L’émergence de recherches sur la planification marine

Lettre de l'InSHS Sciences des territoires

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Alexia Pigeault est ingénieure d’études en médiation et participation, Brice Trouillet est professeur de géographie à Nantes Université. Ils sont tous les deux membres du laboratoire Littoral, Environnement, Télédétection, Géomatique (LETG, UMR6554, CNRS / Nantes Université / Université de Bretagne Occidentale / Université Rennes 2). Les recherches de Brice Trouillet portent sur la dynamique des activités humaines en mer et la « gouvernance » de l'océan.

Les mers et les océans font l'objet d'une exploitation croissante par diverses activités (pêche, extraction de granulats, tourisme, transport, énergies marines, etc.). Toutes ces activités occupent l'espace et peuvent avoir des conséquences néfastes sur l'environnement et provoquer des conflits. C'est dans ce contexte et afin d’organiser le déroulement des activités en tenant compte de la préservation de l'environnement marin que la Planification spatiale marine (PSM) a été mise en place à travers le monde1 . En étudiant les relations entre activités, leurs modes de gouvernance, ou encore les informations mobilisées, les sciences humaines et sociales fournissent des clés de compréhension des enjeux maritimes.

Premier enjeu : l’information géographique

L’observation et la planification des activités en mer reposent d’abord sur des informations géographiques. Certaines, comme la pêche professionnelle, sont plus difficiles à observer et à cartographier, car mobiles et variables. Le manque de données sur la pêche2 ainsi qu’une invisibilisation des questions techniques sur la donnée elle-même (choix d'une donnée plutôt qu'une autre, d'une métrique plutôt qu'une autre, d'une ou plusieurs années d'activité plutôt que d'autres, etc.) a conduit à un partenariat entre le laboratoire Littoral, Environnement, Télédétection, Géomatique et les pêcheurs. Celui-ci concerne aujourd’hui 4 000 navires, soit plus de 90 % de la flotte métropolitaine. Les données produites (enquêtes) sont ensuite mobilisées par les Comités des pêches en lien avec les politiques publiques nationales et européennes : zones de moindres contraintes3 (en lien avec l’implantation de parcs éoliens offshore), analyse des risques « pêche » dans les sites Natura 2000, négociations post-Brexit, etc. Début 2023, plus de 200 études ont été menées soulignant l'importance de ce processus collaboratif4 .

La thèse de Juliette Davret, réalisée sous la direction de Brice Trouillet, a par exemple consisté en une analyse critique de l’ensemble du cycle de vie de l’information géographique à travers le cas de la planification spatiale maritime5 . Ce travail contribue à l’étude des enjeux informationnels de la planification à l’ère du numérique, et à alimenter le tournant critique à l’œuvre dans la PSM, soulignant plusieurs angles morts dans les recherches dans ce domaine : les formes de pouvoir, la justice sociale, la participation, etc.6 La thèse de Gabriel Noiret, initiée en 2021 sous la direction de Brice Trouillet, Nicolas Rollo et Lise Bellanger, porte quant à elle principalement sur l’étude de la plus-value d’une combinaison de différents jeux de données pour cartographier les zones de pêche, et sur les apports de la cartographie dynamique pour mieux prendre en compte les spécificités de cette activité.

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Enquêtes de terrain déployées par les comités des pêches © CRPMEM Occitanie

Deuxième enjeu : quelle soutenabilité ?

