L’histoire de l’astronomie par les objets : un projet d’exposition à l’Institute for the Study of Ancient cultures de l’université de Chicago
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Chargé de recherche CNRS au Laboratoire Temps Espace (LTE, UMR8255, CNRS / Observatoire de Paris-PSL, Sorbonne Université), Matthieu Husson s’intéresse à l’histoire de l’astronomie en Europe, ainsi qu’aux humanités numériques, et à l’intelligence artificielle. Depuis 2023, il coordonne le projet ANR Eida sur l’édition et l’analyse de diagrammes astronomiques historiques à l'aide de l'intelligence artificielle. Il est membre du comité de pilotage du semestre thématique CNRS/AISSAI Humanités Numériques et Intelligence Artificielle.
Au tournant des xixe et xxe siècles à la fois en amont et en aval du moment central de redistribution des équilibres politiques globaux de la Première Guerre mondiale, un redéploiement profond de la pensée géographique et historique s’est opéré non seulement dans les milieux intellectuels européen et nord-américain mais aussi tout autour du monde notamment avec le nouvel élan donné à l’activisme et à la pensée décoloniale1. C’est dans ce contexte qu’est créé en 1919 par James Henry Breasted l’Oriental Institute à l’université de Chicago autour du concept de ‘croissant fertile’. Aujourd’hui renommé Insitute for the Study of Ancient Cultures (ISAC), l'institut, avec une collection de plus 350 000 artefacts, une bibliothèque de recherche de rang mondial, une activité de recherche intense, y compris en terme de chantiers de fouille, et un musée extrêmement actif, contribue à rendre vivantes et significatives, d’abord pour les communautés de Chicago mais aussi internationalement, les cultures diverses du Proche-Orient ancien.
James Henry Breasted, dans l’argumentation pour la fondation de l’Oriental Institute présenté à Rockefeller Jr. en 1919, s’appuie sans le citer directement sur une comparaison avec l’un des autres grands succès de l’université de Chicago, l’observatoire astronomique de Yerkes. En effet, en 1919, après seulement un peu plus de deux décennies d’existence, il est l’un des centres les plus importants de l’astrophysique mondiale :
Il est inutile de souligner que le professeur d'université est aussi incapable, seul, de faire face à une telle situation que le serait l'astronome d'étudier le ciel sans son observatoire ou son personnel. [...] Un laboratoire contenant tous les documents humains anciens disponibles dans des archives systématiquement arrangées est aussi nécessaire à une étude de l’histoire de l'homme (man’s career) qu'un observatoire astronomique avec ses dossiers d'observations et de calculs dans l'étude de l’histoire de l'univers (career of the universe)2.
La mise en parallèle de l’observatoire astronomique et du futur Oriental Institute, des archives de l’astronome et de celle de l’historien, de l’histoire de ‘l’Homme’ et de celle de ‘l’univers’ se poursuit tout au long de cette lettre en formant ainsi l’un des axes rhétoriques majeurs.
En installant la comparaison entre l’astronome et l’historien au cœur de son argumentation, ce sont des liens profonds entre astronomie et historiographie que James Henry Breasted active. Quelles en sont les traces aujourd’hui dans les collections archéologiques de l’institution ? Quelles histoires des sciences astrales dans les sociétés anciennes peuvent être construites à partir de ces collections ? Quelles sont aujourd’hui les significations possibles de ces récits, de ces histoires, pour les différentes communautés de Chicago, et au-delà ?
Ce sont ces questions que le chercheur Matthieu Husson a la chance d’explorer et de rendre visibles au sein d’une exposition temporaire consacrée à l’histoire de l’astronomie, prévue pour le printemps 2027. Cette opportunité s'inscrit dans le contexte plus large d’un partenariat stratégique entre le CNRS et l’université de Chicago, se concrétisant notamment par la création en 2025 d’un International Research Center (IRC) comprenant deux nouvelles unités de recherches du CNRS, l’une en physique quantique, l’autre en sciences humaines et sociales.
