Produire un savoir empirique à distance

Lettre de l'InSHS International Anthropologie

Chargée de recherche CNRS à l‘Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux Sciences sociales, Politique, Santé (IRIS, UMR8156, CNRS / Inserm / EHESS / Université Sorbonne Paris Nord), Chowra Makaremi a obtenu, en 2018, un financement ERC Starting Grant pour le projet OFF-SITE - Violence, formation de l’État et politiques de la mémoire : une ethnographie hors-site de la violence post-révolutionnaire en Iran. Ce projet s’interroge, à partir du cas iranien, sur la manière d’étudier la violence quand l'accès au terrain est impossible. À travers l'anthropologie de l'État et de la violence, l'ethnographie des archives et l'utilisation des nouvelles technologies, ce projet souhaite expérimenter des méthodes transdisciplinaires dans la production d'études empiriques hors site, afin de combler une lacune importante dans la connaissance des années Khomeini en Iran (1979-1988) et sur la façon dont cet héritage réapparaît à travers les politiques de la mémoire aujourd'hui.

Pourquoi avez-vous postulé à l’ERC ?

Tout est parti d’une question de recherche qui m’occupe depuis dix ans : comment la révolution de 1979 en Iran s'est-elle transformée en régime théocratique de la République islamique ? Cette histoire a vraiment été peu étudiée jusqu'à présent, mais différents récits coexistent et circulent. En quoi ces différents usages du passé redéfinissent la citoyenneté et le rapport au politique aujourd’hui ? Pourquoi y a-t-il un manque de connaissance sur une décennie entière, alors que tant de choses ont été écrites sur la révolution iranienne ? Cela est lié aux conditions d’enquête. Il n'y a pas d'accès aux archives de l'État et aux données empiriques sur le terrain. Les enquêtes qualitatives sont très contrôlées (je rappelle que la chercheuse franco-iranienne Fariba Adelkhah est détenue à Téhéran depuis plus de deux ans maintenant). Certaines questions, comme celle citées plus haut, échappent même au domaine de l’« enquêtable » car interdites dans le débat public.

J’avais commencé depuis 2012 à mener des entretiens avec des acteurs exilés et à rassembler les archives alternatives qui permettent d’étudier la « longue » révolution iranienne (de 1979 à 1989). Je me suis rendue compte au fil des ans que c’était un travail qu’il faudrait pouvoir mener de façon plus exhaustive, mais cela représentait une tâche immense qui nécessitait d’être menée en équipe afin non seulement de collecter les données auprès d’une communauté diasporique éclatée dans le monde, de traiter ces données, mais aussi de produire une connaissance sous forme écrite et visuelle à partir de ces sources dans une perspective ethnographique. Or, il n’était pas simple de constituer un réseau de recherche car très peu de chercheurs et chercheuses en sciences sociales s’intéressaient à la question.

L’obtention d’un financement ERC était une stratégie pour rendre plus visible dans mes champs d’étude ces thèmes de recherche marginaux du fait de l’absence d’accès au terrain. Retourner cette faiblesse (l’absence d’accès au terrain) en un point de départ pour penser de nouvelles méthodes a été un moyen de surmonter cette difficulté, dans laquelle je me suis sentie bloquée des années. L’enjeu central était dès lors méthodologique et s’appliquait à d’autres contextes autoritaires au-delà du cas iranien : comment produire un savoir qui relève de l’ethnographie sur des terrains auxquels on n’a pas accès ? Cette question, actuelle et légitime depuis la pandémie, était loin d’être acquise lorsque j’ai rédigé mon projet en 2018.

Il s’agissait d’utiliser la légitimité et les ressources données par l’ERC pour tenter de changer la donne, en créant des opportunités de recherche à deux niveaux : dans l’immédiat, en recrutant des chercheurs et chercheuses et en constituant un réseau de recherche et, dans le futur, à travers la construction d’un portail numérique qui rendra les données accessibles dans leur ampleur et leur diversité.