La conciliation d’objectifs a priori antagonistes que sont le développement économique et la protection des écosystèmes marins (la fameuse « croissance bleue »), avec une recherche d’efficacité à la fois fonctionnelle et spatiale appelée « multi-usage », constitue un autre enjeu opérationnel et scientifique. De récents travaux portant sur les documents de PSM à l’échelle mondiale montrent que cet idéal poursuivi n’est encore qu’illusoire7 . En effet, l’articulation des politiques publiques de conservation (aires marines protégées) avec la PSM n’est encore que très partielle et réalisée de manière diversifiée8 . Aussi, il devient nécessaire d’évaluer le niveau et le type de soutenabilité de la PSM9 . Lancé en 2022, le projet MSP4BIO (Horizon Europe) — et plus particulièrement la thèse de Volcy Boilevin, initiée en 2022 sous la direction de Brice Trouillet et Thierry Guineberteau — vise précisément à étudier les conditions et modalités de prise en compte des objectifs de conservation des écosystèmes marins dans les plans marins. Cet enjeu de soutenabilité doit notamment composer avec les objectifs très ambitieux fixés pour l’éolien en mer par les Programmations pluriannuelles de l’énergie. À cet égard, le projet Multi-Frame10 (Belmont Forum, JPI Oceans et Future Earth) porte sur le multiusage en mer, aussi bien pour en étudier les formes et en évaluer l’intérêt que pour déconstruire le discours l’accompagnant. Aussi, dans le cadre du projet Eolenmer(Ademe), notamment de la thèse de Baptiste Chocteau, initiée en 2022 sous la direction de Brice Trouillet et Aurélien Evrard, l’attention est portée sur l’analyse des dimensions spatiale et territoriale des mobilisations sociales autour de l’éolien en mer. La thèse de Sidy Fall, débutée en 2021 sous la direction de Brice Trouillet et Achim Schlüter, vise de manière plus générale à informer le processus à bas bruit de privatisation des mers dont sont victimes les pêcheurs artisanaux, ici dans le cas du Sénégal11 .

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Parc éolien de Saint-Nazaire © Chaire maritime

Troisième enjeu : la participation des acteurs à la planification

La participation des acteurs comme du public représente un autre fort enjeu à la fois en termes opérationnel et scientifique. Dans la continuité de précédentes recherches12 et au cœur de l’un des deux axes de recherche de la Chaire maritime13 , la participation cristallise nombre de défis : pouvoir, connaissance, acteurs, méthode, etc. Par exemple, le processus de concertation des acteurs dans le cadre des Conseils maritimes de façades (instance « grenellienne » réunie pour l’élaboration des Documents Stratégiques de façade) a été analysé14 , tout comme la démarche de consultation du public15 (prenant la forme de près de 4 300 contributions déposées sur une plateforme en ligne à l’occasion de trois phases de consultation lors du premier cycle de planification). Aussi, de nombreux ateliers participatifs ont été organisés dans le but de sensibiliser les acteurs aux enjeux informationnels ou d’étudier les relations entre usages et usagers. Plus récemment, Volcy Boilevin et Alexia Pigeault ont développé une fresque de la PSM afin de sensibiliser à cette démarche.

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Premier test de la fresque de la PSM © Alexia Pigeault

Ces dernières années, c’est donc tout un ensemble de recherches qui a émergé au sein du laboratoire LETG au croisement de la géographie sociale, politique et informationnelle de l’océan. En pleine décennie pour l’océan, la Chaire maritime fédère au sein de l’unité ces dynamiques de recherche, qui, en définitive, cherchent à éclairer les grands enjeux océaniques de notre époque (que voulons-nous faire ou pas de l’océan ?).

