Trois questions à… Patrick Le Galès, sur son ouvrage Handbook of Global comparative urban research et les différents acquis en matière de recherche urbaine

Lettre de l'InSHS Sociologie

#TROIS QUESTIONS À...

Directeur de recherche au CNRS en sociologie, science politique et études urbaines et professeur à Sciences Po, Patrick Le Galès est membre du Centre d'études européennes et de politique comparée (CEE, UMR8239, CNRS / Sciences Po Paris). Ses recherches portent notamment sur la sociologie urbaine/économie politique urbaine dans les grandes métropoles et les villes européennes. Il a co-dirigé, en 2023, la publication d’un ouvrage de référence dans le champ des études urbaines comparatives : le Handbook of Comparative Global Urban Studies. Il a reçu en 2018 la médaille d’argent du CNRS.

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Quels sont les principaux acquis des recherches urbaines ces dernières années présentés dans cet ouvrage ? Qu’ont à dire les sciences sociales à ce sujet ?

La recherche urbaine a d’abord connu les transformations qui ont des effets sur la grande majorité des objets de recherche des sciences sociales, notamment :

  1. La dénationalisation de l’autorité politique et les processus de mondialisation ont ouvert la voie à la multiplication des circulations, des flux d’idées, d’humains, d’argent, de pollution, de virus. Ceci a ouvert le jeu et a permis la formation d’acteurs collectifs majeurs comme les ONG mondialisées, les grandes entreprises, les gangs transnationaux ou les métropoles… mais les États n’ont pas disparu pour autant ! La recherche urbaine a beaucoup travaillé sur l’articulation de ces flux et des territoires (par exemple la migration, ou la financiarisation), ainsi que sur les différenciations et les inégalités qui s’en suivent en lien plus ou moins étroit avec les transformations du capitalisme. Certains chercheurs, comme Neil Brenner1, mettent l'accent sur les processus d'urbanisation liés au capitalisme et aux flux. Ceci les conduit à rejeter les capacités politiques des groupes et des sociétés urbaines. D'autres insistent sur la formation d’acteurs collectifs et les capacités et gouvernances différenciées des métropoles, la formation des groupes sociaux à des échelles enchevêtrées ou les trajectoires de types de villes (villes superstar, villes européennes, métropoles asiatiques).
     
  2. La production de données, les macro données. Les économistes et géographes économiques d’une part, les experts des données d’autre part produisent des analyses plus systématiques sur les phénomènes d’urbanisation, de développement économique, de réseaux ou de ségrégation. Les sociologues peuvent travailler à différentes échelles, du quartier à la ville, et penser l’agrégation des réseaux. Enfin, la montée en puissance du numérique déstabilise les organisations et change les règles du jeu. Plus largement, les villes sont des concentrations de technologie. Le déploiement de ces technologies (de l’algorithme à la production de services, des jumeaux numériques aux voitures autonomes, des capteurs aux dispositifs de surveillance) produit des masses de données — y compris environnementales — qui vont nourrir les tentatives de planification décentralisée ou sur le modèle de big brother. Cela requiert des investissements très lourds et la finance des infrastructures est un domaine en pleine expansion.
     
  3. La crise climatique et la prise en compte de l’anthropocène entrainent la prise en compte systématique des questions d’environnement, d’alimentation, de catastrophe, d’inégalités, de raréfaction des ressources, de risque d’effondrement de certaines métropoles, d’investissement dans les infrastructures. L’influence des STS (science and technologies studies) a été majeure pour penser, analyser, mesurer les infrastructures, la pollution, la dimension matérielle des villes. Les circulations de virus (SARS, Covid…) sont des bons exemples à la fois d'interdépendances entre les villes, des capacités de mobilisation (politiques ou sociales), et des nouveaux enjeux de la recherche qui associent conditions de vie urbaine et santé ou profil psychologique. Les collaborations se renforcent avec les sciences du vivant.
     
  4. Enfin, la prise en compte de cas de villes de plus en divers (localisation géographique, taille) a remis en évidence la question urbaine comme une question de dynamique entre ce qui est légal et formel et ce qui ne l’est pas, la prise en compte des trafics, des mafias, des ordres politiques et sociaux qui s’inventent pour le meilleur et pour le pire, qui combinent différentes dimensions légales ou pas. En parallèle, le rôle des polices, des technologies de contrôle et de surveillance devient centrale dans les transformations urbaines, la production d’inégalités et la vie des citoyens ou des visiteurs.

En quoi la comparaison permet-elle un renouvellement des études urbaines ?  