Les principales collections archéologiques de l’ISAC résultent de l’histoire des chantiers de fouilles et d’acquisition successifs. C’est au travers de l’histoire de ces collections, reflétant celle de l’institution, que le chercheur peut, à l’aide d’une littérature secondaire spécialisée, accéder aux différents objets qui témoignent de la présence des sciences astrales en leur sein. Puisque les questions posées concernent le lien entre l’histoire de l’astronomie et l’histoire de cette institution particulière, cette structuration des collections est essentielle et doit être problématisée et objectivée. Pour cela, Matthieu Husson s’appuie sur l’organisation muséographique de l’exposition permanente de l’ISAC qui reflète, partiellement au moins, la structure des collections. En outre l'exposition temporaire sera présentée dans un espace dédié situé dans le prolongement direct de l’exposition permanente. Bien qu’un accès direct à cet espace d’exposition temporaire soit possible, les visiteurs y accèderont probablement le plus souvent après avoir parcouru l’ensemble de l’exposition permanente, créant ainsi une sorte de contrepoint entre les deux espaces.
Les deux collections majeures de l’ISAC, au moins pour ce qui concerne les éléments liés aux sciences astrales, sont aussi celles qui sont au cœur de ce ‘croissant fertile’ si important pour l’institution : il s’agit des collections ‘égyptiennes’ et des collections ‘babyloniennes’. Elles formeront ensemble l’armature fondamentale de l’exposition temporaire accentuant ainsi les effets ‘d’échos’ entre les espaces d’exposition permanents et temporaires. Cette notion ‘d’écho’ et sa mise en évidence par l’organisation même de l’espace muséographique est essentiel pour ce travail. Elle sera également exploitée au sein de l’exposition temporaire pour mettre en évidence et souligner les nombreux points de contact et de contrastes existant entre les traditions de sciences astrales existant d’une part autour du Nil et d'autre part entre le Tigre et l’Euphrate.
Le premier arc narratif de l’exposition sera ainsi constitué d’une sélection d'objets provenant essentiellement de la collection égyptienne3. La première caractéristique de cette sélection est la grande diversité de types d’objets qu’elle comporte, le grand empan chronologique et géographique couvert. On y trouvera par exemple une clepsydre4 monumentale datant de l’époque ptolémaïque et provenant de la région de Memphis, à côté d’un petit instrument astronomique en bois destiné lui aussi à la mesure du temps datant de la xviiie dynastie égyptienne et provenant de Thèbes, soit au moins un millénaire et 600 kilomètres de distance entre ces deux objets. Cette diversité tout à fait impressionnante contraste avec une caractéristique générale de la collection notamment du point de vue du contexte funéraire et plus généralement religieux et politique des objets. Le petit instrument astronomique de bois et la clepsydre relèvent l’un et l’autre de ces contextes et n’ont donc probablement pas servi comme objet astronomique. Cette caractéristique souligne d’emblée les liens profonds et organiques entre les sciences astrales comme ensemble de savoirs et de techniques et les sciences astrales comme trame de récits collectifs plus généraux. Ainsi, une collection de figurines et d'amulettes représentant Taweret, divinité protectrice mi-femme mi-hippopotame, illustre de façon saisissante la manière dont l'expérience de la grossesse et de l'accouchement était intégrée à un système de croyances, relevant largement de la piété populaire, structuré autour d’une constellation circumpolaire5 proche de la Grande Ourse, encore mal identifiée à ce jour. À l’opposé du spectre de l’expérience humaine, le deuil est très largement identifié à une figure de la déesse Isis associée à l’étoile Sirius, cette fois dans le cadre de récits plus directement politiques car liés à la figure du Pharaon.
