Retraduire Mein Kampf

La Lettre Histoire

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Florent Brayard est historien, directeur de recherche au CNRS, membre du Centre de recherches historiques (CRH, UMR8558, CNRS / EHESS). Ses travaux ont porté dans un premier temps sur l’histoire du négationnisme. De 2015 à 2021, il a dirigé l’équipe d’historiens et de germanistes en charge de l’édition critique française de Mein Kampf. Co-dirigé par Andreas Wirshing, l’ouvrage est paru en 2021 sous le titre : Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf (Paris, Fayard).

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Une exposition présentant, à l’occasion des Jeux olympiques de Berlin en 1936, toutes les traductions autorisées de Mein Kampf.
L’édition française de 1934 est omise, puisqu’il s’agit d’une édition pirate © National Archives and Records Administration, College Park

Pour les grands chefs-d’œuvre de la littérature mondiale, la chose est entendue : tout le monde s’accorde sur la nécessité de procéder de loin en loin à leur retraduction. Ainsi, on ne compte plus les versions françaises de Shakespeare, de Goethe ou de Dostoïevski. Chacune essaie de coller au mieux à la langue du temps, hésitant entre celle en usage au moment où l’auteur écrivait et celle dans laquelle baigne le traducteur. Pour ce dernier, se confronter à de telles œuvres constitue un défi dont il espère se sortir par le haut, en proposant une traduction qui, sur un point au moins, serait supérieure aux précédentes : par sa fidélité, son élégance ou sa finesse. Suivant les époques, d’ailleurs, c’est plutôt telle ou telle de ces caractéristiques qui aura été recherchée, tant il est vrai que la manière dont on a envisagé l’acte de traduction a profondément évolué au cours des dernières décennies.

Mein Kampf ne peut à l’évidence pas être considéré comme faisant partie du patrimoine littéraire mondial. Pourtant l’ouvrage de Hitler, publié en deux tomes en 1925-1926, a fait l’objet presque un siècle plus tard, en 2021, d’une nouvelle traduction française1 , la première étant parue peu de temps après l’accession au pouvoir de son auteur, en 19342 . On ne sait trop ce dont il conviendrait de s’étonner : qu’une simple source historique, même d’une importance considérable, ait elle aussi finalement fait l’objet d’une telle retraduction ou bien qu’il ait fallu l’attendre si longtemps. Concernant ce dernier point, l’explication est évidente : le copyright du dictateur allemand avait été transmis par les autorités américaines d’occupation au ministère bavarois des Finances qui décida d’interdire purement et simplement toute republication. Ce faisant, il ne se contenta pas d’entraver une éventuelle retraduction, il empêcha surtout l’élaboration d’une édition critique en bonne et due forme, permettant de prendre connaissance du brûlot de Hitler en disposant de toutes les informations nécessaires pour tenir à bonne distance ce discours aussi pernicieux que nauséabond.

En 2016, soixante-dix ans après la mort de son auteur, Mein Kampf est tombé dans le domaine public, en application des lois européennes régissant la propriété intellectuelle : cette édition critique qui faisait tant défaut allait pouvoir enfin voir le jour. À Munich, l’Institut für Zeitgeschichte — qui avait entre autres publié une série de dix-sept volumes rassemblant tous les discours et écrits de Hitler entre 1925 et 1933, hormis donc le seul livre publié de son vivant — avait, pour relever ce défi majeur, constitué depuis plusieurs années une équipe permanente de quatre historiens et mobilisé le reste de ses équipes, dont l’expertise en matière de publication de sources était internationalement reconnue. Côté français, ce sont les éditions Fayard qui, en prévision de la fin du copyright, avaient esquissé leur propre dispositif scientifique et incidemment commandé une nouvelle traduction intégrale à Olivier Mannoni3 , traducteur de premier plan particulièrement investi dans l’historiographie du nazisme.

