Trois questions à... Françoise Barret, Élisabeth Calandry et Claire Péricard, sur la volonté de sortir de l’oubli des femmes anthropologues et conteuses invisibilisées

Lettre de l'InSHS Anthropologie

#TROIS QUESTIONS A...

Françoise Barret, Élisabeth Calandry et Claire Péricard, sur la volonté de sortir de l’oubli des femmes anthropologues et conteuses invisibilisées. Nanette Lévesque, Suzy Platiel, Alice Taverne… Ces anthropologues et conteuses, trop souvent méconnues, sont mises à l'honneur par des conteuses de l’Association Professionnelle des Artistes Conteuses et Conteurs (APACC). Françoise Barret, Élisabeth Calandry et Claire Péricard, membres de la commission égalité de l’APACC, reviennent sur la démarche entreprise pour sortir de l’oubli les travaux de ces femmes chercheuses.

Comment accéder aux récits oraux collectés auprès de femmes ?

Depuis sa création en 2010, l’Association Professionnelle des Artistes Conteuses et Conteurs (APACC) interroge la place des femmes dans le monde des contes. Au-delà des problématiques du métier de conteuse qui n’échappe pas aux inégalités de genre présentes dans l’ensemble de nos sociétés, ni aux stéréotypes hérités dans les histoires elles-mêmes (princesses endormies, marâtres et autres sorcières infréquentables…) se pose la question de la transmission des paroles de femmes : comment accéder à ces paroles ? Y a-t-il une spécificité de ces récits ?

Nous avons organisé des journées de réflexion et des colloques pendant lesquels artistes, chercheurs et chercheuses, acteurs divers du renouveau du conte ont partagé leurs savoirs et leurs expériences. Lors d’une conférence en mars 2017, Jean-Loïc Le Quellec nous a interpellées sur la difficulté d’accéder aux récits oraux collectés par des femmes anthropologues, ethnologues ou folkloristes (« Les anthropologues ont-ils mauvais genre ? Mythes et identités sexuées » accessible sur le site de l’APACC. L’invisibilisation, l’oubli, la disparition font leur œuvre ici comme ailleurs. Les raisons sont diverses. Dans un travail de terrain ethnographique, ce sont des femmes qui, la plupart du temps, étudient la vie des femmes et recueillent leurs paroles. Mais les freins à la publication, à la diffusion ou à la reconnaissance de leur travail rendent très souvent les résultats de leurs enquêtes inaccessibles. Concernant les personnes collectées, elles s’effacent souvent derrière leur collecteur qui devient « auteur ». On parle des contes de Grimm ou de ceux de Perrault, mais qui sont les personnes auprès desquelles ont été recueillies ces histoires ? Souvent des femmes…

Conteuses, anthropologues, folkloristes… Qui et où sont-elles ?

La commission égalité de l'APACC s’est donnée pour mission de partir à la recherche de ces femmes chercheuses, et de les sortir de l’oubli. Elle a ouvert un chantier pour mettre en lumière, pour valoriser ces « anthropologues, folkloristes, conteuses, collecteuses d’hier et d’aujourd’hui » invisibilisées d’une manière ou d’une autre : en rassemblant des informations, en identifiant des archives personnelles et professionnelles, des thèses non publiées, et des docteures en sciences humaines et sociales qui se sont éloignées de leurs recherches ; en enquêtant aussi sur ces femmes qui ne se sont pas senties légitimes, ces nombreuses épouses-collaboratrices qui se sont effacées derrière leurs époux.

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Alice Taverne en 1930, ethnologue, collecteuse, créatrice du musée portant son nom à Ambierle (42) @ Musée Alice Taverne Ambierle

