Les 2 000 ans de la naissance de Pline l’Ancien

Lettre de l'InSHS Philosophie

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L’année 2023 aura marqué un anniversaire peu commun : le bimillénaire de la naissance de l’écrivain latin Pline l’Ancien. Il est vrai que c’est plutôt à sa mort, survenue lors de l’éruption du Vésuve de 79 qui ensevelit Pompéi, ainsi qu’au seul ouvrage qu’il nous ait laissé, l’Histoire naturelle, que cet auteur doit sa célébrité. Au demeurant, les chercheurs ne sont pas toujours très amateurs de telles commémorations, qui attirent une attention éphémère et superficielle sur des objets auxquels ils se consacrent durant des années et qu’ils tentent d’appréhender dans leur entièreté, leurs nuances et leur complexité. Mais après tout, il ne leur est pas interdit de se saisir de ces occasions pour rappeler, précisément, l’importance, la variété et l’intérêt de leurs sujets d’étude.

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Pline l'Ancien (23-79), auteur romain, naturaliste

Rappelons d’abord brièvement ce qu’est l’Histoire naturelle. Dans les 37 livres de cette œuvre monumentale, l’un des textes les plus volumineux et les plus riches qui nous soient parvenus de l’Antiquité, Pline s’est donné pour but de traiter de toute la nature. Mais il donne à ce terme un sens extrêmement vaste. Il ne s’agit pas seulement (comme pourrait le faire penser le sens actuel de l’expression « histoire naturelle ») des animaux, des végétaux et des minéraux tels qu’on les trouve, bruts, dans l’environnement, mais aussi, d’une part, de leur cadre général, à savoir astronomique et géographique, et, d’autre part, de tout ce qui a trait à eux dans les activités et les savoirs humains. Cela englobe aussi bien la pharmacopée que l’agriculture, la métallurgie, la peinture, la sculpture, les monuments, ainsi que toutes sortes d’anecdotes historiques ou légendaires relatives, par exemple, à un animal donné. Ainsi, s’agissant des huîtres, Pline nous informe non seulement sur leurs différentes variétés, sur leur reproduction et leurs propriétés physiques (comme cette capacité qu’elles ont, selon lui, de croître et décroître en fonction des phases de la lune), mais aussi sur leur valeur gastronomique, les remèdes qu’on en tire, l’inventeur des parcs à huîtres, ou encore les folies dont les perles ont fait l’objet de la part des hommes, et surtout des femmes, la pire étant ce fameux pari du festin le plus coûteux, que remporta Cléopâtre sur Antoine en dissolvant dans du vinaigre une perle d’un prix fabuleux.

La « nature » selon Pline est donc tout entière centrée sur l’homme, plus précisément le citoyen romain : elle n’existe que par rapport à lui et trouve en lui tout son sens. Autant dire que l’Histoire naturelle, loin de n’appartenir qu’à l’histoire des sciences, concerne une très grande diversité de disciplines. De fait, quel que soit son domaine précis de recherche, il est rare qu’un spécialiste de l’Antiquité gréco-latine ne la rencontre pas à titre de source, au moins occasionnellement et souvent davantage. Il est vrai que Pline a fait quasi exclusivement œuvre de compilation, et que lorsque, sur un certain sujet, l’ouvrage qu’il a copié nous est parvenu, la comparaison avec le texte original tourne presque toujours à l’avantage de ce dernier du point de vue de la clarté et de la précision. Pour s’informer sur l’architecture ou l’agriculture romaines, Vitruve et Columelle, respectivement, constituent des guides plus sûrs ; et sur la secte des Esséniens, objet d’un grand intérêt de la part des historiens des religions, Philon et Flavius Josèphe sont plus prolixes et plus exacts que Pline.

Mais il est rare que ce dernier n’apporte aucun complément, et même, dans bien des cas, il constitue le seul et unique témoignage, ses propres sources ayant depuis longtemps disparu. Ainsi, sa description des techniques de fabrication du papyrus, ou son exposé sur les procédés employés par les peintres et les mosaïstes constituent, pour les chercheurs, des documents textuels irremplaçables : en dépit de leur relative brièveté et du caractère obscur de certains tours elliptiques, qui font à la fois l’élégance de la langue latine et le désespoir des traducteurs, on ne peut mieux faire que de les lire et relire, tenter de les interpréter au mieux et les confronter, si possible, avec les informations que livre l’archéologie. Dans le même ordre d’idée, parmi les rares auteurs classiques chez qui les étruscologues peuvent glaner quelques informations, Pline occupe une place de choix : lui seul, par exemple, décrit (sans l’avoir vu, et en citant un ouvrage perdu de Varron) le mystérieux mausolée du semi-légendaire roi Porsenna, bâti au-dessus d’un « labyrinthe ». Sans doute ses formulations sont-elles si ambiguës que l’on a peine à imaginer à quoi ressemblait exactement ce monument disparu ; mais il n’empêche que, sans Pline, nous n’en aurions pas même entendu parler.

