Théâtre, musique et danse aux XVIIe-XVIIIe siècles. Le programme européen de recherche PerformArt sur les archives des familles aristocratiques romaines

Lettre de l'InSHS International Arts et littérature

#À L'HORIZON

Dans le cadre du projet PerformArt, financé par l’ERC et hébergé au CNRS en partenariat avec l’École française de Rome, une équipe internationale et interdisciplinaire d’une trentaine de personnes a enquêté pendant six années sur les arts du spectacle à Rome au xviie et au xviiie siècle à partir des archives des familles romaines. Anne-Madeleine Goulet, directrice de recherche au Centre d’études supérieures de la Renaissance de Tours (CESR, UMR7323, CNRS / Université de Tours / Ministère de la Culture) et directrice du projet, expose ici le bilan de ces six années de travail (2016-2022).

L’équipe PerformArt au palais Fronteira de Lisbonne, 14 octobre 2019 © Hervé Landuré

Le programme de recherche PerformArt a porté sur les arts du spectacle à Rome entre 1644 et 1740 du point de vue de l’histoire matérielle, sociale, économique et politique. Nous avons déplacé l’attention des commandes des commissions papales pour l’art et l’architecture vers les nombreux spectacles de théâtre, de musique et de danse financés par les principales familles aristocratiques de l’époque. Par le passé, la recherche s’était concentrée sur le mécénat d’un pape, d’un cardinal ou d’un prince en particulier. Notre objectif a été de remplacer cette approche fragmentée par une vision plus large de la scène culturelle romaine, qui ne privilégie pas un art en particulier, mais qui considère plutôt la musique, le théâtre et la danse comme des éléments d’un même environnement artistique. Nous nous sommes concentrés sur onze familles, soit environ la moitié des grandes familles aristocratiques romaines de l’époque : les Aldobrandini, Borghese, Caetani, Chigi, Colonna, Lante della Rovere, Orsini, Ottoboni, Pamphilj, Ruspoli et Vaini. Les archives de familles ont été croisées avec des archives notariales et institutionnelles, comme celles des académies, des établissements d’enseignement et des théâtres.

Le polycentrisme qui caractérisait la Ville éternelle, où coexistaient la cour pontificale, les cours de la noblesse locale et celles des diplomates venus de l’Europe entière, favorisait la création artistique. La période que nous avons étudiée fut marquée par une concurrence intense entre les familles, qui rivalisaient entre elles par le biais du mécénat artistique pour consolider ou maintenir leur statut, et obtenir une influence politique. L’étude de ce mécénat, qui engageait un volet des activités sociales de l’époque qui était tout sauf marginal et dont l’importance s’accrut dans la seconde moitié du xviie siècle, imposait de surmonter trois difficultés. Tout d’abord comment transformer en données exploitables des textes, objets, faits, institutions et individus très divers ? Ensuite, comment relever le défi d’écrire l’histoire des spectacles passés, dont les sources anciennes ne permettent de se faire qu’une idée très parcellaire ? Comment, enfin, analyser l’économie des spectacles du xviie et du xviiie siècle à travers des catégories propres à leur époque, sans leur imposer le prisme déformant de notre vision moderne ?   

Clavecin construit par Mattia De Gand (ca 1685) © Museo Civico de Trévise

Notre base de données, qui propose un modèle d’agrégation des données nouveau dans le domaine des arts du spectacle, rassemble toutes les données significatives recueillies dans le cadre du projet. L’équipe d’Huma-Num s’apprête à la mettre en ligne sur un site ouvert à tous. La base comprend quelques 6 000 transcriptions de documents d’archives ainsi que les fiches descriptives de 8 000 personnes, 260 collectivités ou institutions, 280 realia, 200 documents iconographiques, 1 600 œuvres musicales ou théâtrales, 1 600 événements-spectacles et 1 200 lieux. Afin d’optimiser la recherche d’informations, l’équipe a construit également un thésaurus de 2 300 descripteurs en partenariat avec le Nuovo Soggettario de la Bibliothèque Nationale Centrale de Florence, qui est un système d’indexation par sujet à destination des bibliothèques, des archives et des centres de documentation italiens et qui, jusqu’à maintenant, ne comportait pas de volet dédié aux arts du spectacle envisagés sous l’angle historique.

À partir du très riche matériau qu’a produit l’enquête collective, l’analyse a été conduite principalement dans deux directions. Était-il possible de développer un modèle d’analyse des spectacles de l’Ancien Régime qui ne se limite pas à l’étude des textes et des partitions ? À partir des traces qui nous sont parvenues (livrets, documents comptables, plans de scène, mentions dans des journaux…), nous avons envisagé ces événements dans leur globalité, de leur élaboration à leur réception, ce qui a permis de poser des questions que nous n’aurions pas envisagées si nous avions pris chaque élément séparément. Cet axe de recherche a donné lieu à l’élaboration d’un premier ouvrage collectif paru en 2021 : Spectacles et performances artistiques à Rome (1644-1740) : Une analyse historique à partir des archives des familles aristocratiques1 .

