Le déclin de Twitter ? Migrations numériques et promesses des réseaux sociaux décentralisés

Lettre de l'InSHS

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Chargée de recherche CNRS au Centre Internet et Société (CIS, UPR2000, CNRS), Ksenia Ermoshina s’intéresse au design des applications et protocoles de chiffrement et à l’étude du marché des outils de communication chiffrée (cryptée) instantanée (messageries) et asynchronisée (clients mail). Elle analyse les problèmes d’usage (usability) de ces outils, ainsi que, plus généralement, les questions politiques et économiques relatives à la vie privée (privacy) et à la sécurité informatique.

Migrations numériques

Quand Elon Musk a racheté Twitter, de nombreux utilisateurs ont manifesté leur volonté de quitter la plateforme. L’entreprise Bot Sentinel, spécialisée en détection des bots1 sur Twitter qui analyse l’activité de plus de 3,1 millions de comptes quotidiennement, a annoncé la désactivation de 877 000 comptes entre le 27 octobre et le 1er novembre 2022. L’agence de recherche Insider Intelligence qui analyse les données de Twitter depuis 2008 prédit la chute des utilisateurs mensuels de Twitter de 5 % en 2024, soit l’équivalent de 32 millions d’utilisateurs qui vont quitter la plateforme « frustrés par les problèmes techniques, mais surtout par la croissance de discours de haine et autres contenus désagréables », selon Jasmine Enberg, l’analyste chez Insider Intelligence.

Cependant, le désenchantement des utilisateurs vis-à-vis de Twitter n’est guère un phénomène récent. En effet, plusieurs vagues de ce qu’on appelle « exode numérique » ont déjà touché Twitter, en réaction à des événements politiques ou même à des initiatives législatives. Dans une enquête ethnographique menée entre 2016 et 2022 par Ksenia Ermoshina et Francesca Musiani, les deux chercheuses ont analysé le processus de migrations numériques qui a touché les principaux réseaux sociaux. Inspirée par l’approche de la sociologie des sciences et des techniques et de la sociologie des infrastructures2 , cette étude met en valeur le rôle des architectures techniques dans la production des comportements et des formes de participation sociale et politique des usagers. Ksenia Ermoshina et Francesca Musiani ont proposé de comprendre les motivations des utilisateurs à abandonner les outils centralisés au profit des solutions alternatives, notamment, les réseaux sociaux dits « fédérés » dont le projet phare est Mastodon, un équivalent libre et décentralisé de Twitter. 

Les outils fédérés proposent de nouvelles façons de modération des contenus et redéfinissent le rôle des utilisateurs et des modérateurs dans la co-gouvernance des serveurs (ou « instances »). Les protocoles et interfaces de ces outils promettent de réduire les possibilités de propagation des fausses nouvelles et des discours de haine, et de minimiser la surveillance et le harcèlement en ligne. Cependant, ces outils ont leurs limites et leur adoption massive présente un défi à part entière qu’il convient d’analyser afin de mieux évaluer le potentiel des systèmes fédérés.

D’un « village global » vers des « îlots numériques »

Les révélations d’Edward Snowden ont contribué à une montée de méfiance des internautes envers les réseaux sociaux centralisés et propriétaires3 , et ont accéléré la quête des alternatives socio-techniques et politiques. Cette tendance coïncide avec les critiques de la démocratie représentative et la déception envers des formes traditionnelles de participation politique4 . Alors que Twitter a promis un espace de dialogue global et ouvert, les choix technologiques et économiques faits par la suite ont largement mis en cause ce projet sociotechnique. La prise de conscience croissante par les internautes du pouvoir des plateformes a créé une forte demande de sécurité « par design ». Les communautés des cryptographes ont, de leur côté, répondu à cette demande en développant une panoplie d’outils qui se basent sur des architectures très distinctes de celles de Twitter ou Facebook. À la place d’un « village global » où l’on a l’impression de dialoguer avec le monde entier, de multiples espaces numériques privatifs sont proposés, hébergés sur une multitude de serveurs, tels que des « îlots numériques ». Le choix de lier ou pas ces îlots entre eux appartient aux administrateurs et aux usagers eux-mêmes qui, dans ces réseaux fédérés, ont beaucoup plus de contrôle sur leurs propres données.

Dans leur enquête sur les usages des messageries sécurisées et des réseaux sociaux par les journalistes et militants en Russie, Ksenia Ermoshina et Francesca Musiani ont distingué un motif intéressant de migration numérique proche de ce que la littérature en management numérique appelle changement de plateforme (platform switching5 selon Tucker, 2019). Deux grandes vagues migratoires ont été identifiées : de Vk.com à Facebook (suite aux mouvements de contestation en Russie de 2011-2012), puis de Facebook à Telegram (entre 2016 et 2018). À cause des controverses récentes autour de la collaboration potentielle de Telegram avec le gouvernement russe, une troisième vague migratoire a été initiée, qui implique l’adoption d’alternatives décentralisées, comme Matrix ou Element, Delta Chat, Mastodon, etc. Le contexte actuel de la guerre en Ukraine devient un autre élément déclencheur pour une migration vers des outils décentralisés, qui offrent une certaine résistance aux blocages et coupures de l’Internet.

