérieures se montrent attentifs aux normes prescriptives en termes de contrôle du poids et ont désormais intégré les recommandations nutritionnelles, au point d’avoir développé un goût pour les aliments « bons pour la santé » : appétences et impératifs diététiques/esthétiques deviennent concordants4 .

L’acte alimentaire comme technique d’optimisation de soi

Pour comprendre comment ces injonctions normatives infusent, c’est-à-dire pour saisir plus concrètement encore ce que les individus en font au quotidien et ce qu’elles finissent par produire chez eux, Tristan Fournier et Sébastien Dalgalarrondo – tous deux chargés de recherche CNRS à l’Iris – ont proposé le concept d’optimisation de soi5 . La popularité du terme d’optimisation — il s’agirait désormais d’optimiser sa santé, son corps, son sommeil, sa sexualité, son alimentation, etc. — les a d’abord conduits à adopter une posture critique à son égard. De fait, l’injonction à l’optimalité renverrait à une logique néo-libérale de performance, de contrôle et de responsabilité individuelle, ce phénomène entretenant un rapport compétitif au monde et aux autres, avec tout ce que ceci comporte d’anxiété et de culpabilisation pour celles et ceux qui n’ont pas les ressources matérielles et symboliques d’y participer. Mais il serait quelque peu paresseux de s’arrêter à cette seule posture critique, si indispensable soit-elle. Car par ses effets réflexifs, l’injonction à l’optimalité ouvre aussi l’espace d’un jeu possible, de lignes de fuites, d’explorations dérivées et potentiellement critiques. Reprenons l’exemple des applications alimentaires : télécharger Yuka sur son smartphone peut être lu comme une forme exacerbée de réflexivité, la double promesse étant de mieux manger et de s’émanciper du marketing agro-alimentaire. L’essentiel n’est peut-être pas là. Car ce type d’injonction suscite des réactions qui vont de l’adhésion enthousiaste au rejet revendiqué, mais qui passent également par des intermédiaires plus implicites ou négociés variant selon les contextes et les personnes en présence. L’enjeu est alors de saisir les manières dont les individus s’approprient ces injonctions à optimiser leur alimentation. Qu’en font-ils concrètement ? Télécharger Yuka n’implique pas nécessairement de l’utiliser quotidiennement ni durablement. Cette action d’apparence anodine et qui peut porter à la critique — le risque étant de ne penser son alimentation qu’à partir des enjeux nutritionnels et sanitaires, en oubliant qu’elle est aussi un acte de socialité et de plaisir — est également l’occasion de réfléchir à ses envies et ses besoins, de distinguer entre ce qui compte et ce qui compte moins, et peut-être d’envisager d’autres manières de faire. C’est, de surcroît, l’opportunité de parler d’alimentation et de l’extraire d’un certain allant de soi.

L’acte alimentaire, de par son occurrence quotidienne, peut être assimilé à un processus : tel le lit d’une rivière, il serpente au gré des aspérités du terrain. Les injonctions morales évoquées plus haut, tout comme les événements biographiques et les contextes d’interaction dans lesquels se déroulent les prises alimentaires, constituent ces aspérités. Elles questionnent les individus et suscitent leur réflexivité, c’est-à-dire la prise de distance et le regard (auto)critique. Par la cuisine et la consommation, cette réflexivité peut être mise en actes, quotidiennement. De surcroît, elle peut susciter des essais-erreurs et même conduire à des expérimentations de soi (régimes « sans », cures de jeûne, etc.) et ainsi produire des savoirs expérientiels cumulatifs. Tous ces bricolages, aussi discrets qu’instructifs, portent un potentiel transformatif qui va de la recherche d’une relation apaisée à soi à des formes de politisation de l’alimentation. En cela, et dans une perspective foucaldienne, l’acte alimentaire peut être appréhendé comme une technique d’optimisation de soi, c’est-à-dire comme un ensemble de procédures qui attestent d’un travail de soi sur soi et qui permettent de rechercher et parfois d’atteindre un compromis satisfaisant entre des normes et des possibles, entre des injonctions morales et des préférences individuelles. 

  • 1Poulain J-P. 2009, Sociologie de l’obésité, PUF.
  • 2Voir à ce sujet : Xandry V. 2022, Consommation : comment Yuka fait bouger les lignes, Challenges. https://www.challenges.fr/economie/consommation/consommation-comment-yuka-fait-bouger-les-lignes_797420
  • 3Fidolini V., Fournier T. 2022, « À la table des stéréotypes. Dialogue fictif entre un homme et une femme au restaurant », Anthropology of Food. https://journals.openedition.org/aof/13234#ftn1
  • 4Régnier F., Masullo A. 2009, « Obésité, goûts et consommation. Intégration des normes d'alimentation et appartenance sociale », Revue Française de Sociologie, 50(4) : 747-773.
  • 5Dalgalarrondo S., Fournier T. 2019, « Les morales de l’optimisation ou les routes du soi », Ethnologie Française, 176(4) : 639-651.

Contact

Tristan Fournier
Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux