Trois questions à Laurence Roulleau-Berger et Mirna Safi, sur les enjeux de l’ouverture internationale de la sociologie

Lettre de l'InSHS Sociologie

#TROIS QUESTIONS À

Laurence Roulleau-Berger est directrice de recherche CNRS au sein du laboratoire Triangle : Actions, discours, pensée politique et économique (UMR5206, CNRS / ENS de Lyon / Sciences Po Lyon / Université Lumière Lyon 2). Spécialiste en sociologie urbaine, en sociologie économique et en sociologie des migrations, elle a proposé dès 2006 une réflexion épistémologique sur l’invention de la « sociologie post-occidentale ». Elle est la co-autrice de l’ouvrage Handbook of Post-Western Sociology: From East Asia to Europe, à paraître prochainement aux Éditions Brill. Associate Professor à Sciences Po, Mirna Safi est directrice du Centre de recherche sur les inégalités sociales (CRIS, UMR7049, CNRS / Sciences Po Paris). Ses travaux portent sur l'immigration, les inégalités ethniques et raciales, les discriminations et ségrégations. Ses recherches actuelles portent sur les effets de l'immigration sur la stratification ethnoraciale dans la société française, sur les politiques antidiscriminatoires au travail, et envers la minorité ethnique, et sur la mobilité résidentielle et le choix de la localisation. Pour la Lettre de l’InSHS, les deux chercheuses ont accepté de réfléchir aux enjeux de l’ouverture de la sociologie, qu’il s’agisse des apports des recherches à l’international ou de l’internationalisation des recherches.

Vous avez noué de multiples collaborations avec l’Asie. En quoi ont-elles influé sur votre itinéraire de chercheuse ?

Laurence Roulleau-Berger – Des années 1980 aux années 2000, j’ai développé mes recherches dans les champs de la sociologie urbaine, économique, des migrations sur des terrains français. Parallèlement à cela, je me suis toujours intéressée à la société chinoise, étant aussi diplomée de chinois de l'Inalco. Je me suis rendue pour la première fois en Chine en 1979, l’année de l’ouverture ; je ne pourrai toutefois pas reprendre les routes chinoises avant 2002. À partir de ce moment-là, je décide de conduire des recherches en Chine sur la thématique Migration, ségrégation urbaine et emploi, tout en continuant mes recherches en France. L’année 2006 sera décisive dans ma trajectoire intellectuelle : en qualité de Visiting Scholar à l’Institut de sociologie de l’Académie des Sciences Sociales de Chine à Pékin (CASS), je réalise tout ce que nous devons savoir de la sociologie chinoise et la nécessité d’interroger les hégémonies des sciences sociales occidentales à partir du point de vue de la Chine. Il apparaît très clairement que les sciences sociales nées dans les mondes occidentaux ont perdu leur hégémonie, qu’il y a eu une sorte d’indécence épistémique éthique et politique dans les mondes occidentaux à ignorer les sciences sociales non-occidentales.

Il me semble d’abord très important de faire connaître la nouvelle sociologie chinoise, travail conduit en 20081 . Puis, avec les sociologues chinois de la CASS, des universités de Pékin, de Tsinghua et de Shanghai, nous tracerons les contours d’un espace de dialogue entre sociologie chinoise et européenne. Je m’engagerai ensuite dans une réflexion sur la désoccidentalisation des sciences sociales2 , puis j’en viendrai à parler de  sociologie post-occidentale. Il m’apparaît important d’ouvrir un dialogue à parts égales en sciences sociales avec des pensées non-occidentales en posant la question de la justice épistémique3 . Depuis 2006, dans le cadre d’un processus de coopération scientifique intense avec des sociologues chinois et français, nous avons produit une sociologie post-occidentale, une sociologie non-hégémonique et critique ; les sociologues coréens et japonais nous ont rejoints dans ce travail d’invention scientifique depuis une dizaine d’années.

À partir d'une réflexion épistémologique, vous avez donc proposé de développer une « sociologie post-occidentale ». Qu’est-ce que cela signifie et quelles sont les perspectives ouvertes par cette « sociologie post-occidentale » ?