L’accès à de nombreux travaux serait très précieux pour les conteurs et conteuses d’aujourd’hui, qu’il s’agisse de ceux d’Ariane de Félice, anthropologue, sur les méthodes de mémorisation des contes de Haute Bretagne1 , et de son collectage auprès d’Eupharie Pichon (1863-1950), de la thèse d’Isabelle Grange sur les femmes ornithomorphes (soutenue en 1981), ou encore du collectage de Lydia Gaborit sur les contes de Noirmoutier… Certaines femmes ont emprunté des voies parallèles pour partager leurs collectes. Alice Taverne (1904-1969), autodidacte, se passionnait pour les coutumes de son pays d’origine et a recueilli les traditions et les récits dans le pays d’Ambierle (Loire). Sa collection de toutes sortes d’objets lui a permis de créer à Ambierle un musée tout à fait original, chaque pièce présentant un aspect de la vie rurale de l’époque. Célibataire par choix, elle y a consacré toute son énergie et sa maigre fortune. Enfin, citons Suzy Platiel, ethnolinguiste maintenant retraitée, dont l’immense travail sur l’utilisation des contes dans l’éducation chez les Sanan (Burkina Faso) est un support tout à fait passionnant pour les conteurs et conteuses d’aujourd’hui. Elle-même est engagée depuis quarante ans pour la défense du conte comme outil d'éducation permettant de recréer le lien social.

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Édition commentée du répertoire de Nannette Lévesque (1803-1880)
collecté par Victor Smith (1826-1882), Gallimard

Quels outils, quelles stratégies pour visibiliser les travaux de ces femmes ?

Dans un premier temps, Wikipédia nous a semblé une bonne entrée, puisque cette encyclopédie libre et collaborative est la première qui s’offre au public dans la plupart des moteurs de recherches. Nous nous sommes formées auprès des sanspagEs, blog dédié spécifiquement à éditer dans l’encyclopédie des articles sur les femmes (ici comme ailleurs sous représentées), et nous avons créé un espace préparatif à la publication (Espace collaboratif de travail sur Wikipedia). Si ce chantier reste ouvert, il présente deux écueils : s’il paraît simple de faire une correction ou un ajout à un article2 , le monde wikipédien s’est donné des règles précises de rédaction, de gestion globale des données accessibles mondialement, toutes sortes de garde-fous et d’outils qui ne sont pas simples à intégrer pour un ou une néophyte. Par ailleurs, pour qu’un article soit publié, il faut que la personne qui en fait l’objet soit citée dans au moins trois sources secondaires. C’est-à-dire qu’on ait parlé d’elle dans des articles nationaux, des livres… ou que cette personne ait reçu des prix… Et voilà le serpent (la serpente ?) qui se mord la queue, car justement, de ces femmes, on n’en parle pas ! D’où un second chantier mis en place : en même temps que nous rassemblons des informations sur ces femmes, nous préparons des articles qui peuvent être publiés sur différents supports, articles qui à terme permettront à ces femmes d’avoir leur page sur Wikipédia. La Grande Oreille, revue des arts de la parole, nous soutient dans cette initiative et publiera dans sa prochaine édition, en janvier 2023, notre premier article sur Nannette Levesque. Née dans une famille de paysan sans terre en Haute-Loire au début du xixe, elle est louée très jeune pour travailler dans les fermes. C’est là qu’elle engrange les histoires qu’elle enrichit en devenant conteuse et chanteuse itinérante. Fait exceptionnel, la totalité de son répertoire a été collecté et publié. 

Ce chantier est immense. Si notre travail de conteur et conteuse nous amène à faire de nombreuses recherches et à puiser dans les sources et les livres, ce n’est pas notre cœur de métier. Quiconque le souhaite peut nous aider à avancer sur ce projet. Nous organisons des réunions en visio-conférence pour partager et échanger. Si vous souhaitez y participer, il suffit de nous envoyer un mail. Cette même adresse recevra vos découvertes et remarques. Anthropologues et chercheurs et chercheuses souhaitant soutenir ce projet collaboratif d’une manière ou d’une autre sont les bienvenus !

Propos recueillis par Frédérique Fogel, directrice de recherche CNRS au Laboratoire d'ethnologie et de sociologie comparative (LESC)

  • 1Ariane de Félice a soutenu en 1957 sa thèse d’État, Essai sur quelques techniques de l'art verbal traditionnel, Paris, 842 p.
  • 2Attention : pour des questions de protection personnelle et depuis son propre ordinateur, il est impératif, avant de faire la moindre correction, de créer son compte sous un pseudonyme.

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