Si l’Histoire naturelle est ainsi une mine d’informations de détail, bien d’autres aspects en font un objet privilégié de recherche. Par exemple, peu d’ouvrages latins de cette époque montrent une telle richesse de vocabulaire : il suffit de tourner les pages d’un dictionnaire tel que le Gaffiot pour y repérer les nombreux termes, techniques surtout, dont Pline offre l’attestation la plus ancienne, voire la seule.

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Histoire naturelle de Pline l'Ancien (manuscrit du milieu du xiie siècle, coll. de l'Abbaye de Saint-Vincent du Mans, France).

À un niveau général, le projet d’ensemble de l’Histoire naturelle donne également lieu à de nombreuses interrogations. Si l’on ne peut parler à son propos, sans anachronisme, d’une « encyclopédie » à proprement parler, quelle place occupe-t-elle dans l’histoire de l’encyclopédisme ? Quel est le statut des faits merveilleux qui parsèment l’ouvrage et auxquels Pline semble ne croire qu’à moitié : servaient-ils à divertir un certain lectorat (lequel ?), ou à baliser par contraste un savoir plus canonique, ou encore ne sont-ils là que par souci d’exhaustivité ? Pline, qui dédie son œuvre à son ami l’empereur Titus, ne cherche-t-il pas avant tout à glorifier Rome en dressant l’inventaire des objets et des savoirs qui y affluent de la terre entière ? Comment interpréter son discours hostile aux excès du luxe et à la surexploitation des ressources naturelles, sans nous laisser aveugler par nos propres préoccupations en matière environnementale ?

À ces possibles grilles de lecture, s’ajoute la question de la réception, qui forme un immense champ de recherches. Car l’Histoire naturelle n’a cessé d’être lue et exploitée de multiples manières dans le monde occidental, depuis la fin de l’Antiquité. La transmission du texte, ses innombrables adaptations et citations, font ainsi de Pline un sujet d’étude, non seulement pour les spécialistes de l’Antiquité, mais pour de nombreuses autres catégories d’historiens. Un seul exemple le démontre : Buffon, le grand naturaliste du xviiie siècle, figure majeure des Lumières, place toute son œuvre sous le patronage de Pline, qu’il encense et prend pour modèle et auquel il emprunte des données diverses1 . Certes, c’est là une allégeance complexe, ambiguë et en grande partie instrumentalisée par Buffon lui-même qui brandit la figure de Pline pour mieux critiquer ses propres adversaires. Mais l’historien des sciences, des idées, sans même parler de l’art et de la littérature, se doit de prendre en compte et d’analyser ce rapport sans cesse entretenu à l’Antiquité, même à des périodes très tardives.

Enfin, il convient de souligner l’intérêt de Pline dans la médiation scientifique : au-delà de l’épisode de sa mort, souvent associé aux documentaires sur Pompéi, le personnage et son œuvre offrent à tous les publics un accès précieux aux mondes antiques. Nous en donnerons deux exemples : d’une part, le succès de la journée organisée récemment au Muséum-Aquarium de Nancy par le CNRS, l’université de Lorraine et l’Académie Lorraine des Sciences (« À la croisée de la Science et de l’Histoire : Pline l’Ancien »), associant des conférences historiques et scientifiques dans un lieu dédié à l’histoire naturelle ; d’autre part, l’excellente série de mangas Pline, de Mari Yamazaki, qui romance la vie de l’écrivain romain tout en faisant continuellement référence au contenu de son ouvrage.

Ainsi, à 2 000 ans, Pline continue d’ouvrir aux chercheurs comme au grand public une fantastique fenêtre sur la pensée et la culture de son temps : il méritait donc bien que l’on célèbre son anniversaire.

  • 1Loveland J., Schmitt S. 2015, « Poinsinet’s edition of the Naturalis historia (1771-1782) and the revival of Pliny in the sciences of the Enlightenment », Annals of Science 72 : 2-27.

Contact

Stéphane Schmitt
Directeur de recherche CNRS, Archives Henri Poincaré - Philosophie et Recherches sur les Sciences et les Technologies (AHP-PReST, UMR7117, CNRS / Université de Lorraine / Université de Strasbourg)