On le comprend bien : proposer une nouvelle traduction n’aurait pas justifié en soir une telle entreprise. La précédente, aux Nouvelles éditions latines, était certes vieillie et ici ou là défaillante, mais, à la différence d’autres traductions étrangères parfois très partielles, elle avait du moins le mérite d’être intégrale. L’un dans l’autre, elle avait rempli son rôle. Ce qui importait, c’était avant tout d’entourer la prose hitlérienne d’un ensemble de paratextes permettant à la fois de le contextualiser et de le soumettre à la critique la plus sévère, en relevant l’ensemble de ses innombrables erreurs, demi-vérités et francs mensonges. Au bout du compte, l’appareil critique et les introductions générale et de chapitres font, dans l’édition critique française, tripler la taille du volume. Pour autant, puisqu’une nouvelle traduction était en cours, l’équipe scientifique rassemblée autour du projet et comprenant une dizaine d’historiens et germanistes français et allemands était décidée, de conserve avec le traducteur, à procéder en la matière de façon rigoureuse ou même, pourrait-on dire, implacable.

Il s’agit là en quelque sorte d’un problème éthique. Dictateur le plus sanguinaire du XXe siècle, Hitler a défiguré l’Europe et changé pour le pire l’idée même que nous nous faisons de notre humanité. Il se trouve qu’il était aussi un écrivain exécrable, ce dont avaient convenu à l’époque même certains de ses partisans les plus fanatiques. À sa décharge, il avait quitté l’école à 15 ans et vécu jusqu’à son engagement sous les drapeaux, dix ans plus tard, une existence alternant oisiveté et précarité, pleine de chimères et d’échecs. Mein Kampf est donc un livre particulièrement mal écrit, boursouflé, répétitif, souvent amphigourique. L’ouvrage est pourtant d’une ambition folle, puisqu’il prétend expliquer, en alternant logiques conspirationnistes et suprématistes, l’histoire du monde depuis l’Antiquité, son fonctionnement présent et les cours très différentiés qu’il serait susceptible de suivre à l’avenir, en fonction de l’orientation politique et raciste de ses leaders. C’est un livre-monde, mal maîtrisé, saturé de digressions, qui s’égare et passe le plus souvent son lecteur par pertes et profits.

Le réflexe le plus naturel, dès lors, aurait été de faciliter l’accès à ce livre difficile en gommant ses aspérités lors de la traduction, en corrigeant ses expressions impropres, en fluidifiant son rythme heurté. C’est ce à quoi s’astreint le plus souvent le traducteur, d’une main plus ou moins habile, dans un souci conjoint de son lecteur et de l’auteur qu’il traduit. Une telle amélioration aurait constitué dans le cas présent une faute morale : cela serait revenu à faire de Hitler un meilleur écrivain en français qu’il ne l’était en allemand. Le parti inverse a donc été pris : veiller à offrir au lecteur français une expérience qui serait en tout point analogue à celle d’un lecteur germanophone d’aujourd’hui se plongeant dans cette somme indigeste rédigée un siècle plus tôt par un autodidacte et se trouvant à même, ce faisant, d’en mesurer jusqu’aux faiblesses formelles. Il fallait donc aller à l’encontre d’une certaine conception du « bien traduire » et offrir au lecteur une prise de contact plus rugueuse, puisque rugueuse était la prose de Hitler. Et c’était bien ce livre-là, après tout, avec ses innombrables défauts et sa grandiloquence parfois involontairement comique, qui, rien qu’en Allemagne, fut imprimé à une douzaine de millions d’exemplaires jusqu’en 1945 et qui, pendant une douzaine d’années, servit de « Bible » à un régime raciste et criminel passé dans l’histoire sous le nom de IIIe Reich.