Votre enquête parle de mémoires, et de mémoires des violences : comment renouveler les recherches sur ces questions, en suscitant l'intérêt des évaluateurs européens ?

Un des objectifs de mon projet est la création d’une base de données digitale qui décrit et analyse les « contre-archives » existantes de la révolution iranienne. J’ai souvent entendu que les archives digitales et les humanités numériques ont le vent en poupe, et que c’était un avantage pour le projet. Or, au contraire, mes évaluateurs ont manifesté une fatigue quasi-unanime pour un énième projet d’archives digitales, en faisant remarquer que notre travail de recherche consistait avant tout à produire des analyses !

Derrière mon projet, toutefois, il y a une réflexion théorique et méthodologique transdisciplinaire, au croisement des humanités numériques, de l’anthropologie de la violence et de l'ethnographie historique. Je propose d’observer, à distance, les terrains fermés contemporains (dictatures, conflits) à partir des nouvelles méthodes en micro-histoire développées par les historiennes féministes qui travaillent notamment sur l’esclavage et la violence coloniale. En effet, ces recherches saisissent des expériences subjectives de violence et étudient des événements et des groupes qui ont laissé peu de traces archivistiques, ou qui ont été documentés à travers les activités des pouvoirs répressifs. Ces méthodes créatives pour faire « parler » des archives minimes, qui portent notamment une grande attention à la question des affects et aux images, ne sont pas nouvelles en soi. Mais ce qui est propre au projet est de les mobiliser pour explorer une documentation de témoignages et de contre-investigation accessible grâce aux nouvelles technologies : ce que j’appelle les « contre-archives » de la violence. Il s’agit également de réfléchir aux enjeux éthiques et méthodologiques de l’usage de ces nouvelles technologies dans la collecte de ce matériau fragmenté et disséminé, et de travailler dans le champ des humanités numériques (modélisation des données et production de métadonnées) pour classer et rendre ce matériel d'archives accessible dans une base de données consultable. Par ailleurs, une attention de plus en plus grande est portée aux archives et documents visuels, qui constituent une part importante de notre corpus et des formes de documentations contemporaines de la violence.

Quels conseils donneriez-vous aux chercheurs qui souhaitent se lancer dans la préparation d’un ERC Starting Grants ?

D’abord, il faut être sûr qu’au-delà du prestige et de la reconnaissance, une bourse ERC est vraiment ce que l’on veut. Nous avons la chance d’avoir au CNRS un statut pérenne nous permettant de nous consacrer à nos recherches. Une ERC me semble utile si on a besoin d’une équipe, de collaborations transdisciplinaires impliquant des moyens, de prestations comme la construction d’une base de données ou la visualisation de données, etc. Si ce n’est pas le cas, mon constat est que la gestion de projet ERC freine la recherche plutôt qu’elle ne la promeut : surcharge administrative, rapports hiérarchiques primant sur la réelle collaboration intellectuelle, logique de gestion de projet… Je dirais que se lancer dans un projet de Starting Grant ne vaut la peine que si l’on a un objectif de recherche qui nécessite cette forme particulière de projet. Cet objectif peut parfois mettre des années à mûrir, mais s’il est présent, alors la question de savoir si l’on « tient » une bonne question de recherche est déjà toute réglée !

Il est très important pour se préparer d’être bien accompagné. Beaucoup échanger avec ses collègues et amis permet non seulement de tester et affiner ses idées, mais aussi d’apprendre à les formuler simplement et rapidement, et d’intégrer les critiques pour renforcer sa réflexion ou anticiper les discussions lors de l’oral. Avoir d’une part des modèles écrits de candidatures, d’autre part les rapports d’évaluation sur ces candidatures est d’une aide inestimable. Pour l’oral, il faudrait pouvoir multiplier les oraux blancs, en gardant à l’esprit que l’échange se fera avec un jury non-spécialiste dans notre champ précis, et qu’il s’agit donc d’être clair plutôt que pointu.

Contact

Chowra Makaremi
Anthropologue à l'l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux Sciences sociales, Politique, Santé (Iris)