Migrations, une odyssée humaine : une exposition inédite au musée de l’Homme

La Lettre Sociologie

#SCIENCES PARTAGÉES

Certificats de réfugiés et apatrides délivrés par l’OFPRA à partir de 1951. Ci-dessus des noms de réfugiées politiques de différents pays connus en France : le cinéaste Raoul Ruiz (Chili), la résistante Mélinée Manouchian (survivante du génocide arménien), la comédienne Maria Casarès (Espagne), le danseur étoile Rudolf Noureiev (Russie), l’artiste Christo Javacheff (Bulgare), le grand couturier Paco Rabanne (Espagne) © MNHN - J.-C. Domenech

Un point de départ, le décloisonnement de traditions de recherche en migration…

La recherche en sciences humaines et sociales sur les migrations contemporaines a pris une tournure de plus en plus interdisciplinaire ces trois dernières décennies, ce qui a eu pour effet de décloisonner les champs de recherche en ce domaine. Ce décloisonnement est indispensable à la compréhension d’un sujet aussi global, complexe et politiquement sensible que celui des migrations humaines. Depuis trente ans, la recherche en sciences humaines et sociales est aux avant-postes d’observation de grands bouleversements sociétaux dont on voit qu’ils se caractérisent par un faisceau de processus : une circulation rapide d’argent, d’information et de biens, une croissance des inégalités, une multiplication des conflits et une raréfaction des ressources à l’échelle globale, tandis que la mobilité des personnes fait l’objet d’un encadrement sécuritaire renforcé. Les sciences humaines et sociales ont produit d’importantes études au plus près des acteurs et des populations concernées, le plus souvent à partir d’enquêtes empiriques multisituées et collectives et en collaboration avec d’autres acteurs, notamment ONG et associations caritatives. L'une des conclusions les plus pertinentes de la littérature sur les flux migratoires actuels est leur variété et leur complexité. Les motifs au départ sont pluriels et se combinent (politique, économique, familial, éducationnel, environnemental…). En outre, les défis de la migration pour les individus semblent couvrir un large éventail de situations transcendant la dichotomie habituelle des mouvements forcés ou volontaires.

La genèse d’un projet d’exposition pluridisciplinaire

Dix disciplines composent le comité scientifique de l’exposition afin de mettre en évidence la grande diversification des migrations qui sont au fondement de l’origine de notre humanité. L’objectif premier de l’exposition « Migrations, une odyssée humaine » au musée de l’Homme à Paris est de partager auprès d’un large public un état fiable des connaissances actuelles et de proposer des clés de compréhension claires en prenant du recul. 

L’exposition est l’aboutissement d’un dialogue amorcé dès 2018 entre scientifiques du temps présent et de temps très anciens comme entre différentes disciplines, en sciences humaines et sociales et en sciences du vivant. Cette année-là, un premier travail d’écriture sur les migrations a réuni ce collectif, initié par le Muséum national d’histoire naturelle et publié sous la forme d’un Manifeste1. Plus tard, en 2021, la publication d’un second ouvrage collectif2 et un colloque international au Muséum questionnent : qu’est-ce qu’être un nomade au fil du temps, passé, présent et futur ? C’est autour de cette question que se conclut l’ouvrage et que s’ouvre le colloque avec Jean-Paul Demoule et Serge Bahuchet, sous le regard croisé d’un archéologue, d’un ethnologue et d’une sociologue. 

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« L’Europe et les migrants ». Dessin de Chappatte pour Neue Zurcher Zeitung am Sonntag, Zurich, Suisse, 2015 © Chappatte

L’exposition n’est délibérément pas chronologique. Au contraire, elle part du temps présent pour faire un pont avec la préhistoire aux échelles spatio-temporelles très différentes et invite le visiteur à se poser la question : quels enseignements majeurs les migrations contemporaines tirent-elles de cette plongée dans les origines de notre humanité commune ? 

Les préhistoriens nous enseignent que notre espèce, vieille de 300 000 ans, est la seule du genre Homo à avoir parcouru et à s’être installée sur l’ensemble des continents. La préhistoire couplée aux connaissances actuelles de la génétique et de l’archéologie nous enseigne ensuite que ces déplacements ont permis un brassage génétique et culturel ainsi qu’un transfert de techniques et de savoir-faire, d’animaux et de végétaux qui ont assuré la pérennité de notre espèce, et qui sont essentiels dans notre vie actuelle. Loin d’être un facteur de dilution de notre apparence, de notre génétique ou de notre culture comme on peut l’entendre, les migrations sont source de diversité.

