Les Afriques dans le monde : analyser les mutations contemporaines

Lettre de l'InSHS Science politique

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David Ambrosetti est politiste, chargé de recherche en science politique au CNRS et directeur du laboratoire Les Afriques dans le monde (LAM, UMR5115, CNRS / Institut d’études politiques de Bordeaux /Université Bordeaux Montaigne). Ses recherches ont porté sur les politiques internationales de paix et sécurité au cœur de plusieurs conflits armés en Afrique subsaharienne, également sur les relations internationales de l’Éthiopie. Il a été co-rédacteur en chef de la revue Politique africaine (2013-2014), et a dirigé le Centre français des études éthiopiennes à Addis-Abeba (2014-2018).

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 Pressoir d'huile de palme, Cameroun. 2015 © Sylvain RACAUD / LAM

Le temps relativement court des relations internationales a donné une nouvelle place au continent africain. Depuis le milieu des années 2000, le regard misérabiliste qu’on lui réservait jadis a cédé la place à de nouveaux attraits. Objet de convoitises dans une nouvelle course à l’influence mondiale et aux matières premières, les acteurs africains ont pu desserrer l’étau de la dette préalablement accumulée. De nouveaux emprunts publics (chinois le plus souvent) et privés ont ouvert une séquence d’investissements publics intenses, dans les infrastructures en particulier. Ces États entendent plus que jamais affirmer leur place en vue de répondre aux besoins de leurs sociétés, quitte à mettre en concurrence les partenaires étrangers entre eux.

Avec le récent recul chinois en Afriques, toutefois, du fait d’une conjoncture économique en berne, le poids de ce nouvel endettement se fait sentir. L’émergence tant annoncée ne s’accompagne pas encore d’une mutation radicale des flux d’investissements étrangers en Afriques, qui restent concentrés dans certains secteurs de rente, les énergies fossiles, l’extraction minière, sans oublier l’agriculture et la pêche. Des dirigeants (en Éthiopie, au Rwanda, au Sénégal, etc.) ont certes affiché des politiques économiques volontaristes pour l’avenir. Certaines de ces initiatives souffrent néanmoins de crises politiques et sécuritaires en cours comme les insurrections djihadistes au Sahel ou encore la « guerre sale » qui oppose les autorités fédérales éthiopiennes à la région du Tigré.

Ces aléas ne sauraient cacher une réalité plus profonde : les sociétés africaines, ainsi que les sociétés d’Afro-descendants issues des économies de plantation esclavagistes, poursuivent aujourd’hui leur marche déterminée pour mettre à bas les ultimes postulats de subalternité et d’altérité qui leur ont été longtemps appliqués, fruits d’une histoire de rivalités inter-impériales.

Les études littéraires restituent avec force l’actualité de ces luttes qui investissent le champ des imaginaires et des représentations, tantôt pour réhabiliter les grandeurs passées (et dénoncer par la même occasion ceux qui entendent enfermer ces sociétés dans le seul registre du manque, du déficit),  tantôt pour mettre à nu les liens subtils qui continuent de lier les sociétés postcoloniales contemporaines aux ordres politiques coloniaux passés, en suivant ici les œuvres d’Achille Mbembe ou de Joseph Tonda. L’examen des représentations que nous menons au laboratoire LAM porte également sur des productions moins connues, des figures intellectuelles locales, des intermédiaires de l’État colonial avant les indépendances, etc., en mobilisant les archives administratives, familiales, les mémoires orales, grâce à des enquêtes de terrain de longue haleine.

Un relai essentiel dans cette marche des sociétés africaines réside dans la diaspora. Ces communautés modèlent là aussi des représentations et des imaginaires. Elles ouvrent de nouvelles opportunités éducatives, professionnelles, intellectuelles, etc. Les industries culturelles (productions audiovisuelles de Nollywood, musique de variétés…) en offrent une illustration éloquente. Elles révèlent une intense circulation d’individus, mais aussi d’innovations entrepreneuriales et artistiques nourries par un capitalisme de l’Entertainment polymorphe, qui « localisent » de nouvelles représentations, générant son lot de tensions idéologiques et culturelles.

Les diasporas africaines sont aujourd’hui mises à l’honneur, tant dans les pays de départ que dans les pays d’accueil. Les répercussions proprement politiques de ces configurations diasporiques restent toutefois mal comprises. Ces Africaines et Africains en situation d’expatriation plus ou moins durable portent-ils dans leurs bagages les préférences politiques qui étaient les leurs avant le départ ? Qu’en est-il de la transmission intergénérationnelle de ces préférences, des déterminants sociaux et familiaux en présence, et des liens proprement politiques avec le pays de départ ? Des données solides sont ici en cours d’élaboration. Ce faisant, nous questionnons aussi le sens que chaque société politique concernée donne à la nationalité et à la citoyenneté, et le sens qu’elle leur a donné par le passé, en particulier dans les empires coloniaux d’hier.