La démarche adoptée pourrait ainsi être qualifiée de « sourciste », en ceci que la version française cherche à suivre le texte original au plus près, jusque dans ses défauts. Olivier Manonni a revu son premier jet dans ce sens, fournissant un deuxième état qui a ensuite été intégralement révisé par l’équipe scientifique. Retraduire Hitler de cette manière, c’était en premier lieu s’abstenir de couper en deux ou trois ces phrases interminables et alambiquées dans lesquelles même le lecteur allemand a parfois du mal à se retrouver. À l’évidence, mieux scander les différentes propositions réunies dans une seule phrase aurait eu un effet d’élucidation repoussé par l’équipe scientifique. Le choix a été fait de laisser au lecteur le soin de reconstituer par lui-même ce que Hitler veut dire derrière ses constructions bancales. De la même manière, l’équipe est allée à rebours du style littéraire français qui, traquant les répétitions, veille autant que possible à remplacer le vocable répété par des synonymes : il a été décidé à l’inverse de reproduire ces répétitions, qui pouvaient tout autant résulter d’un choix stylistique de l’auteur, habitué à scander ses discours, que d’une maladresse non corrigée. L’équipe a également essayé de rendre le plus grand nombre possible de particules modales, telles que aber, doch, mal ou schon. Dans la mesure où elles n’ont pas de véritable équivalent en français, les traducteurs les omettent le plus souvent, ce qui aurait pu être un choix éditorial si Hitler, par rapport à ses contemporains, n’avait pas abusé de leur emploi : son style allait vers la lourdeur, la saturation ; il fallait en trouver un équivalent pour la version française. Dans le même ordre d’idées, les niveaux de langue ont été scrupuleusement respectés, si bien qu’en français comme en allemand, le vulgaire vient parfois soudain gâter l’emphase.

On pourrait multiplier les développements sur les choix techniques de traduction, mais il semble préférable en conclusion de se pencher sur les effets de ce type-là de traduction sur le lecteur. En premier lieu, on reconnaîtra bien volontiers que le but recherché n’a jamais été de lui faciliter la lecture. En conséquence de quoi, la nouvelle traduction, parce qu’elle est implacablement fidèle à l’original, réserve plus d’inconfort que la traduction historique de 1934. Pour autant, le souci du lecteur demeure au centre des autres composantes de l’ouvrage, dans l’imposant appareil critique adapté de l’édition de l’Institut für Zeitgeschichte4 et dans les vingt-sept introductions inédites de chapitres qui lui fournissent toutes les informations nécessaires et de nombreuses pistes de réflexion pour mieux déconstruire le discours du dictateur nazi. Mais il y a un autre aspect. Le respect rigoureux de la prose hitlérienne a empêché que celle-ci, passant en français, ne se trouve toilettée — ou pour mieux dire modernisée. Le lecteur français se trouve ainsi confronté à un bloc de prose qui, par son propos certes mais également par son style — c’est-à-dire par la manière qu’il a, avec des mots, d’appréhender la réalité —, renvoie à un passé lointain, révolu et presque impénétrable. C’est entre autres à cela que renvoie le verbe historiciser, choisi pour le titre de l’édition critique : rendre à l’histoire, affirmer que cela appartient désormais à l’histoire. 

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À gauche : L’édition originale du premier volume de Mein Kampf, publié en 1925. À droite : La première édition critique française, Historiciser le mal (2021) © Fayard Les deux livres sont reproduits à l'échelle.

 

  • 1Brayard F., Wirsching A. 2021, Historiciser le mal. Une édition critique de Mein Kampf, Fayard.
  • 2Hitler A. 1934, Mon Combat, Nouvelles Éditions latines.
  • 3Mannoni O. 2022, Traduire Hitler, Éditions Héloïse d’Ormesson.
  • 4Hartmann C., Plöckinger O., Töppel R., Vordermayer T. (éd.) 2016, Hitler, Mein Kampf. Eine kritische Edition, Institut für Zeitgeschichte.

Contact

Florent Brayard
Directeur de recherche au CNRS, Centre de recherches historiques (CRH)