  • 1McAteer B., Fullbrook L., Liu W-H., Reed J., Rivers N., Vaidianu N., Westholm A., Toonen H., van Tatenhove J., Onwona Ansong J., Trouillet B., Frazão Santos C., Clarke J., Eger S., ten Brink T., Wade E., Flannery W. 2022, Marine Spatial Planning in Regional Ocean Areas: Trends and Lessons Learned, Ocean Yearbook Online 36(1) : 346-380. https://doi.org/10.1163/22116001-03601013
  • 2Voir à ce sujet : Said A., Trouillet B. 2020, Bringing 'deep knowledge' of fisheries into marine spatial planning, Maritime Studies, 19 : 347-35 https://doi.org/10.1007/s40152-020-00178-y ; Trouillet B. 2019, Aligning with dominant interests: the role played by geo-technologies in the place given to fisheries in marine spatial planning, Geoforum, 107 : 54-65. https://doi.org/10.1016/j.geoforum.2019.10.012
  • 3Les zones de moindres contraintes sont des zones dans lesquelles — pour la pêche — les enjeux, la gêne, les conflits… sont a priori moindres car s'y déploierait une activité de pêche « moins importante » (l'importance étant relative à différents plans : économique, culturel, patrimonial, etc.).
  • 4Trouillet B., Bellanger L., El Ghaziri A., Lamberts C., Plissonneau E., Rollo N. 2019, More than maps: providing an alternative for fisheries and fishers in marine spatial planning, Ocean & Coastal Management, 17 : 90-103. https://doi.org/10.1016/j.ocecoaman.2019.02.016 
  • 5Davret J. 2023, La partie immergée de l'information géographique : Analyse critique à travers le cas de la planification maritime, Nantes Université, thèse de géographie. https://theses.hal.science/tel-04123271
  • 6Voir à ce sujet : Leroy Y. 2018, Cartographie critique de réalités géographiques : cas de la planification de l’espace marin, Nantes Université, thèse de géographie réalisée sous la direction de Claude Rioux et Brice Trouillet. https://theses.hal.science/tel-02013494/
  • 7Trouillet B. 2020, Reinventing marine spatial planning: a critical review of initiatives worldwide, Journal of Environmental Policy & Planning, 22(4) : 441-459. https://doi.org/10.1080/1523908X.2020.1751605
  • 8Voir à ce sujet : Trouillet B., Jay S. 2021, The complex relationships between marine protected areas and marine spatial planning: Towards an analytical framework, Marine Policy, 127, 104441. https://doi.org/10.1016/j.marpol.2021.104441
  • 9Voir à ce sujet : Reimer J., Claudet J., Trouillet B., Ban N., Agardy T., Devillers R. 2023, Conservation ready marine spatial planning, Marine Policy, 153, 105655 https://doi.org/10.1016/j.marpol.2023.105655 ; Quinio L., Ripken M., Klenke T., Trouillet B., Hansen H.S., Schrøder L. 2023, Exploring ecosystem-based approaches in Marine Spatial Planning through actor-driven perceptual mapping, Marine Policy, 152, 105604. https://doi.org/10.1016/j.marpol.2023.105604
  • 10La partie française du projet est financée par l’ANR (ANR-20-BFOC-0002), sous la responsabilité de Brice Trouillet.
  • 11Queffelec B., Bonnin M., Ferreira B., Bertrand S., Teles Da Silva S., Diouf F., Trouillet B., Cudennec A., Brunel A., Billant O., Toonen H. 2021, Marine spatial planning and the risk of ocean grabbing in the tropical Atlantic, ICES Journal of Marine Science, fsab006. https://doi.org/10.1093/icesjms/fsab006
  • 12Voir à ce sujet : Tissière L. 2018, Espaces, temps et acteurs de la démocratie environnementale : analyse à partir d’une géoprospective des pêches maritimes du golfe de Gascogne, Nantes Université, thèse de géographie réalisée sous la direction de Brice Trouillet et Stéphanie Mahévas. https://www.theses.fr/238477355
  • 13Hébergée par la Fondation Nantes Université depuis 2019, la Chaire maritime mène une réflexion sur les données et la participation. Cette Chaire est financée dans le cadre du mécénat par : le COREPEM, le Crédit maritime, EDF Renouvelables, le Fonds de Dotation Charier, RTE, la Région des Pays de la Loire, l’UNPG, et le groupe Hérige
  • 14Tissière L., Trouillet B. 2022, What participation means in marine spatial planning systems? Lessons from the French case, Planning Practice & Research, 37:3 : 355-376. https://doi.org/10.1080/02697459.2022.2027638
  • 15La publication vient d’être soumise (voir le rapport en ligne : https://hal.science/hal-03722693/document).

Contact

Brice Trouillet
Professeur de géographie, Nantes Université, Littoral, Environnement, Télédétection, Géomatique (LETG)
Alexia Pigeault
ingénieure d’études en médiation et participation, Littoral, Environnement, Télédétection, Géomatique (LETG)