Les capteurs de nitrate dans les sciences participatives : construire des relations symétriques citoyens-chercheurs (CAPARSY)

Lettre de l'InSHS Sciences des territoires

#MÉTISSAGES

Initié en 2022, le programme Caparsy est une recherche interdisciplinaire et participative qui s’inscrit dans le contexte de la reconquête de la qualité de l’eau en Bretagne. Il s’agit d’élaborer une méthodologie portant sur la mesure des concentrations de nitrate et sur l’interprétation des données afin que chaque utilisateur puisse rendre significatives ces informations selon son univers cognitif dans une démarche d’inclusivité. Ces mesures sont réalisées par des capteurs relativement simple d’utilisation, fiables (le respect d’un protocole de mesure permet de limiter l’incertitude à 10 %), mesurant à bas coût (moins d’un euro) les concentrations de nitrate in situ.

Cette recherche résulte de la rencontre entre des hydrogéologues et des sociologues des laboratoires Géosciences Rennes (UMR6118, CNRS / Université de Rennes) et Espaces et Sociétés (ESO, UMR6590, CNRS / Institut Agro / Nantes Université / Université d’Angers / Université Rennes 2 / Université de Caen Normandie / Le Mans Université). Selon les premiers, la diffusion du capteur se heurtait, d’une part, à la sensibilité particulière de cette information soumise à des normes contraignantes et, d’autre part, à la difficulté de mobiliser des acteurs concernés par la qualité de l’eau en l’absence d’une méthodologie de la mesure permettant à chaque participant de répondre à ses attentes tout en produisant des données fiables. Pour les seconds, l'enjeu était double : analyser la façon dont différentes connaissances de milieux naturels s'articulent entre elles (qu’elles soient empiriques, scientifiques, normatives, etc.) et étudier la relation que les acteurs mobilisés entretiennent avec les cours d’eau et les milieux naturels à travers le sens qu’ils donnent à la mesure et aux données collectées.

En 2022, dans la perspective d’élaborer une démarche participative fondée sur des ateliers réunissant scientifiques et acteurs concernés par la qualité de l’eau, l’équipe de recherche s’est agrandie avec l’intégration de spécialistes en agronomie, en géographie, en anthropologie, puis en sciences de la communication. L’objectif était triple : pouvoir répondre aux questions des participants sur l’interprétation des mesures, mettre les données à disposition d’un plus grand nombre de spécialistes et renforcer l’analyse du processus de co-construction de la méthodologie. Du côté des participants, l’objectif était de réunir agriculteurs, techniciens de rivière, élus locaux, chercheurs, représentants de services administratifs, d’associations environnementales, d’usagers ou d’éducation à l’environnement.

Le capteur est devenu ainsi un objet de médiation se situant à l'interface de différents mondes sociaux. La flexibilité de son utilisation et de l'appropriation des données devait permettre d'instaurer un dialogue entre les mondes sociaux des utilisateurs en opérant des traductions1 . Toutefois, un capteur porte également une infrastructure sociotechnique, partiellement invisible2 , permettant un usage par le biais d'objets numériques connectés qui oriente son utilisation et assure l’intercomparabilité des mesures. Cette infrastructure sociotechnique est constituée de normes et de conventions concernant non seulement la définition de ce qui est mesurable et la procédure de mesure elle-même, mais également l’utilisation des objets numériques permettant la mesure, ainsi que le fonctionnement des collectifs mobilisés pour la transmission des données. En effet, pour procéder à la mesure, le participant plonge une bandelette colorimétrique dans l’eau, puis la photographie via une application téléchargeable sur un smartphone ; il la transmet ensuite à une plateforme afin d’obtenir instantanément une lecture du taux de nitrate et sa représentation cartographique. Cette application a été développée par la société Deltares afin que les agriculteurs puissent mesurer la qualité de l’eau donnée à leurs animaux (Photos 1 et 2)3 .

  • 1Callon M. 1986, Éléments pour une sociologie de la traduction. La domestication des coquilles Saint-Jacques et des marins dans la baie de Saint-Brieuc, L’Année sociologique, (36) : 169-208.
  • 2Denis J. 2011, Le travail de l’écrit en coulisse de la relation de service, Activités, 8(2) : 32-52. https://doi.org/10.4000/activites.2575
  • 3La faisabilité de la mesure par le dispositif capteur-application 'NitratApp' avait été évaluée dans le cadre du projet Berceau financé par la Région Bretagne, l'Agence de l'eau Loire-Bretagne et le d'Ille-et-Vilaine. https://www.creseb.fr/projet-berceau/
La bandelette est plongée dans le cours d’eau durant une seconde © V. van Tilbeurgh
Après soixante secondes, la bandelette est photographiée sur une carte-étalon © V. van Tilbeurgh

L’enjeu de la co-construction de cette méthodologie est ainsi de trouver un équilibre entre des procédures standardisées qui assurent l’intercomparabilité des mesures et les possibilités pour les acteurs concernés que les mesures répondent à leurs attentes.