La Chaire Diasporas africaines du laboratoire LAM analyse également les indicateurs utilisés dans les politiques migratoires des États africains, en lien avec les bailleurs internationaux qui les soutiennent. Les politiques migratoires ne sont toutefois qu’un exemple des politiques publiques déployées par les États africains. Ignorer la réalité et la matérialité de l’action de l’État, au motif que ces États seraient trop faibles pour agir sur la société, constitue à la fois une impasse théorique et une erreur factuelle. Notre laboratoire, qui a accumulé plusieurs décennies de travail académique dédié à l’État en Afriques, se fait fort de documenter empiriquement ces politiques publiques, grâce aux méthodes de la sociologie de l’action publique. L’analyse des réseaux sociaux s’avère particulièrement fertile, et innovante, pour dessiner le périmètre des groupes professionnels et sociaux dans lesquels s’élaborent et se déploient ces politiques publiques, et ainsi comprendre comment elles agissent sur les sociétés.

L’action publique de l’État emprunte le langage du droit. Du fait des tensions entre les culturalismes locaux et les effets de la mondialisation, toutefois, des répertoires normatifs s’entrecroisent, s’entrechoquent et se transforment mutuellement. Dans les sociétés où l’islam occupe une place importante, par exemple, le droit positif doit se saisir de ce registre normatif religieux. Plusieurs programmes de recherches du laboratoire étudient cette dimension. Les questions relevant du genre, où des mobilisations sociales se cristallisent autour du droit des mœurs, y font l’objet d’une recherche au long cours, d’ailleurs récompensée en 2022 par une médaille de bronze du CNRS. Plus largement, notre laboratoire investit l’historiographie du rôle des femmes dans les luttes sociales et politiques en Afriques.

L’analyse des politiques publiques ouvre également un vaste champ d’enquête consacré aux politiques sectorielles de développement économique, social et environnemental. Comme unité associée à l’IRD, le laboratoire LAM mobilise un éventail d’outils partenariaux, réunissant des socio-économistes spécialistes de l’entrepreneuriat, des géographes spécialistes du développement agricole, des anthropologues spécialistes de la santé ou encore de la résilience face aux catastrophes naturelles. Nous participons également au Grand Programme de Recherche de l’Université de Bordeaux (UB) dénommé Interdisciplinary Policy-Oriented Research on Africa (IPORA), dédié aux enjeux de santé, d’environnement et d’alimentation en Afriques, associant le site bordelais à trois universités africaines partenaires. Le laboratoire anime un autre réseau de recherche consacré aux systèmes alimentaires villes-montagnes en Afrique centrale et orientale (notamment une enquête consacrée au maraîchage des hautes terres dans l’approvisionnement alimentaire de la ville de Douala, Cameroun), avec le soutien de la Région Nouvelle-Aquitaine et de la Direction Europe de la recherche et coopération internationale (Derci) du CNRS.

Les politiques sectorielles en Afriques visent également la formation et l’enseignement supérieur, et notre laboratoire joue ici tout son rôle de partenaire fidèle auprès des collègues de l’université des sciences juridiques et politiques de Bamako, de l’université internationale de Rabat, des universités sénégalaises Cheikh Anta Diop, Gaston-Berger et Assane Seck, de l’université de Dschang, etc. En retour, le laboratoire met à profit ses partenariats et son expérience interdisciplinaire et comparatiste (grâce aux compétences du laboratoire sur le Proche-Orient, les Antilles, le sous-continent indien, le Pacifique) pour animer sur le site bordelais des parcours de master (Risques et développement aux Suds à Sciences Po Bordeaux, Master d’études interdisciplinaires des dynamiques africaines à l’université Bordeaux Montaigne - UBM, International Master of African Studies commun à l’UBM et à Bayreuth), une Chaire Unesco de formation des professionnels du développement durable (UBM), ou encore une école d’été de l’université de Bordeaux dédiée aux Sustainable African Cities.

Le laboratoire LAM constitue ainsi à la fois un lieu de production de savoirs et la courroie de partenariats au long cours en Afriques, en lien étroit avec les autres dispositifs du CNRS (réseau des UMIFRE, GIS Études africaines en France, projet Science ouverte pour les études africaines, etc.), et avec ses partenaires européens (réseau d’études africaines en Europe AEGIS, université de Bayreuth, etc.). Toutefois, une menace pèse aujourd’hui sur son action. Le laboratoire LAM attire des candidats au doctorat en science politique issus du continent africain, qui occupent ensuite des fonctions académiques (et/ou politiques), et nourrissent des partenariats communs. Nombre de ces thèses ont été excellentes, financées uniquement par les familles, ou par des jobs étudiants. En exigeant l’obtention de financements sur contrat avant toute inscription en thèse, sur le modèle des sciences dites exactes, les écoles doctorales érigent aujourd’hui une barrière préjudiciable : malgré de très bons dossiers dans leurs établissements d’origine, ces étudiantes et étudiants ne possèdent pas toujours les codes pour convaincre de leur « employabilité » immédiate devant un jury en partie éloigné des études africaines (car réunissant des disciplines différentes), face à d’autres candidats dont la socialisation s’est entièrement déroulée en France. En excluant ces profils de nos écoles doctorales, nous perdrons demain une courroie essentielle de collaboration scientifique avec les Afriques.

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Personne juchée sur une perche lors d’un meeting RENAMO sur la piste d’atterrissage d’Ulongé (Nord de la Province de Tete, Mozambique). 29/09/2014 © Michel CAHEN/LAM
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Contact

David Ambrosetti
Chargé de recherche CNRS, Les Afriques dans le monde