Le journalisme en territoires occupés, l'exemple de la Crimée

Résultats scientifiques Sociologie

Suite à l'annexion de la Crimée par la Russie en 2014, la péninsule vit une transition profonde de toutes ses infrastructures sous influence russe, au niveau matériel, légal, économique et médiatique. Dans un article paru dans la revue Journalism,  Ksenia Ermoshina, chargée de recherche CNRS au Centre Internet et Société (CIS, UPR2000, CNRS), met en lumière le processus d'annexion informationnelle de la Crimée en montrant comment cette transition impacte le cyberespace. La chercheuse définit un cadre méthodologique applicable à d'autres situations de pays occupés. Le cas de la Crimée peut être ainsi considéré comme une sorte de laboratoire de contrôle de l'information. 

L'annexion informationnelle est définie par la chercheuse comme un processus multidimensionnel qui bouleverse non seulement les infrastructures matérielles de l'Internet (câbles, antennes relais, boîtiers de filtrage de trafic), mais impacte aussi l'accès aux contenus numériques et change les pratiques journalistiques. Ksenia Ermoshina insiste sur le fait que, pour comprendre les transformations de l'espace médiatique criméen, il n'est pas suffisant d'étudier les trajectoires individuelles des journalistes exilés : il faut aussi, et surtout, analyser le contexte infrastructurel, légal et politique dans lequel se déroule l'annexion.

Pour comprendre ce processus complexe, l'article s'appuie sur une méthodologie hybride et propose une approche interdisciplinaire innovante. L'enquête se base sur quarante-cinq entretiens menés auprès de journalistes et défenseurs des droits exilés de Crimée, ainsi qu’avec les Fournisseurs d'Accès à Internet (FAI) et experts du numérique qui ont quitté la péninsule suite à l'annexion. En plus des entretiens, une analyse quantitative de la censure web a été conduite en utilisant le logiciel OONI (Open Observatory of Network Interference) permettant d'identifier les médias bloqués en Crimée ; une analyse de données sur les relations des réseaux criméens entre 2008 et 2018  a également été menée pour montrer comment la Russie a pris le contrôle sur le trafic criméen.

L'étude montre que l'annexion informationnelle de la Crimée n'a pas du tout été rapide. Au contraire, il a fallu trois ans pour que le trafic russe ne remplace le trafic ukrainien. En effet, lees FAIs criméens ont continué à passer par les câbles ukrainiens jusqu'en mai 2017. Ksenia Ermoshina appelle cette transition The routing interregnum (interrègne de trafic) — période durant laquelle l'expérience que les Criméens ont eue de l'Internet a varié selon leur fournisseur d'accès (notamment, en termes de blocage de certains sites des médias indépendants, mais aussi en termes de vitesse et de connectivité).

Dans son article, Ksenia Ermoshina propose une clé de lecture pour mieux comprendre l'influence russe en Crimée et les instruments introduits par les autorités russes pour maintenir leur contrôle sur le cyberespace criméen. On observe notamment l'apparition de nouvelles entités légales (opérateurs mobiles comme Volna ou Mir Telecome et un fournisseur d’accès à Internet , Miranda-Media) créées pour servir d’intermédiaires (proxy) aux grandes entreprises russes comme Rostelecom, pour éviter les sanctions internationales. Même si l'enquête a eu lieu entre 2017 et 2018, elle met en lumière les pratiques et pointe les institutions qui ont joué un rôle crucial entre mai et novembre 2022, pendant l'occupation de la région de Kherson, mais aussi à Zaporizje, Donetsk et Louhansk.

Finalement, Ksenia Ermoshina analyse l'influence des conflits armés et de l'exil sur la culture de sécurité et les pratiques d'auto-défense numérique chez les journalistes criméens. Elle s'appuie sur les récits et expériences vécues par les journalistes interviewés, pour établir une matrice de risques et un inventaire d'outils et de pratiques déployés. Elle montre comment les figures du journaliste freelance et du journaliste amateur deviennent centrales pour briser l'isolement informationnel de la Crimée et assurer une couverture des événements sur la péninsule.

Contact

Ksenia Ermoshina
Chargée de recherche CNRS, Centre Internet et Société