L’objectif du Handbook est de promouvoir la comparaison, imparfaite souvent, comme brique de base pour structurer la recherche urbaine qui devient de plus en plus mondialisée. La recherche critique comparative a mobilisé les questions de genre, de postcolonialisme pour renouveler la question des inégalités, de la ségrégation, mais aussi de l’urbanité, du vivre ensemble, de la fabrique urbaine de sociétés très différenciées. Une avancée majeure a été de ne plus simplement regarder les villes globales mais de multiplier les recherches sur des villes ordinaires, comme le dit ma co-éditrice Jenny Robinson, sur différents continents pour penser d’autres théorisations et types d’enquêtes.

Le monde académique des études urbaines a été dominé d'abord par les universités européennes traditionnelles, puis par les universités américaines modernes créées au xixe siècle. Le fait que l'anglais soit devenu le véhicule intellectuel de la mondialisation de la recherche a renforcé la puissance des universités d'élite riches nord-américaines et européennes. Mais la mondialisation de la recherche urbaine a lieu de plus en plus dans les universités d'Asie (y compris la Chine), d'Amérique du Sud, d'Afrique et dans les contextes post-socialistes. La comparaison permet aussi  de montrer l'héritage des études urbaines  dans différentes zones géographiques, y compris les concepts, les méthodes, les forces et l'originalité de la recherche émanant d'un éventail de contextes géographiques différents. En d'autres termes, le domaine des études urbaines devenant de plus en plus global, ce Handbook est une contribution à l'élaboration d'un champ de recherche urbaine comparative global.

Dans un monde urbain plus varié, plus diversifié, les unités d'analyse urbaine, quelles qu'elles soient, ne peuvent plus être considérées indépendamment les unes des autres, mais s'inscrivent clairement dans des processus plus larges de mondialisation, de relations, d’interdépendances qui donnent lieu à une myriade de formations territoriales, dont les différents types de villes et de métropoles. Dans un monde en expansion de comparaisons urbaines imparfaites et innovantes, l'imagination est de mise et la gamme d'expériences en termes de questions de recherche, de conception et de méthodes, ainsi que d'objets et de processus à comparer, est en augmentation. Ce Handbook fait le point sur un certain nombre d'initiatives de ce type. Il vise à encourager une imagination comparative qui prenne en compte et réponde de manière créative aux questions de chevauchement d'échelles, de relations de pouvoir complexes et de connexions prolifiques.

Quelles sont les innovations proposées dans l’ouvrage en termes de research design et quelles sont les perspectives de recherche que cela ouvre ?

La recherche comparative se développe de différentes manières avec différents degrés d'abstraction. La plupart des chercheurs tentent d'articuler les concepts construits dans le cadre de cette comparaison avec :

  • un certain degré d’attention aux processus empiriques de mobilité, de circulation, de connexion ;
  • la variation, l'hybridité et les différences associées à des contextes particuliers ;
  • certains processus plus généraux et quantifiables.

Selon les répertoires théoriques mobilisés, cette articulation peut prendre des formes très différentes, impliquant différents niveaux d'abstraction et suggérant des questions de recherche contrastées. Certains spécialistes des villes privilégient des approches inductives ascendantes mettant l'accent sur les différences et les singularités, tandis que d'autres s'intéressent davantage à l'identification et au suivi des processus plus larges opérant à différentes échelles (du quartier aux régions urbaines globales). En sociologie urbaine, par exemple, l'utilisation de méthodes mixtes pour étudier la ségrégation ou l'inégalité est devenue une tendance déterminante du domaine. La contribution de Rob Sampson montre bien l’intérêt de l’analyse de réseaux par quartier puis leur agrégation à l’échelle d’une métropole, afin de comparer la transmission de la pauvreté dans différents quartiers, par exemple, ou « la transmission intergénérationnelle du contexte », qui est importante pour éviter la conceptualisation purement constructiviste du contexte.

Le Handbook présente explicitement une série d'approches méthodologiques différentes, à la fois plus positivistes et plus constructivistes. L’ouvrage met aussi l'accent sur la remise en question critique des catégories reçues et sur des méthodes innovantes pour rendre compte des processus dynamiques et fluides, des formes d'action collective stabilisée et institutionnalisée, ou des efforts ethnographiques patients pour construire des aperçus minutieux d'expériences et de situations urbaines spécifiques. Il met également en évidence les forces de la recherche quantitative rigoureuse, des comparaisons qualitatives contrôlées conventionnelles et des efforts pour comprendre les processus causaux explicatifs, des méthodes qui sont centrales en science politique, en sociologie, dans certains domaines de la géographie économique et dans divers contextes académiques.

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Patrick Le Galès
Chercheur en science politique et en sociologie au Centre d'études européennes (CEE)