Laurence Roulleau-Berger – Les épistémologies du Sud ont été produites par des chercheurs et chercheuses en sciences sociales basés dans les pays du Sud et du Nord. Depuis plus de trente ans, dans des forums régionaux, des intellectuels de Chine, de Corée et du Japon discutent continuellement des modes de production des autonomies épistémiques dans la perspective de produire une  ré-orientalisation d’un Orient occidentalisé en développant de nouvelles théories situées. Il m’est apparu alors moins pertinent de penser la pluralité des provinces du savoir que de penser les modes de formation des continuités et les discontinuités, les agencements et les disjonctions entre des lieux de savoir situés dans des contextes sociétaux différents, de faire travailler les écarts et les proximités entre les pensées occidentales et non-occidentales en co-présence4 . J’ai posé l’hypothèse d’une révolution scientifique silencieuse qui impose des détours, des déplacements, des retournements, des conversions en sociologie à partir de la production d’une épistémologie partagée avec les sociologues chinois ; nous avons produit une sociologie post-occidentale pour faire dialoguer dans un rapport d’équivalence des concepts communs et des concepts situés dans les théories européenne et chinoise5 6 .

La sociologie post-occidentale invite à se placer sur un continuum épistémologique où coexistent the Western-West, the non-Western-West, the Western East, the Eastern East, the non-Eastern East, and the re-Easternized East ; le défi de la sociologie post-occidentale est d'établir un véritable dialogue entre eux, de coproduire des savoirs créolisés. Dans la sociologie post-occidentale, nous produisons une écologie de la connaissance où diverses formes de connaissances peuvent interagir et être articulées à travers des cosmovisions du monde et de différentes civilisations. La sociologie post-occidentale naît, d’une part, de la multiplication d’autonomies épistémiques vis-à-vis des hégémonies occidentales et, d’autre part de la production d’assemblages conceptuels entre sociologies d’Europe et d’Asie en créant les conditions de production d’un processus de pollinisation croisée7 . La fabrique de la sociologie post-occidentale impose cinq étapes de travail scientifique :

  1. Comprendre les traditions, héritages et controverses scientifiques.
  2. Identifier des savoirs situés et des niches de connaissances.
  3. Appréhender la circulation des savoirs et des nouveaux universalismes.
  4. Repérer les sociologies transnationales et les savoirs communs.
  5. Co-produire des connaissances sociologiques et enjeux de créolisation.

Plusieurs ouvrages ont été publiés dans les champs de la sociologie des migrations, la sociologie économique, la sociologie environnementale et la sociologie urbaine à partir de regards croisés sur les théories européennes et chinoises dans le cadre de la réalisation de plusieurs programmes de recherche8 .

En quoi ces nouvelles perspectives de recherche permettent-elles de renouveler les recherches empiriques de sciences sociales en Occident et dans d’autres aires culturelles ?

Laurence Roulleau-Berger – La sociologie post-occidentale n'utilise pas les différences, mais les écarts/intervalles entre  les pratiques et les théories des sociologies chinoise et européenne. Elle renouvelle largement la façon de produire des enquêtes empiriques en sciences sociales dans la mesure où elle s’appuie sur doing fieldwork together à partir d’une posture non-hégémonique, anti-piratique. La méthodologie post-occidentale signifie une sociologie multi-située qui s’appuie sur un travail de terrain conjoint dans une pluralité d'espaces, de situations, de contextes et de temporalités. Les sociologues d’Europe et d’Asie travaillent ensemble pour définir des situations de terrain communes dans les différents contextes. Est alors posée la question des modes de la co-production des savoirs, des agencements et des disjonctions entre différents lieux du savoir qui se construisent à partir de pratiques des sciences de terrain en sociologie. Pour co-produire une théorie métisse, chercheurs et chercheuses d’Europe et d’Asie mobilisent une sociologie multi-située et partagée.

Nous produisons donc des dispositifs méthodologiques pour développer des pratiques de travail de terrain multi-situées et contextualisées, afin de favoriser la mise en lumière des connexions et les disjonctions entre les différents récits sociétaux. Dans le cadre du paradigme post-occidental, les sociologues européens et asiatiques ont défini ensemble des situations de terrain communes depuis dix ans déjà dans les programmes de recherches. Des équipes de chercheurs et chercheuses français, chinois et japonais mènent des enquêtes de terrain ensemble en Asie et en Europe, partagent leurs expériences de terrain, confrontent leurs façons de faire de la sociologie, et produisent des analyses croisées sur les matériaux d’enquête afin de co-produire une théorie post-occidentale9 . Ils discutent des modes de mobilisation de concepts européens en les resituant dans les traditions sociologiques européenne, chinoise, japonaise, coréenne. Les  croisements de regards, de pratiques d’enquête et de concepts favorisent alors un processus de production de savoirs hybrides, créolisés.

Dans la sociologie post-occidentale la théorie méthodologique et la posture de terrain ne sont pas pensées à partir de la notion d’aire culturelle spécifique puisqu’elle se construit à partir d’expériences de terrain partagées, de regards et d’analyses sociologiques croisées. On ne raisonne pas en termes d’aires culturelles, mais à partir d’une sociologie multi-située, non-hégémonique où le dialogue théorique méthodologique l’emporte sur l’idée de disjoindre, dissocier, comparer des terrains situés en Asie ou ailleurs.

