Trois questions à Béatrice Hibou, sur les travaux de Fariba Adelkhah

Lettre de l'InSHS Anthropologie

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Anthropologue, directrice de recherche à Sciences Po et membre du Centre de recherches internationales (Ceri, UMR7050, CNRS / Sciences Po Paris), Fariba Adelkhah est retenue prisonnière en Iran depuis le 5 juin 2019. Pour l’InSHS, Béatrice Hibou, directrice de recherche CNRS au Ceri et membre active du Comité de soutien à Fariba Adelkhah, revient sur le parcours scientifique de cette chercheuse, parfaite connaisseuse de l’Iran, son pays natal.

En tant qu’anthropologue, sur quelles thématiques travaille Fariba ? On parle d’elle comme d’une anthropologue du voyage : peut-on en savoir plus ? Quelles sont ses méthodologies et sa pratique du terrain ?

On ne peut pas limiter l’anthropologie de Fariba à la question du voyage. Plus largement, elle travaille sur les transformations sociales post-révolutionnaires en Iran, mais aussi dans l’Afghanistan contemporain. Sa démarche relève tout à la fois de l’anthropologie sociale, de l’anthropologie culturelle et notamment religieuse, et de l’anthropologie politique. Elle a d’ailleurs été recrutée par un laboratoire qui est voué à l’étude du politique à l’échelle internationale.

Sa thèse a porté sur une catégorie spécifique de femmes révolutionnaires qui ont trouvé dans l’islam, et notamment dans la pratique du voile, un mode d’affirmation dans la société. L’une de ses thématiques majeures est précisément l’« être en société » (adam-e ejtemai) qui, dans le cadre des transformations de l’Iran au xxe siècle, s’efforce de mettre en harmonie la vie privée, notamment familiale, et la participation à la société : le port du voile a pu être, pour de jeunes femmes révolutionnaires, une forme de composition entre le zâher (extériorité) et le bâten (intériorité). En bref, ce qui caractérise la démarche de Fariba Adelkhah, c’est l’attention qu’elle porte, sans aucun regard normatif, sur le changement social en Iran, tout au long du xxe siècle et notamment après la révolution.

Elle est une chercheuse de terrain hors pair, se concentrant sur les pratiques sociales, sans préjugés, sans a priori théoriques ou idéologiques, mêlant une vraie empathie et une distance souvent très ironique. Ce qui l’a souvent rendue gênante d’un point de vue politique, tant aux yeux des tenants du régime qu’à ceux de son opposition. Fariba Adelkhah a, en particulier, une compréhension intime de la société populaire iranienne, y compris de sa religiosité qu’elle ne sur-interprète jamais de manière culturaliste mais dont elle sait restituer la sensibilité, chose rare chez des universitaires d’origine iranienne souvent prisonniers du roman national et du paradigme positiviste de la sécularisation.

Son anthropologie du voyage, y compris celle du pèlerinage, doit être comprise de la sorte et est une récusation puissante du nationalisme méthodologique. Le voyage n’est cependant pas seulement un déplacement physique ; c’est aussi pour Fariba Adelkhah un cheminement permanent au cours duquel le terrain lui sert à faire, défaire et refaire sa problématique et, peut-être plus encore, sa démarche. Ce voyage-cheminement, constitué de détours et de chemins buissonniers, moments où l’on sort de son sujet pour mieux y revenir, est aussi l’expression de sa passion pour la recherche. Pour elle, le voyage n’est pas le lointain et l’exotique, et le terrain n’est pas l’ailleurs, c’est au contraire le proche et l’intime.

Comment peut-on dire que les travaux de Fariba s’inscrivent dans la thématique de l’anthropologie en partage ? Comment, à votre avis, se saisit-elle de cette notion de partage dans ses approches et ses analyses ?

À cheval sur la société iranienne et sur la société française, parfaitement biculturelle, Fariba Adelkhah est un partage à elle toute seule ! Y compris par sa compréhension et sa maîtrise du savoir et de la sensibilité religieuses, en particulier dans sa dimension khorassanaise (province dont sa famille est originaire), qui porte des courants spécifiques de l’islam, dont le philosophe islamo-révolutionnaire Ali Shariati a été une expression parmi d’autres, et qui constitue par ailleurs une marqueterie humaine façonnée par des circulations pluriséculaires. Fariba Adelkhah est une chercheuse qui est parfaitement à l’aise aussi bien dans la pensée de Simone de Beauvoir, dont elle avait lu Le deuxième sexe dans sa traduction persane alors qu’elle vivait encore à Téhéran, et dans celle d’Ali Shariati, fils d’un clerc, ayant fait ses études de sociologie à la Sorbonne, auteur en particulier de Fateme est Fateme, le livre culte du féminisme islamique iranien (et qui lui-même avait dialogué avec Frantz Fanon).

Mais cette anthropologie du partage, chez Fariba Adelkhah, passe aussi par une formidable qualité d’écoute de ses interlocuteurs sur le terrain, par une observation souvent participante  — par exemple, en tant que pèlerine à Damas et à la Mecque — et par son association avec des universitaires du cru, iraniens ou afghans. Elle a souvent tenu à co-publier avec ceux-ci et a toujours veillé, quand cela était possible, à les inviter à des réunions scientifiques en Europe. Le grand colloque qu’elle avait organisé au Ceri avec le concours du Fonds d’Analyse des Sociétés Politiques (FASOPO) et de l’Agence française de développement (AFD), « Trente ans de République : mouvement social et construction d’une sphère publique en Iran », en juin 2008, avait été un modèle du genre. On y avait vu, dans un casting parfois surréaliste, dialoguer des ayatollahs et des militants iraniens dédiés à la cause LGBT. Il faut également citer le numéro spécial de la Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée (REMMM) – Guerre et terre en Afghanistan –  qui réunissait des chercheurs et chercheuses occidentaux et afghans et qu’elle a pris soin de faire traduire en pachtoune avec le soutien de l’Ambassade de France à Kaboul.

Être anthropologue, est-ce nécessairement prendre des risques ?

Qu’est-ce que le risque ? Le problème, c’est la construction ou la perception souvent très politique, idéologique et bureaucratique du risque. Beaucoup de terrains en Europe ou dans les sociétés industrialisées ne sont pas exempts de risques. Fariba n’est pas en prison parce qu’elle a pris des risques particuliers, mais parce que les autorités politiques ont jugé utile de la prendre en gage, ainsi que son collègue Roland Marchal, à des fins de marchandage ou selon des logiques qui n’ont rien à voir avec l’anthropologie et qui sont d’ordre politico-diplomatique.

Être anthropologue, et plus généralement chercheur en sciences sociales, en Iran comme dans la plupart des pays de la région, est en soi un risque, dans des régimes étrangers à l’idée de liberté scientifique, mais aussi dans des sociétés que la mise en dépendance coloniale ou para-coloniale a traumatisées et qui, de facto, ont été observées, voire espionnées, par des chercheurs en sciences sociales et des archéologues à une époque où ces disciplines n’étaient pas encore « critiques » et avaient souvent partie liée avec leurs autorités politiques, notamment dans le contexte colonial.

Cette violation de la liberté scientifique par des pays autoritaires, qui ne voient souvent dans la recherche sur leur société qu’« espionnage », « propagande contre le régime » ou « atteinte à la sûreté nationale » (pour reprendre les accusations contre Fariba Adelkhah), ne doit pas nous faire oublier que, dans le même temps, Fariba Adelkhah s’est à plusieurs reprises vu refuser un visa par les États-Unis alors qu’elle y était invitée par des universités prestigieuses — et ce bien qu’elle soit citoyenne française, du simple fait de son origine iranienne. Au-delà du Moyen-Orient, la Chine constitue une menace très préoccupante pour l’université et la recherche, du fait de sa répression interne, et à l’étranger, par le biais d’une surveillance tatillonne de ses étudiants et de mesures de rétorsion à l’encontre de leur famille. Mais aussi par le truchement de ses financements dont nombre d’établissements occidentaux sont devenus dépendants et qui accueillent des Instituts Confucius idéologiquement très orientés.

Fariba Adelkhah est intrépide et indépendante d’esprit, mais elle n’a jamais été une tête brûlée. Simplement, elle était consciente de ce risque d’arrestation, ne serait-ce que parce que les autorités iraniennes lui avaient confisqué son passeport à plusieurs reprises. Cela ne l’a jamais dissuadée d’exercer son métier et sa vocation en Iran. En Afghanistan, les risques qu’elle a pris étaient d’un autre ordre, puisqu’elle a fait du terrain en pays hazara, dans la région de Bamyan, en traversant des zones plus ou moins contrôlées par les talibans, sans compter les risques d’attentat à Kaboul. Enfin, il y a des risques dont on ne parle jamais : celui des maladies dans des pays où l’hygiène publique a ses limites ; et, plus trivialement, celui de la conduite kamikaze des chauffeurs sur des routes très dangereuses…

Le Comité de soutien à Fariba Adelkhah

Le Comité de soutien à Fariba Adelkhah (initialement également à Roland Marchal) a été créé en octobre 2019 et est composé d’universitaires français et internationaux, notamment européens. Il a mis en avant la catégorie de « prisonnière scientifique » pour la différencier des « prisonnières politiques », notamment dans l’objectif de ne pas être récupéré par l’opposition iranienne. C’est aussi pourquoi le comité s’interdit certaines actions, comme les manifestations devant l’ambassade d’Iran à Paris.

Le Comité de soutien a appris sur le tas car, composé de collègues des deux chercheurs, aucun d’eux n’avait une expérience en la matière. Les opérations menées depuis plus de deux ans maintenant ont essentiellement été des opérations scientifiques et culturelles. Elles ont été parfois traditionnelles : diffusion de communiqués ; recherche et obtention de motions de soutien du monde académique et d’associations professionnelles ; installation de banderoles sur les universités et les lieux publics, à l’instar des mairies ; travail avec les journalistes. Mais le comité a évité d’autres modes habituels comme les pétitions, jugées totalement inefficaces dans ce cas. En revanche, il a cherché à innover en organisant des manifestations en musique, en danse ou avec des clowns, en réalisant des clips montés à partir de vidéos prises sur des téléphones portables, en réalisant des livres électroniques et en valorisant les poèmes ou collages réalisés en prison par Fariba. Il a également organisé un séminaire régulier « Sociologie et anthropologie sociale du politique : penser en pensant à elle et avec elle », réunissant des chercheurs et chercheuses qui présentent leurs travaux en lien avec des thématiques ou des démarches développées par Fariba Adelkhah.

Dès le départ, le Comité de soutien a été constitué à partir du réseau européen du FASOPO, ce qui lui a donné une dimension internationale et a permis de bénéficier de ses apports intellectuels, notamment la réalisation, toujours en cours, de la « caravane de la liberté scientifique » dont les étapes, en France et en Europe, analysent des points particuliers des risques du métier et des atteintes à la liberté scientifique. Ce sont ces connexions internationales qui ont également permis à Fariba de recevoir des distinctions, à l’instar du doctorat honoris causa de l’Université de Genève.

Enfin, le comité a tenu à avoir des contacts réguliers avec le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères dès lors que le travail diplomatique existe, mais il a toujours revendiqué son autonomie.

Toutes les activités du comité sont à retrouver en ligne.

Contact

Béatrice Hibou
Directrice de recherche CNRS, Centre de recherches internationales (Ceri)