En 2022, l’équipe a été lauréate de l’appel à projet « Sciences participatives en situation d'interdisciplinarité » de la Mission pour les initiatives transverses et interdisciplinaires (MITI) du CNRS. La première étape du projet a été d’analyser douze dispositifs relevant des sciences participatives et nécessitant l’utilisation d’un objet technique : l’enjeu était d’identifier les facteurs favorisant la construction de relations symétriques entre des chercheurs et les acteurs mobilisés, c’est-à-dire des relations au sein desquelles tous les acteurs sont légitimes pour participer à une co-construction des savoirs. Deux facteurs jouant en faveur de cette médiation symétrique ont plus particulièrement émergé : la présence d’objets intermédiaires (par exemple, une carte du cycle de l’eau), pour faciliter la médiation-traduction des connaissances, et la place d’échanges interpersonnels peu formalisés, pour favoriser la confiance et la symétrie des échanges. Plus précisément, les objets intermédiaires permettent de discuter à partir de connaissances contextualisées, donc de sortir de l’abstraction des connaissances scientifiques ; les échanges interpersonnels peu formalisés permettent aux scientifiques de s’échapper du rôle social de sachant que peuvent leur attribuer les participants.

Pour faire écho à ces résultats, l’organisation et l’animation des ateliers ont été confiées à une personne spécialisée dans les démarches participatives, Marie Jo Menozzi. Un jeu de cartes retraçant les cycles de l’eau a par ailleurs été conçu par l’Institut du design de Saint-Malo pour les échanges à venir. Concernant les ateliers en eux-mêmes, une méthode a pu être définie grâce à des entretiens préalables et à des rencontres avec des « acteurs ressources » (qui sont en capacité de mobiliser un réseau de participants) représentant un Établissement public territorial de bassin, un Centre permanent d’initiatives pour l’environnement, une intercommunalité, un réseau de tiers-lieux et d’établissements scolaires.

Ces moments d’échanges ont permis de confirmer l’intérêt de la démarche et la diversité des attentes des participants tout en contribuant à l’élaboration de relations de confiance dans un contexte sociopolitique d’une grande sensibilité autour des concentrations en nitrate. En effet, même si l’intérêt de la démarche a toujours été reconnue, l’accessibilité d’une information très fine sur les concentrations en nitrate a généré de nombreuses réticences contre lesquelles il a fallu argumenter, y compris en adaptant l’organisation.

Plus généralement, des ateliers seront organisés sur quatre sites expérimentaux : les bassins versants du Couesnon, du Semnon amont, du Scorff et de la Vilaine. Sur chacun d’eux, une série de trois rencontres, réunissant entre dix et quinze participants, aura lieu. L’objectif de la première rencontre consiste à présenter la démarche, recueillir les attentes de chaque participant selon son univers cognitif et manipuler le capteur (Photo 3).

Atelier 1, janvier 2023. Manipuler le capteur© V. van Tilbeurgh

La deuxième rencontre, qui se tiendra à la fin du printemps pour tenir compte des variabilités saisonnières des concentrations en nitrate, permettra d’échanger autour de l’interprétation des données et de commencer à esquisser une grille méthodologique. Enfin, la troisième rencontre, prévue à l’automne 2023, permettra de stabiliser la méthodologie.

Les premières rencontres sont en cours d’achèvement. Elles ont dessiné la variabilité des attentes des participants à laquelle la méthodologie devra répondre. Ainsi, selon les participants, il est souhaitable que les données permettent de :

  • disposer de données de suivi des milieux,
  • remplir un but pédagogique de partage de connaissances sur les milieux,
  • produire une connaissance des cours d’eau plus fine,
  • sur une plus longue période, servir d’outil d’aide à la décision ou de suivi de changements de pratiques,
  • maîtriser une norme réglementaire (l’excédent d’azote) par une meilleure connaissance des concentrations en nitrate sur des parcelles agricoles.

Ce programme de recherche interdisciplinaire et participatif s’inscrit dans une visée expérimentale. Ainsi, la dynamique est d’abord de mettre au point, à petite échelle, cette méthodologie pour comprendre comment la mise en commun autour d’un objet-médiateur peut reconfigurer l’état des relations entre les acteurs sociaux. Puis, dans un second temps, le dispositif a vocation à se diffuser à une plus grande échelle spatiale ou temporelle. Dans cette perspective, des collectivités territoriales et d’autres organismes se sont déjà montrés intéressés pour que ce suivi des concentrations en nitrate puisse continuer bien après la fin du programme. L’objectif à plus long terme est que tout acteur concerné par la qualité de l’eau puisse suivre les concentrations en nitrate et utiliser les données selon son univers cognitif. Pour cela, la méthode sera valorisée dans une publication grand public alors que les résultats découlant de la tenue de ces ateliers ont commencé à être publiés dans des revues scientifiques4 .

Véronique van Tilbeurgh, Espaces et sociétés ; Laurent Longuevergne, Géosciences Rennes ; Marie Jo Menozzi, Ethnozzi ; Luc Aquilina, Alain Crave, Gérard Gruau, Géosciences Rennes ; Maryse Carmes, Dispositifs d’information et de communication à l’ère numérique (Dicen-IDF) ; Simon Dufour, Littoral, environnement, télédétection, géomatique (LETG, UMR6554, CNRS / Université Rennes 2) ; Anne Jaffrézic, UMR SAS ; Mélanie Congretel, Espaces et sociétés

  • 4van Tilbeurgh V., Calvez M., Longuevergne L. 2022, Le monitoring participatif. Un dispositif entre production de données et implication des publics, Revue d’anthropologie des connaissances 16-4. https://journals.openedition.org/rac/29245

Contact

Véronique van Tilbeurgh
Enseignant chercheur, Espaces et sociétés (ESO)