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Les approches et outils méthodologiques de la sociologie tendent-ils à s’uniformiser à l’échelle internationale, ou bien les spécificités nationales ou régionales demeurent-elles importantes ?

Mirna SafiJe ne suis pas sûre que l’uniformisation soit le terme le plus approprié. La sociologie est une science sociale très hétérogène. Cette diversité est palpable non seulement dans la panoplie des thématiques traitées dans la discipline, mais aussi dans la multitude des approches paradigmatiques et méthodologiques des sociologues, y compris dans les départements des universités les plus réputées dans le monde. On peut aussi sans doute parler de spécificités nationales dans la mesure où certaines écoles de pensées ou les travaux de certains et certaines sociologues continuent de marquer et d’inspirer leurs collègues formés dans leur pays ou région. Il ne me semble pas toutefois que les spécificités nationales soient les sources les plus importantes de la diversité intrinsèque à la discipline. Je dirais aussi que cette diversité, y compris dans sa composante nationale, ne me semble pas menacée dans la mesure où la discipline n’aspire pas à adopter ni un cadre théorique unifié ni des méthodes proprement sociologiques. On peut toutefois parler d’un espace où la sociologie est davantage internationale, c’est-à-dire un espace concentrant des débats théoriques et méthodologiques qui forment un ensemble cohérent et se nourrissent mutuellement. Ces débats reposent sur des travaux mobilisant des données, des enquêtes et tous types de sources issues de contextes nationaux et régionaux ou, plus généralement, de contextes sociaux différents. Cet espace international qui s’est sans doute élargi ces dernières décennies se cristallise dans les revues très sélectives et à haute visibilité qui publient des travaux en langue anglaise, comme c’est le cas aujourd’hui pour l’ensemble du champ scientifique. Il s’agit aussi d’ouvrages publiés par des presses universitaires des universités mondialement reconnues notamment parce que la recherche y occupe une place capitale, qu’ils soient écrits directement en anglais ou traduits. Il me semble que l’existence d’une telle sphère est centrale à toute approche scientifique. Après tout, la science — fût-elle sociale et contextualisée — est intrinsèquement transnationale, dans la façon dont elle se produit et dont ses résultats se diffusent. J’ajouterais qu’il s’agit là d’une tendance structurelle des sciences sociales qui ne concerne pas uniquement la sociologie.

Quelle est la part des recherches tournées vers l'international dans la sociologie française ? Vous semble-t-elle suffisante ?

Mirna SafiMême si je n’ai pas les moyens de quantifier cette part, j’observe que les travaux des chercheurs et chercheuses formées en France sont de plus en plus tournés vers l’international. Entendons-nous bien sur l’expression ; il s’agit donc de travaux qui sont présentés, discutés, publiés, etc. dans des conférences et des revues internationales. On ne peut que s’en réjouir, car cela signifie que ces collègues ont vu leurs travaux expertisés et validés par les pairs les plus reconnus dans leur champ d’études au-delà des frontières nationales. Force est aussi de constater que cette tendance à l’internationalisation n’entrave aucunement la circulation en France de la connaissance produite par les sociologues que cela soit dans des supports scientifiques ou dans le débat public. Ce diagnostic est peut-être biaisé par le fait que je suis moi-même immergée dans un centre de recherche qui pratique, promeut et cherche à transmettre une sociologie fortement tournée vers l’international tout en restant ancrée dans le contexte de la société française contemporaine. J'ai pleinement conscience que cette orientation est inégalement partagée en France, et qu’elle reste sensiblement moins développée que chez certains de nos voisins européens.

Quelles sont les difficultés principales que rencontrent les chercheurs et chercheuses pour déployer ce type de recherche ? Comment ces recherches pourraient-elles être mieux encouragées ?