Les migrations numériques dans le monde entier ont touché non seulement les militants des deux extrémités du spectre politique, mais aussi les populations marginalisées, les journalistes et les partisans du logiciel libre qui ont abandonné Twitter et Facebook au profit de technologies décentralisées au code ouvert qu’on appelle aujourd’hui le « Fediverse », dont Mastodon est un exemple phare. Cette plateforme de microblogging a reçu l’attention des médias, et récemment aussi des chercheurs et chercheuses, comme un exemple de « communs numériques démocratiques »6 .

Migrations numériques et le phénomène de Fediverse

Dans une étude conduite entre 2016 et 2018 auprès de plus de quatre-vingt-dix utilisateurs des messageries chiffrées, Ksenia Ermoshina et Francesca Musiani ont exploré les motivations derrière les choix et les préférences d’un utilisateur pour un outil en particulier. Curieusement, pour la majorité, le choix n’a pas été basé sur les propriétés cryptographiques de l’outil. Au contraire, même les utilisateurs dotés d’une expertise technique avancée ont souvent opté pour un outil moins sécurisé. Par exemple, le succès de Telegram en Russie, analysé en détail dans un papier dédié7 , n’avait que très peu de liens avec le protocole cryptographique de Telegram. Ce dernier a fait l’objet d’amples critiques par la communauté professionnelle internationale. Le choix de Telegram a été fait à partir de son image médiatique, de la réputation de son leader charismatique (Pavel Durov) et de l’ouverture relative de son interface de programmation (API).

Les chercheuses montrent que toutes les plateformes ont des trajectoires de popularité et que la confiance des utilisateurs n’est guère éternelle. Les transitions des utilisateurs d’une plateforme vers une autre peuvent être déclenchées non seulement par un événement politique ou social, mais aussi par un choix technique fait par les développeurs d’une plateforme. Par exemple, les révélations de Snowden ont joué un rôle crucial dans la migration des utilisateurs de Facebook Messenger vers les solutions chiffrées comme Signal. La décision récente de Pavel Durov de collaborer avec plusieurs gouvernements pour l’interception légale (notamment, l’Allemagne) a quant à elle provoqué une migration depuis Telegram vers Matrix ou Delta Chat. Les migrations peuvent également être déclenchées par les changements de législation d’un pays, les modifications dans les modèles économiques d’un outil ou le rachat de l’outil.

La montée en popularité du Fediverse constitue l’un des exemples les plus pertinents de migration numérique. Le protocole de base du Fediverse est ActivityPub qui peut être utilisé pour partager des types de contenus différents, du texte à l’image et à la vidéo, ce qui rend les différents services au sein du Fediverse interopérables. Fediverse offre des alternatives aux plateformes sociales populaires, comme Facebook, YouTube, Twitter, Instagram (Frendica, Pleroma et Mastodon pour le microblogging, Pixelfed pour le partage d’images, Peertube pour le streaming et partage de vidéos).

Mastodon: les défis de modération des contenus sur les plateformes décentralisées

La plateforme de microblogging fédérée Mastodon a été lancée en octobre 2016 par Eugen Rochko, développeur allemand, et n’a compté que 20 000 utilisateurs pendant les six premiers mois de son existence. La première vague massive de migration des utilisateurs a eu lieu en avril 2017, quand en deux semaines le nombre d’utilisateurs a atteint 365 000 usagers : elle a été déclenchée par l’adoption de la loi controversée américaine SESTA (Stop Enabling Sex Traffickers Act) qui a conduit à la suspension de comptes Twitter des travailleurs et travailleuses du sexe. Une autre raison, selon un administrateur autrichien d’instance Mastodon interviewé, a été « la montée de discours de haine sur Twitter par les supporters de Trump et toute la hype autour des fake news, quand personne ne pouvait plus faire confiance à personne ».

En quelques semaines la première instance créée par Rochko (Masotodon. social) a été débordée et fermée aux nouveaux inscrits. De nouvelles instances ont commencé à se multiplier rapidement, ce qui a conduit à des problèmes de gouvernance et modération communs pour les services fédérés et libres, notamment la question de responsabilité juridique pour les contenus publiés et le contrôle des implémentations différentes du même code source.