Notre approche a également mis en lumière un réseau étonnamment diversifié d’acteurs, interconnectés sur le plan familial, amical et professionnel. La commande de spectacles, qui nécessitait des soutiens financiers et techniques variés, déclenchait une cascade d’activités qui impliquaient des artisans spécialisés et généraient une véritable économie du spectacle. Il importait donc de replacer ces spectacles dans le système général de la magnificence aristocratique qui prévalait alors, ce qui invitait à prendre en compte les conditions matérielles et économiques dans lesquelles ils furent conçus et réalisés, et à considérer les commandes artistiques sous l’angle d’une éthique de la dépense. Ce second aspect de notre recherche a conduit à l’élaboration d’un ouvrage de trente chapitres, dont la rédaction est aujourd’hui terminée2 .

Ces deux importants ouvrages collectifs complètent les nombreux articles publiés ces dernières années par les membres du projet qui ont exploité la documentation rassemblée dans notre base de données.

  • 1Goulet A-M., Domínguez J. M., Oriol É. (dir.) 2021, Spectacles et performances artistiques à Rome (1644-1740) : Une analyse historique à partir des archives des familles aristocratiques, Publications de l’École française de Rome. https://books.openedition.org/efr/16344
  • 2Goulet A-M., Berti M. (dir.), Noble Magnificence : Cultures of the Performing Arts in Rome, 1644-1740, Brepols, à paraître.
Enregistrement du Concerto madrigalesco d’Ercole Bernabei (1669) par l’ensemble Faenza (dir. Marco Horvat). Les musiciens sont réunis autour de Franck Jaffrès, ingénieur du son, dans la sacristie de l’église Notre-Dame de Trédrez-Locquémeau (août 2022). © Clara Morice

Notre enquête archivistique a permis de documenter des centaines d’événements-spectacles, qui marquèrent la vie sociale de l’époque. L’analyse de milliers de documents comptables et de leur rôle dans le processus de production, l’identification des opérations que ces documents enregistraient et la reconstitution du système bancaire qui permettait aux familles de financer leurs spectacles ont apporté la preuve que ces productions étaient alors au cœur des activités sociales. Le projet a ainsi contribué à une meilleure compréhension des dynamiques de légitimation politique par la richesse et les arts, qui constituent l’épine dorsale des histoires familiales des élites romaines. L’analyse comparative de cas très divers a permis de mettre en évidence, sinon un modèle, du moins un mode opératoire commun aux grandes familles. L’étude de la scène romaine des arts du spectacle de l’époque a finalement offert des comparaisons intéressantes avec l’activité culturelle aujourd’hui sur des thématiques aussi diverses que la naissance de l’esprit d’entreprise, la notion de consommation culturelle ou encore l’importance des transferts culturels à l’échelle européenne.

L’équipe comptait vingt-deux chercheurs et chercheuses et quatre archivistes, issus de huit pays d’Europe, deux experts en archivistique, un informaticien et deux personnels administratifs. Sur les quinze contrats de travail qui ont été lancés au sein de PerformArt, les quinze personnes, à l’issue de leur participation au projet, ont trouvé un poste (CDI ou CDD).

En outre, nos recherches ont donné lieu à la réalisation de deux CD. La Capella Tiberina (dirigée par Alexandra Nigito) a enregistré, sur un clavecin construit par Mattia De Gand à Rome vers 1685, restauré en 2017 par Graziano Bandini et conservé au Museo Civico de Trévise, un programme de cantates pour voix de basse de Bernardo Pasquini, (L’Ombra di Solimano, Brilliant Classics, 2022). Plus récemment, l’ensemble Faenza (dirigé par Marco Horvat) a enregistré l’intégralité du Concerto madrigalesco a tre voci diverse d’Ercole Bernabei, offert à Flavio Orsini, un des chefs de famille romains les plus importants qui en favorisa la publication en 1669 (EnPhases, mars 2023). Un concert de sortie du disque aura lieu le 15 avril 2023 à 20 h à la Christuskirche de Paris, au 25, rue Blanche.

En septembre 2023, une demande de Proof of Concept sera déposée auprès de l’ERC. Il s’agira de développer, à partir du répertoire d’événements de notre base de données, une application touristique pour smartphone qui proposera un parcours historique et musical dans la ville de Rome. Lorsqu’on sait qu’environ douze millions de touristes se rendent à Rome chaque année, cette valorisation du projet pourrait toucher un nombre conséquent de personnes.

PerformArt

Couverture du premier ouvrage collectif réalisé dans le cadre du projet

Contact

Anne-Madeleine Goulet
Directrice de recherche CNRS, Centre d’études supérieures de la Renaissance de Tours