Cette exposition permet ainsi de déconstruire de nombreuses idées reçues. Parmi elles, et non des moindres, celle de l’envahissement d’une population par une autre. Revenons à ce que nous disent les démographes et géographes. Aujourd’hui, les migrations internationales représentent 4 % de la population mondiale selon la statistique internationale des Nations unies ; soit 325 millions de migrants internationaux (sur les 8,2 milliards d’habitants), résidant depuis plus d’an dans un autre pays que celui où ils sont nés, pour tous motifs et tous statuts confondus. Le pourcentage progresse puisque les migrants internationaux étaient estimés à moins de 3 % en 1990 dans le monde. Mais cela reste un taux faible.Les migrations internes (à l’intérieur d’un pays) sont trois fois plus nombreuses que les migrations internationales. Et parmi les migrations internationales, la moitié d’entre elles sont intracontinentales. Sur le continent africain, elles atteignent même 80 % des migrations internationales. Les résultats de recherche nous apprennent aussi que les mouvements humains sont de plus en plus orientés Sud-Sud. Ils s’effectuent plus souvent dans les pays voisins, d’autant plus quand il s’agit de migrations humanitaires suite à des crises.

De leur côté, les généticiens démontrent que la migration et le brassage génétique qui en découle sont de puissants moteurs pour l’évolution de notre espèce, car parmi les nouvelles combinaisons de mutation, certaines fournissent une meilleure résistance aux maladies, un meilleur métabolisme aux populations qui les portent. Et face à l’idée reçue : « on va tous se ressembler ! », les généticiens répondent : c’est déjà fait… 99,9 % de la séquence ADN humaine est la même entre deux individus pris au hasard dans le monde. 

L’exposition tient en outre à présenter « la boîte à outils » de la démarche scientifique dans le respect déontologique du métier. Elle rappelle aux visiteurs l’importance d’une attention critique du scientifique quant à l’emploi et à la construction des termes, des chiffres et des cartes aujourd’hui. Qui les emploie ? Comment sont-ils constitués ? Dans quel objectif ? Et pour quelles conséquences ? Elle présente délibérément des hypothèses de recherche ouvertes. Par exemple : quid de la reconnaissance des réfugiés climatiques ou de la remise en question de la datation grâce à des découvertes préhistoriques et génétiques ?

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L’exposition met en avant de nombreux témoignages de personnes en situation de migration, et ponctue la visite de dispositifs interactifs et d’installations artistiques telle celle sur l’usage indispensable des téléphones mobiles en migration et de l’accès aux réseaux, au point que des chercheurs parlent de « e-migrants » © MNHN - J.-C. Domenech

Le format de l’exposition

Différents « savoirs » s’entremêlent : savoir académique, savoir artistique avec des œuvres qui délivrent un message complémentaire aux travaux de recherche et savoir expérientiel tiré des témoignages afin de donner la parole à celles et ceux qui sont en situation de migration, de souligner la complexité des situations, leur humanité, et de garder en mémoire que demain cela pourrait être nous… Des dispositifs interactifs ponctuent le parcours, tel celui « j’entre, j’accueille » qui poste le visiteur face à des critères sélectifs devant un « guichet administratif ». Des installations rappellent l’importance des usages numériques omniprésents en migration. Les outils numériques sont de plus en plus sophistiqués dans la sécurisation des frontières nationales, signe d’une perception dominante des migrations comme une menace pour la sécurité, au même titre que le terrorisme ou le trafic criminel. La révolution numérique a aussi profondément transformé le quotidien des migrants, leur socialisation, leur mobilisation politique à distance et leurs structures sociales. La relation familiale entre ici et là-bas peut désormais rester forte malgré l’absence et l’éloignement. La recherche en sciences humaines et sociales documente ainsi comment faire « famille transnationale » ou « couple à distance ».

Ses prolongements…

Outre le catalogue3 riche de trente contributions et de nombreuses iconographies, l’exposition trouve un prolongement sous la forme de médiations auprès de collégiens et lycéens organisées par le musée de l’Homme et des enseignants du secondaire. Le constat partagé est celui d’une très grande confusion dans le débat public sur ce sujet passionné, qui s’est d’autant plus développée par l’usage quotidien et instantané de nos outils numériques. Or la confusion générée par la diffusion sans filtre et tous azimuts de mauvaises informations peut être dangereuse et faire le lit d’idéologies extrémistes et de la xénophobie comme on le constate déjà. En ce sens, l’exposition et les activités de médiation ne cherchent pas à fermer le débat public. Au contraire, elles viennent l’ouvrir, éveiller la curiosité et susciter de nouveaux questionnements. L’exposition se conclut par une question ouverte que le débat public occulte : et pour vous, qu’est-ce que l’hospitalité ?

Sylvie Mazzella, directrice de recherche CNRS, Centre méditerranéen de sociologie, de science politique et d'histoire (MESOPOLHIS, UMR7064, CNRS / AMU / Sciences Po Aix)

Contact

Sylvie Mazzella
directrice de recherche CNRS, MESOPOLHIS

Notes

 

  1. Manifeste du Muséum. Migrations, 2018, coédition Muséum national d’Histoire naturelle / Reliefs Éditions.
  2. Averbouh A., Goutas N., Mery S. (dir.) 2021, Nomad lives - From Prehistoric Times to the Present Day, Muséum national d'histoire naturelle.
  3. Mazzella S., Verna C. (dir.) 2024, Migrations, une odyssée humaine, MNHN.