Le second arc narratif de l'exposition mettra en lumière une collection d'objets babyloniens. Contrairement à la diversité de la sélection égyptienne, celle-ci se caractérise, au moins pour l’instant, par une grande uniformité. Elle est majoritairement formée de tablettes cunéiformes d'Uruk, reflétant le travail de prêtres savants sur trois générations à la fin du premier millénaire avant notre ère. Parmi ces objets figurent des fragments des astronomical diaries, une collection d'observations astronomiques systématiques s'étendant sur près de sept siècles. Cette série est cruciale, car elle constitue la base observationnelle principale des traditions d'astronomie mathématique ultérieures autour du bassin méditerranéen, et ce, jusqu'à l'époque moderne. L'exposition inclura également des tablettes mathématiques permettant de prédire le comportement des objets célestes et les phénomènes associés (éclipses, rétrogradations). Ces procédures fondamentales ont d'ailleurs laissé des traces dans l'astronomie contemporaine, telle que l'utilisation des degrés, minutes et secondes. Enfin, une tablette de l'Enuma Anu Enlil illustrera la dimension politique de l'astronomie par l'interprétation des présages célestes, complétée par une sélection d'objets plus personnels comme des sceaux qui doit encore être faite.
Ces premiers travaux montrent ainsi clairement que les sciences astrales laissent une marque assez forte dans les collections de l’ISAC. Une marque qui, en outre, permet de montrer de quelle manière les sciences astrales étaient, pour les sociétés anciennes, à la fois des techniques, des savoirs et des récits qui co-construisent histoires humaine et céleste. Ces éléments de parallélisme entre les deux arcs feront également ressortir de manière nette les différences entre les deux collections d’objets.
Pour réaliser ce travail avec les objets, Matthieu Husson a été amené à construire non seulement avec les équipes de l’ISAC mais aussi plus largement avec différentes communautés académiques à Chicago un ensemble de collaboration qui, peu à peu, font émerger les histoires qui peuvent aujourd’hui se construire à partir de ces objets6. Ces propositions se matérialiseront de différentes manières à la fois au sein de l’espace d’exposition lui-même, par des objets spécifiques, les textes de présentations qui accompagneront les objets de l’exposition, mais aussi en dehors de l’exposition par le catalogue, les supports pédagogiques et les partenariats. Matthieu Husson a ainsi engagé un travail avec Kiersten Neuman à l’ISAC sur la provenance et les actes de conservation effectués sur les différents objets de l’exposition afin de montrer comment ces objets de sciences astrales sont aussi partie prenante de la construction des disciplines archéologiques, de conservations, de muséographies au sein de l’institution. L’historien travaille également avec Richard Kron, astronome et astrophysicien de l’université de Chicago, afin de construire avec lui un fil liant ces astronomies anciennes à l’astronomie contemporaine telle qu’elle a été pratiquée depuis sa fondation à l’université de Chicago. Le chercheur cherche enfin à construire d’autres connexions, en particulier avec les étudiants de l’université et avec la très dynamique scène artistique de Chicago, notamment parmi les artistes issus des communautés natives americans.
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Notes
- Il existe une importante littérature sur ces questions, pour un point de départ proche de James Henry Breasted, voir Emberling G. 2010, Pioneers to the Past, Oriental Institute of the University of Chicago.
- “It is needless to point out that the university teacher is as unable single-handed to cope with a situation like this as would be the astronomer to study the skies without his observatory or his staff. [...] A laboratory containing all the available early human records in systematically arranged archives is as necessary to a study of man’s career as an astronomical observatory with its files of observations and computations in the study of the career of the universe.” (James H. Breasted, Proposal for the Founding to the oriental institute submitted by James Henry Breasted to john d. Rockefeller JR., February 1919, Quoted from Geoff Emberling, Pioneers to the Past, 2010, 116).
- L’auteur remercie ici particulièrement Foy D. Scalf (ISAC) pour son aide sur cette partie du travail.
- À l'origine, la clepsydre est un instrument à eau qui permet de définir la durée d'un événement, la durée d'un discours par exemple.
- En astronomie, les constellations circumpolaires sont des constellations qui ne disparaissent jamais sous l’horizon du spectateur : elles restent visibles toute la nuit en toute saison.
- Il n’est pas possible ici de citer l’ensemble de ces collègues, dont certains ont déjà été mentionnés, mais il est indispensable de mentionner Laetitia Zecchini, qui dirige l’IRL Humanities + à l’université de Chicago et Marc E. Maillot qui dirige l’ISAC, sans lesquels rien ne serait possible.