Trois questions à Frédéric Keck, sur l’exposition « Micro-Mondes. Vivre Avec Les Petits Êtres »
#Trois questions à…
Frédéric Keck est directeur de recherche CNRS au Laboratoire d’anthropologie sociale (LAS, UMR7130, CNRS/Collège de France/EHESS). Ses travaux, au croisement de l’histoire des sciences, de la sociologie des risques et de l’anthropologie de la nature, le conduisent à mener des enquêtes ethnographiques sur les crises sanitaires liées aux maladies animales. Il s’intéresse plus généralement aux normes de « biosécurité » appliquées aux humains et aux animaux, et aux formes d’anticipation qu’elles produisent à l’égard des catastrophes sanitaires et écologiques. Médaillé de bronze du CNRS en 2011, il a dirigé le département de la recherche et de l’enseignement du musée du quai Branly entre 2014 et 2018. Il est le commissaire de l’exposition « Micro-Mondes. Vivre Avec Les Petits Êtres » présentée au musée du quai Branly - Jacques Chirac du 8 juin au 22 septembre prochain.
Pourquoi avoir fait le choix d’une exposition sur le thème des microbes, « petits êtres » et microorganismes ? En quoi est-ce un sujet d’anthropologie sociale et culturelle ?
Le musée du quai Branly souhaitait initialement faire une exposition sur les épidémies, mais c’est un sujet difficile à traiter avec des collections d’objets ethnographiques. Je me suis alors demandé si l’on pouvait considérer ces objets comme des façons d’entrer en relation avec des « petits êtres », c’est-à-dire des êtres dont l’échelle les rend insaisissables pour les humains. D’où l’idée de montrer en même temps un piège à termites, une boîte de grillon, une natte à fourmis et le microscope de Louis Pasteur. Dans cette perspective, les « microbes » représentés à travers la distance du dessin ou de la photographie sont seulement une des façons d’entrer en relation avec les « petits êtres » qui nous entourent pour mieux vivre avec eux en nous plaçant à leur échelle. La maladie nous signale que nous avons mal accordé nos relations aux microbes, et le microscope permet d’y adapter des traitements comme les vaccins ou les antibiotiques. À travers un regard anthropologique, les « chasseurs de microbes » ne sont pas très éloignés des chamanes qui inventent des dispositifs pour rendre visible l’invisible et interagir avec lui en se mettant à bonne distance.
Mais cette exposition ne montre pas seulement des objets ethnographiques qui intéressent l’anthropologie par leur dimension rituelle. Elle dialogue aussi avec l’histoire de l’art et des sciences pour poser les questions : quelle révolution du regard a favorisé l’émergence de la microbiologie ? En quoi la mise à distance des microbes résonne-t-elle avec d’autres représentations réalistes ou objectives du monde ? Y a-t-il alors d’autres façons de représenter ces « micro-mondes » pour répondre non pas à la peur des maladies, mais à l’émerveillement devant leur diversité ?
Qu’est-ce que les microbes nous révèlent sur l’humain ?
Les microbes sont des êtres ambivalents pour les humains qui les rencontrent. Ils leur rappellent qu’ils ne sont pas au centre de la création, mais seulement une espèce parmi d’autres, une niche écologique à occuper qui est, pour beaucoup d’entre eux, une « impasse ». En même temps, la capacité des humains à connaître et contrôler les microbes leur donne un sentiment de puissance, la possibilité de voir le monde sur plusieurs échelles. C’est pourquoi ils suscitent un mélange de peur et d’émerveillement. La peur vient de ce que des microbes qui ne sont pas adaptés au système immunitaire suscitent des réactions catastrophiques : il faut alors comprendre l’écosystème à travers lequel mutent les microbes entre différentes espèces pour comprendre comment ils arrivent aux humains. L’émerveillement vient de la diversité des formes des microbes, qui ont évolué bien avant l’apparition de l’espèce humaine et qui continuent à évoluer à travers elle, en l’aidant à s’adapter à des environnements changeants. C’est ce que montrent les recherches sur le microbiome qui cartographient la diversité microbienne dans et hors de l’organisme humain. L’exposition montre cette ambivalence, notamment à travers les œuvres d’artistes contemporains qui illustrent, par la peinture ou l’ordinateur, la capacité de prolifération des microbes, comme Hervé di Rosa et Joseph Nechvatal, tout en les soumettant à des techniques de contrôle, comme la reproduction en verre pour Luke Jerram, le dessin pour Fabrice Hyber ou le papier goudronné pour Lawand.
Concrètement, comment s’organise l’exposition ? Qu’y montrez-vous ?
La première partie montre la peur que suscitent les microbes et les tentatives de contrôler cette peur par une mise à distance objective. Après une première vitrine qui compare les dispositifs de capture des insectes et des microbes, on présente des dessins et des photographies de microbes pris dans l’histoire de la microbiologie, en les mettant au regard d’autres façons de les représenter. Les peintures et dessins d’Eugène Gabritchevsky ont été une source d’inspiration pour cette exposition, car ce fils de bactériologiste russe, spécialiste des mutations des mouches à l’Institut Pasteur de Paris et à l’Université Columbia de New York, a passé la deuxième moitié de sa vie dans un hôpital psychiatrique en Suisse à représenter ses visions, ce qui a conduit Jean Dubuffet à l’inclure dans sa collection d’« art brut ». On peut rapprocher ces visions à la fois des peintures très précises de Louis Pasteur et des peintures de paysages dans l’art aborigène d’Australie.
La deuxième partie montre des façons plus positives de vivre avec les microbes, en partant de la fermentation qui est utilisée par un grand nombre de sociétés pour fabriquer de l’alcool. Une vitrine montre comment l’art d’agrandir les microbes est entré dans la culture populaire au xixe siècle à travers des diapositives de microphotographies de diatomées de l’océan et des modèles en pierre construits à partir de microfossiles appelés foraminifères. On suggère ainsi que les microbes, souvent perçus dans l’urgence de l’épidémie, permettent également d’entrer dans la longue durée de la géologie, dont ils indiquent les transformations.
L’exposition se termine par une carte des risques d’infestation des objets du musée par les insectes : on veut ainsi signaler au visiteur du musée du quai Branly — Jacques Chirac que les objets dont il est entouré peuvent être considérés comme vivants, car ils hébergent des « petits êtres » qui font l’objet d’une surveillance pour pouvoir continuer à vivre avec eux. C’est aussi une façon de réhabiliter les savoirs des sociétés qui les ont fabriqués et qui utilisaient ces objets en relation avec de petits êtres invisibles.