Mirna SafiLa première difficulté et la plus importante est la disponibilité du temps et des moyens de la recherche. La recherche est un processus long. Un article publié dans une revue de premier plan en sociologie doit être au point théoriquement et méthodologiquement et doit présenter une contribution nouvelle et utile à l’ensemble du champ concerné. Parvenir à produire ce type de recherche est extrêmement chronophage. S’il existe une activité où l’on doit pouvoir se donner tout le temps nécessaire, c’est bel et bien la recherche. Quand les chercheurs et chercheuses ont leur temps professionnel complètement phagocyté par des tâches où leur valeur ajoutée est moindre, comme les tâches administratives, cela est très problématique. L’enseignement est une tâche extrêmement complémentaire à la recherche, mais cette complémentarité repose sur un équilibre fragile qui doit absolument veiller à préserver le temps pour la recherche. En plus du temps, il faut aussi bien sûr des moyens financiers. La recherche de pointe repose sur des processus de collecte et d’exploitation de données innovants et parfois très coûteux. Si ces coûts restent bien moins importants dans les sciences sociales, il faut tout de même garantir une bonne distribution de ces moyens à l’ensemble des chercheurs. En plus de ces contraintes matérielles que sont le temps et les moyens financiers, la promotion d’une culture de la recherche internationale propre à nourrir les vocations des jeunes chercheurs et chercheuses reste primordiale. Cette culture doit être davantage portée par les départements de sociologie et les unités de recherche, mais elle doit aussi être fortement soutenue par les universités et tous les établissements d’enseignement supérieur et de la recherche. L’essentiel se joue à cet égard dans nos écoles doctorales. Nos jeunes sociologues produisent des recherches de très grande qualité; il faut les inciter davantage à les adresser à une audience internationale tout en leur donnant les moyens pour qu’ils et elles puissent présenter leurs travaux et les publier en Europe et au-delà.

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  • 1Roulleau-Berger L., Guo Y., Li P., Liu S. (dir) 2008, La nouvelle sociologie chinoise, CNRS Éditions.
  • 2Roulleau-Berger L. 2011, Désoccidentaliser la sociologie. L’Europe au miroir de la Chine, Éditions de l’Aube. 走出西方的社会学 traduit en chinois aux Social Sciences Academic Press社会科学文献出版社(中国), 2014.
  • 3Roulleau-Berger L., Li P. (eds) 2012, European and Chinese Sociologies : a new dialogue, Brill Publishers.
  • 4- Xie L., Roulleau-Berger L. (eds) 2017, The fabric of sociological knowledge, Beijing University Press. - Roulleau-Berger L., Li P. (eds) 2018, Post-Western Sociology. From Europe to China, Routledge Publishers.
  • 5Roulleau-Berger L. 2016, Post-Western Revolution in Sociology. From China to Europe, Brill Publishers.
  • 6Le Laboratoire International Associé (LIA) Sociologie Post-Occidentale en Europe et en Chine, créé en 2013, a résulté d’un travail de coopération très soutenu et très productif depuis 2006 entre l’Institut des sciences humaines et sociales du CNRS, l’ENS de Lyon et l’Institut de Sociologie de l’Académie des Sciences Sociales de Chine (CASS), les départements de sociologie de l’université́ de Pékin, de l’université de Shanghai et de la School of Social and Behavioral Sciences de l’université́ de Nankin. Le programme du LIA s’est arrêté fin 2020 et a été renouvelé en janvier 2021 à travers la création d’un Advanced International Laboratory avec les mêmes partenaires français et chinois. Le LIA/IAL est dirigé par Li Peilin pour la partie chinoise et Laurence Roulleau-Berger pour la partie française.
  • 7Roulleau-Berger L., Li P., Kim S.K., Shujiro Y. (eds) 2023, Handbook of Post-Western Sociology. From East Asia to Europe, Brill Publishers, à paraître en mars 2023.
  • 8- Li P., Roulleau-Berger L. (eds) 2013, China’s Internal and International Migration, Routledge Publishers. - Roulleau-Berger L., Liu S. (eds) 2014, Sociologies économiques française et chinoise : regards croisés, ENS Éditions. - Li P., Roulleau-Berger L. (eds) 2016, Ecological Risks and Disasters-New experiences in China and Europe, Routledge Publishers. - Roulleau-Berger L., Liu N. 2018, Temporalités chinoises et “compressed” modernités, Temporalités, n°26. - Liu S., Roulleau-Berger L., Zhang W. (eds) 2020, 开放边界的经济社会学, The expansion of Economic Sociology 中国社会科学学术出版社, Social Sciences academic Press China.
  • 9- Roulleau-Berger L., Yan J. 2017, Travail et Migration. Jeunesses Chinoises à Paris et à Shanghai, Éditions de L’Aube. - Roulleau-Berger L., Liu Y. (dir) 2021, Sociology of migration and Post-Western Theory, ENS Éditions - Roulleau-Berger L. 2021, Young Chinese Migrants, Compressed Individual and Global Condition, Brill Publishers. - Roulleau-Berger L., Su L. 2022, Chinese Sociology of Youth, Brill Publishers.

Contact

Laurence Roulleau Berger
Directrice de recherche CNRS, Triangle : Actions, discours, pensée politique et économique
Mirna Safi
Associate Professor à Sciences Po, Centre de recherche sur les inégalités sociales