Le médecin face à la douleur, XVIe-XVIIIe siècles. Un webdocumentaire

Lettre de l'InSHS Histoire

#À PROPOS

Quel était le rapport des médecins à la douleur avant l’utilisation des anesthésiques au xixsiècle ? Considéraient-ils la douleur de leurs malades comme un mal inévitable ? S’y montraient-ils attentifs ou au contraire indifférents, comme on a parfois tendance à l’imaginer aujourd’hui ?

image
Page d’accueil du webdocumentaire

C’est pour répondre à ces questions que nous avons examiné un grand nombre de textes médicaux publiés entre 1500 et 1750 environ. Nous avons pour cela réuni des collègues de la région lyonnaise venus de plusieurs disciplines (littérature, histoire, langues anciennes et philosophie). Notre point commun est d’étudier la médecine ancienne à partir de récits d’observations et de manuels pratiques relatant des expériences individuelles et des réactions concrètes à certaines situations pathologiques.

Nous avons mené cette enquête collective entre 2017 et 2021 dans le cadre du projet « Une archéologie de la douleur », soutenu par le LabEx COMOD et l’Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités (IHRIM, UMR5317, CNRS/ ENS de Lyon/ Université Lumière Lyon 2/ Université Clermont-Ferrand/ Université Lyon 3 Jean Moulin). Désireux de s’engager dans la diffusion scientifique, nous avons notamment monté une exposition matérielle, en 2019, avant de créer un webdocumentaire bilingue (français/anglais) grâce à la coopération du service audiovisuel de l’Université Jean Moulin Lyon 3, du webdesigner Raphaël Benitez et de plusieurs artistes (comédiens et musiciens).

Avec cette réalisation multimédia, il s’agissait de produire un objet relevant de la « vulgarisation érudite », visant aussi bien à rendre disponibles auprès des chercheurs, chercheuses et des étudiants, étudiantes les principaux résultats d’une recherche inédite qu’à ménager la possibilité, pour un public peu familier de ces matériaux, de plonger dans une époque lointaine grâce à l’habillage graphique et sonore de documents anciens. En pratique, le webdocumentaire comprend une exposition virtuelle reconstituant, à travers des textes et des images, les différentes étapes de la prise en charge de la douleur à l’époque, ainsi que des entretiens filmés confrontant les conceptions anciennes et actuelles de la douleur.

Pourquoi travailler sur l’époque des xvie-xviiiesiècles ?

La période des xvie-xviiie siècles fait généralement office de repoussoir quand on la rapporte à la médecine et au soin d’aujourd’hui : nous avons tous à l’esprit des scènes de cinéma où les amputations se pratiquent sans anesthésie, et où rois et reines agonisent interminablement sous les yeux de médecins impuissants. Cette vision d’une période de l’histoire saturée de violences, négligeant les souffrances du corps, ou du moins sans égard pour la douleur suscitée par des actes médicaux, a parfois pu être renforcée par certains travaux relevant de l’histoire du corps et des émotions. Ceux-ci font fréquemment remonter l’émergence d’une sensibilité moderne à la douleur, c’est-à-dire d’une moins grande tolérance à la douleur, à la deuxième moitié du xviiie siècle seulement. L’enjeu était donc d’abord pour nous de se placer juste en amont de cette période plus étudiée pour interroger le bien-fondé d’un tel découpage historique. Ce terrain n’était bien sûr pas vierge : l’enquête s’appuie aussi sur des études qui, ces dernières décennies, ont considérablement enrichi notre compréhension de la médecine et de la santé au début de l’époque moderne.

Mais se plonger dans cette époque relativement lointaine présentait aussi pour l’équipe de chercheurs et chercheuses un intérêt plus général : dépayser notre vision de la douleur aujourd’hui pour l’observer avec plus de distance. D’où l’ambition de produire un objet relativement immersif, favorisant ce voyage dans le temps.

image
Théophraste Renaudot, Présence des absens, Paris, 1643, BIU Santé Paris. Modèle de consultation à distance : la personne malade doit entourer le mot pertinent et le relier à la partie du corps qui fait mal

La douleur, objet d’attention médicale à l’époque moderne

Contre toute attente, la douleur est alors une question très présente dans le champ de la médecine pratique — dans les recueils d’observations, les ouvrages de chirurgie, les traités de pharmacologie… Les médecins la mentionnent soit à l’occasion de développements sur telle blessure ou telle maladie, considérées comme particulièrement douloureuses, soit dans des chapitres dédiés à ce qu’ils appellent des « anodins » (du grec an-odunê, « qui supprime la douleur »), c’est-à-dire des antalgiques.