Aujourd’hui, Mastodon se base sur une multitude de serveurs administrés par des individus ou des petits collectifs ; certains d’entre eux ne comptent que quelques centaines d’utilisateurs. Les utilisateurs peuvent migrer assez facilement entre instances, chacune d’entre elles ayant leurs propres valeurs et principes. Souvent, les utilisateurs connaissent les administrateurs personnellement, et peuvent influencer les décisions quant au filtrage de contenus ou suspension de comptes. Ce modèle de gouvernance a été questionné en 2019 quand GoDaddy, Apple et Google ont banni la plateforme d’extrême droite Gab. Gab a alors abandonné son code et a opté pour la réutilisation du code source de Mastodon, ce qui a conduit Mastodon à prendre position et rendre explicites les limites de responsabilité de l’équipe technique par rapport à la multitude d’implémentations et de serveurs au sein du Fediverse. L’instance d’extrême droite a alors été simplement isolée au niveau technique et bloquée par les autres instances du Fediverse.

Les défis de la fédération et des migrations numériques

Les réseaux sociaux fédérés introduisent de nouvelles façons de modération des contenus, réputation, engagement des utilisateurs et maintenance des infrastructures. Mastodon met en cause le principe the more — the better (le plus c’est le mieux) et valorise des petites instances qui ne nécessitent pas de solutions automatisées pour la modération, ni de filtres algorithmiques. Les utilisateurs de Mastodon ont la capacité technique de construire leur propre fil (feed), de configurer leurs propres filtres et de choisir les contenus à cacher.

Cependant, les plateformes fédérées ont leurs limites, notamment, la gestion des spams, le système de réputation et vérification des utilisateurs, ainsi que le problème de visibilité, publicité et découverte des contenus. Même si l’intérêt public envers les plateformes fédérées est croissant, la courbe d’apprentissage reste élevée, et la visibilité des publications relativement limitée. Des instruments automatisés ont alors été mis en place pour simplifier la promotion des contenus sur Mastodon et aider les utilisateurs à toucher des publics plus larges, tout autant que des solutions pour faciliter la modération des contenus sur les instances qui sont en cours de croissance rapide. De plus, des outils qui automatisent le partage automatisé entre Mastodon et Twitter, comme les bots ou les ponts, permettent de multiplier la présence en ligne et de toucher des publics distincts, associés à différentes techno-cultures. Ces outils comportent en eux des risques de centralisation et sont souvent critiqués.

Les migrations numériques ne sont pas un processus linéaire, et la métaphore de migration a elle-même des limites. Contrairement aux migratoires géopolitiques, les migrations numériques ne sont ni unilatérales ni exclusives. Un utilisateur peut être co-présent dans plusieurs mondes numériques à la fois, et naviguer entre une multitude de plateformes, puisque les modes d’existence numérique et les modèles de menaces sont par défaut multiples8 (Casilli, 2015 ; Ermoshina & Musiani, 2018). Les utilisateurs peuvent, par exemple, être présents à la fois sur Signal et WhatsApp, utiliser un mail sécurisé avec le système de chiffrement Pretty Good Privacy (PGP) et un compte Gmail, être actifs sur Twitter et Mastodon. Ainsi, sur 140 000 utilisateurs de Twitter qui avaient promis de quitter la plateforme, seulement 1,6 % a réellement abandonné Twitter suite à son achat par Elon Musk fin octobre 2022.

  • 1Dans ce contexte, des bots Twitter sont des agents autonomes intelligents qui simulent un comportement d’un utilisateur humain et qui peuvent être utilisés à des fins variées, dont la propagation de la désinformation ou de certains discours.
  • 2Star S. L. 1999, The ethnography of infrastructure, American Behavioral Scientist, 43(3) : 377-391. Fuller M. (Ed.). 2008, Software studies: A Lexicon, The MIT Press.
  • 3Ermoshina K., Musiani F 2022, Concealing for Freedom : the making of encryption, secure messaging and digital liberties, Mattering Press.
  • 4Rosanvallon P. 2014, La contre-démocratie. La politique à l'âge de la défiance, Média Diffusion. Blondiaux L. 2017, Le nouvel esprit de la démocratie : actualité de la démocratie participative, Média Diffusion. Bennett E. A., Cordner A., Klein P. T., Savell S., Baiocchi G. 2013, Disavowing politics: Civic engagement in an era of political skepticism, American Journal of Sociology, 119(2) : 518-548.
  • 5Tucker C. 2019, Digital data, platforms and the usual [antitrust] suspects: Network effects, switching costs, essential facility, Review of Industrial Organization, 54(4) : 683-694.
  • 6Kwet M. 2020, Fixing Social Media: Toward a Democratic Digital Commons, Markets, Globalization & Development Review, 5(1).
  • 7Ermoshina K., Musiani F. 2021, The Telegram ban: How censorship “made in Russia” faces a global Internet, First Monday, 26(5).
  • 8Casilli A. 2015, « Quatre thèses sur la surveillance numérique de masse et la négociation de la vie privée », in Rapport du Conseil d’État, pp. 423-434. Ermoshin, K., Musiani F. 2018, Hiding from whom? Threat models and in-the-Making encryption technologies, Intermédialités: histoire et théorie des arts, des lettres et des techniques/Intermediality: History and Theory of the Arts, Literature and Technologies, (32).

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Ksenia Ermoshina
Chargée de recherche CNRS, Centre Internet et Société