Conformément à un arsenal thérapeutique en usage depuis l’Antiquité, les antalgiques de l’époque correspondent aussi bien à des remèdes à base de plantes adoucissantes, appliquées localement, à des préconisations techniques pour « endormir » la douleur lors d’opérations (application de froid, compression des nerfs) ou encore à des « narcotiques » (opium, jusquiame, cannabis…). Contrairement à une idée répandue, les médecins avaient pour recommandation d’utiliser les narcotiques pour lutter contre une douleur violente ou persistante. Mais leur dosage était délicat, d’autant plus que les substances n’étaient pas standardisées : entre le risque de la sous-efficacité et celui du surdosage, la marge de manœuvre était étroite.

Ce qui nous a frappés, c’est la façon dont les médecins dépeignent la douleur de leurs malades, y compris celle des plus jeunes, régulièrement qualifiée d’« insupportable » ou même d’« inexprimable ». Ils s’y montrent très attentifs, notamment parce qu’ils perçoivent la douleur comme une affection mettant en péril la force, et donc la vie, de leurs patients.

image
La jusquiame est l’un des narcotiques utilisés par les médecins de l’époque moderne (Ehret, 1736, Wellcome Collection)

Un dialogue entre médecine du passé et neurologie

Le webdocumentaire intègre des entretiens filmés avec trois neurologues, qui réagissent à des citations et documents des xvie, xviie et xviiie siècles sur des thématiques ciblées. Citons, parmi d’autres, l’empathie, l’effet placebo, la douleur fantôme ou la chirurgie de la douleur. Il s’agissait, par ce dispositif, de modifier le regard que l’on porte spontanément sur la médecine ancienne : non pas évaluer les connaissances passées à partir des coordonnées présentes, mais, au contraire, interroger notre conception actuelle de la douleur à partir des coordonnées passées.

Les médecins de l’époque moderne sur lesquels l’équipe a travaillé ne sont jamais seulement de purs praticiens, voyant leur art comme une simple technique. Ils entendent toujours tenir un discours sur l’homme et, lorsqu’ils écrivent, ils accordent une place déterminante au rôle que jouent les mots dans la construction du savoir. Or cette spécificité de la médecine ancienne attire l’attention sur un aspect important de l’appréhension de la douleur : les mots, métaphores et récits sont indispensables pour se représenter sa propre douleur et accéder à celle des autres ; pour autant l’expérience de la douleur et sa temporalité se laissent difficilement enfermer dans la grille de termes qui fondent le savoir diagnostic du médecin.

image
Caravage, Garçon mordu par un lézard (c. 1594, Fondation Longhi, Florence)

Perspectives

Au-delà de la question particulière de la douleur, nous voudrions nous appuyer sur l’expérience du webdocumentaire pour contribuer à une réflexion collective sur la place et l’usage de la médecine ancienne, non seulement dans le domaine en plein essor des humanités médicales, auquel l’histoire de la médecine appartient pleinement, mais aussi en dehors des humanités.

Dans le cadre de la vulgarisation scientifique en particulier, il est souvent difficile de ne pas donner à la médecine ancienne le rôle d’un simple produit de contraste, qui aurait pour principal intérêt de valoriser les acquis thérapeutiques et physiologiques de la médecine actuelle. Si l’histoire médicale des xixe et xxe siècles est de mieux en mieux intégrée à la réflexion sur les différentes dimensions du soin et de la santé, c’est moins le cas pour la médecine antérieure, qui paraît plus pittoresque, moins en prise avec les enjeux contemporains. Comment rendre la médecine ancienne signifiante aujourd’hui sans minimiser sa singularité ? Quels angles adopter et quels véhicules pédagogiques construire pour rendre la spécificité de la médecine passée instructive à nos yeux ?

Raphaële Andrault, chargée de recherche au CNRS, Ariane Bayle, professeure à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités

Membres de l’équipe

Projet Une archéologie de la douleur, dirigé par Raphaële Andrault et Ariane Bayle

Équipe : Elisa Andretta, Dominique Brancher, Nicolas Lechopier, Pascal Luccioni, Isabelle Moreau, Michèle Rosellini.

En savoir plus

Contact

Raphaële Andrault
Chargée de recherche au CNRS, Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités
Ariane Bayle
Professeure à l’Université Jean Moulin Lyon 3, Institut d’histoire des représentations et des idées dans les modernités